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UNE ENTREPRISE EN DIFFICULTE.
Michel Fustier


Monsieur Chatard, tranquillement parti passer ses vacances en Afrique, a été capturé par des "rebelles" et gardé prisonnier pendant treize mois sans aucun contact avec les siens... Pendant sa captivité, il s'est beaucoup inquiété, en particulier, du sort de son entreprise, qui lui a déjà causé nombre d'ennuis. Une fois revenu, il constate, ô surprise, que les choses ne se sont pas si mal passées.

1 (Monsieur Chatard domine ... )
BRIGITTE - Tu ne vas pas reconnaître ton bureau, je n'ai pas eu le temps ...
MONSIEUR CHATARD - Mais enfin, qu'est ce qui s'est passé? Où a-t-on mis toutes mes affaires 7 ... Ça par exemple!
BRIGITTE - Attends, je vais t'expliquer ...
MONSIEUR CHATARD - Vous avez dû aussi vendre les meubles? Mon bureau Louis XVI et mes fauteuils anglais ...
BRIGITTE - Mais non.
MONSIEUR CHATARD Je m'attendais à tout, sauf à ça... Tu me caches quelque chose!
BRIGITTE - Je ne te cache rien. Je les ai simplement fait mettre de côté à la réserve.
MONSIEUR CHATARD - Ah bon! Pourquoi ?
BRIGITTE - J'avais peur de les abimer.
MONSIEUR CHATARD - Tiens donc: comment ça ?
BRIGITTE - J'ai trouvé qu'il était plus commode que je m'installe ici.
MONSIEUR CHATARD - T'installer ici? Pourquoi y faire quoi? Et ma bibliothèque, avec tous mes...
BRIGITTE - Elle, j'ai préféré la renvoyer à la maison... Oui, quand j'ai vu que ça risquait de s'éterniser..
MONSIEUR CHATARD - Tu es bien aimable!

2-
BRIGITTE - Ecoute, papa, tu ne te rends pas compte. Avec tout le reste de la famille, je me faisais déjà beaucoup de souci pour toi. Nous sommes restés si longtemps sans nouvelles... Mais moi, de fait, j'avais aussi un autre gros souci, qui était de faire tourner la boite: est-ce que ce n'était pas la meilleure façon de penser à toi ...
MONSIEUR CHATARD - De faire tourner la boite. Mais si je me souviens bien, ton boulot, c'était la promotion des ventes!
BRIGITTE - Tu penses bien que tan absence a reposé taus les problèmes ...
MONSIEUR CHATARD - Pour faire tourner la boite il y avait tout de même Monsieur Ségurot. Alla. Ça allait de soi. J'avais toute confiance en lui.
BRIGITTE - Monsieur Ségurot n'est plus ici.
MONSIEUR CHATARD - Il est parti ?
BRIGITTE - C'est à dire que... Oui, il est parti.
MONSIEUR CHATARD - Mais c'est une catastrophe ... Qu'est ce qui s'est passé?
BRIGITTE - ~Mais rien de grave... Je t'assure. Il a été congédié.
MONSIEUR CHATARD - Comment ases-tu dire que ça n'est pas grave! Congédié: mais par qui, Bon Dieu de bois!
BRIGITTE - C'est à dire que... par moi.
MONSIEUR CHATARD - Allons bon! Dis donc, tu en as de bonnes: congédier Ségurot !
BRIGITTE - J'aurais bien voulu t'y voir, à ma place ...
MONSIEUR CHATARD - A ta place, à ta place... Tu l'as congédié: mais avec quels pouvoirs ?
BRIGITTE - Moralement, avec l'appui de la famille. Ni Jacques ni François ne pouvaient quitter leur situation ... "Puisque tu es la seule à travailler dans l'entreprise, débrouille-toi." Juridiquement, tu m'avais laissé une procuration.
MONISEUR CHATARD – Je ne t'ai jamais laissé de procuration!
BRIGITTE - Si: Pour recevoir les lettres recommandées.
MONSIEUR CHATARD - Pour recevoir les lettres recommandées, mais pas pour congédier Ségurot.
MONSIEUR CHATARD - Tu ne l'avais pas précisé, que c'était pour les lettres recommandées ... En fait je pouvais faire n'importe quoi.
MONSIEUR CHATARD - Je vois bien: tu as fait n'importe quoi. Ça m'apprendra à signer les papiers sans les regarder ... Elizabeth !
BRIGITTE - Ce n'est pas la peine, elle n'est plus là.
MONSIEUR CHATARD - Comment, elle-aussi... !
BRIGITTE - Mais non: je veux simplement dire qu'elle ne travaille plus ici.
MONSIEUR CHATARD - Ah !
BRIGITTE - Elle est maintenant sous les ordres de Lhomais qui a pris en charge tous les problèmes administratifs et financiers. Elizabeth est partie là-bas avec tous les dossiers dont tu t'occupais personnellement.
MONSIEUR CHATARD - Je suppose que je n'ai rien à dire. Qu'est-ce que je vais faire, moi, sans secrétaire?
BRIGITTE - Tu peux bien la faire revenir si tu veux. Mais tu comprends bien qu'ayant été avertis seulement avant-hier par le premier ministre que tes ravisseurs te libéraient, nous ne pouvions pas, d'un coup de baguette magique, te restituer ta boite dans l'état où tu l'avais laissée.
MONSIEUR CHATARD - Evidemment. Mais tu avoueras tout de même...
BRIGITTE - Peut-être que tu ne l'as pas fait exprès: mais cette procuration, c'était providentiel. Tu te rends compte: le gérant et associé majoritaire de la boite a disparu dans les sables de l'Afrique... C'était la paralysie totale.
MONSIEUR CHATARD - M:ais justement, Ségurot avait les pouvoirs nécessaires, la signature.
BRIGITTE - Je t'expliquerai ce qui s'est passé avec Ségurot... Mais sans ton pouvoir P et T, on n'avait qu'une ressource, c'est de faire nommer un Syndic par le tribunal.

3
MONSIEUR CHATARD - Tu n'y penses pas ... Mais alors?
BRIGITTE - J'ai demandé conseil à Monsieur Bétoux... la banque a marché ...
MONSIEUR CHATARD - Et ne vas pas me dire que tu as pris la direction de la boite!
BRIGITTE - C'est un grand mot... Mais pratiquement, oui.
MONSIEUR CHATARD - Bon dieu de bon dieu... Mais tu es la dernière...
BRIGITTE - Merci Peut-être la dernière: mais en fait la seule.
MONSIEUR CHATARD - Mais c'est une catastrophe. Tu n'y connais rien, tu n'as absolument pas été préparée à ça... Excuse-moi, mon petit, il faut une expérience, des compétences, une autorité ... Alors où en sommes-nous: règlement judiciaire? Dépôt de bilan?
BRIGITTE - Mais pas du tout... Je ne te dirai pas que ça va très bien: mais ça va... bien. Mieux en tout cas qu'à ton départ, excuse-moi à ton tour...
MONSIEUR CHATARD - Vraiment ?
BRIGITTE - Mais oui, je t'assure
MONSIEUR CHATARD - Puisque tout s'est bien passé, j'aurais tort de... Mais c'est la surprise qui me.... Moi je pensais que Ségurot ...
BRIGITTE - Si j'avais laissé faire Ségurot! ...Oh bien sûr, il s'est cru indispensable et, en ne te voyant pas rentrer, il s'est mis à promener partout sa pagaille et sa suffisance... Nous avons été tous bien embarrassés!
MONSIEUR CHATARD - J'aurais été plus tranquille si j'avais su que Ségurot... Mais alors qu'est ce qui s'est passé avec lui?
BRIGITTE - Je viens de te le dire: il s'est mis à jouer au chef et à faire n'importe quoi en engueulant tout le monde. Ça devenait intenable et catastrophique... Tu comprends, moi, de mon poste de promotion des ventes, j'en voyais des choses! Il fallait absolument prendre une décision... Et en plus, tu savais qu'il faisait des ventes sans factures pour son propre compte?
MONSIEUR CHATARD - Qu'est-ce que tu chantes?
BRIGITTE - C'est bien ce que je pensais: tout le monde le savait, sauf toi... On a fait une petite réunion de famille et on s'est mis d'accord... J'avais mon pouvoir P et T : j'ai pris Ségurot sur le fait et je l'ai viré.
MONSIEUR CHATARD - Tu vois, de loin, j'ai tout imaginé ... Mais ça ! Je t'assure que pendant cette longue captivité j'ai eu peur pour moi, bien entendu ... Mais la nuit, quand j'entendais les chacals qui frôlaient la tente, et le vent de sable qui soufflait interminablement, je me demandais comment vous pouviez vous en tirer, ce qui était arrivé. Et alors avec cette procuration pour les P et T ...
BRIGITTE - Tu vois: j'ai pu prendre toutes les décisions nécessaires... Il a bien fallu que je me débrouille. D'ailleurs le personnel me soutenait à fond.

4 (Monsieur Chatard s'informe ... )
MONSIEUR CHATARD - Ma petite Brigitte, je n'ai pas besoin de te dire combien je suis content d'être rentré, de te revoir... Mais tout ce que je trouve ici me stupéfie: il faut que je m'y fasse... Mais quand même Elizabeth: avec tous les dossiers confidentiels... J'ai toute confiance en Lhomais, mais tout de même!
BRIGITTE - Tu as toujours eu la manie du secret. Le temps que tu perdais à vouloir faire toi-même des tas de petites choses dérisoires!
MONSIEUR CHATARD - Si cela me fait plaisir de les faire! Et tu me dis que la boite tient encore debout?
BRIGITTE - Bien mieux que ça: je compte que nous allons faire un bon petit bénéfice cette année ... En plus évidement de tes treize mois de tes appointements que nous avons religieusement mis de côté.
MONSIEUR CHA TARD - Mais comment est-ce que vous avez bien pu faire? Quand vous m'avez dit que tout allait bien, hier à mon retour, j'ai cru que c'était simplement pour ne pas gâcher nos retrouvailles. Mais alors c'est vrai: vous avez tenu le coup?
BRIGITTE - Mais oui.
MONSIEUR CHATARD - Et c'est toi qui, de mon bureau transformé en...
BRIGITTE - En poste de commandement si tu veux, ou en salle des cartes ...
MONSIEUR CHATARD - Avec cette immense table de bois blanc: quelle idée ?
BRIGITTE - C'est là que nous avons tenu tous nos petits conseils, après le départ de Ségurot.
MONSIEUR CHATARD - Vos conseils? Avec qui ?
BRIGITTE - Eh bien, essentiellement avec Madame Drouly, avec Broutin, avec Lhomais, avec Jean Laplanche, avec Elizabeth... Colonou aussi quelquefois ... Tu comprends que cette table de bois blanc, c'était plus commode que ton bureau Louis XVI. Et puis, si nous l'avions abimé, tu en aurais fait une maladie.
MONSIEUR CHATARD - Qu'est-ce que Colonou venait faire là-dedans?
BRIGITTE - Il nous a beaucoup aidés, à sa façon. Il n'est pas idiot... Tu sais, on a tous senti passer le vent du boulet... Il a mis sa centrale dans sa poche, avec son mouchoir par-dessus.
MONSIEUR CHATARD - Moi, je ne fais aucune confiance à ces gens-là... Si tu savais toutes les histoires que j'ai eues!
BRIGITTE - Oh tu sais, j'ai appris à me méfier des étiquettes.
MONSIEUR CHATARD - Moi je me suis toujours plus méfié de ces gens-là que des étiquettes.
BRIGITTE - Je sais bien... Mais, quelquefois, sous l'étiquette ...!
MONSIEUR CHATARD - Bon, passons. Et alors tu dis... Mais qu'est-ce que tu pouvais bien faire ici avec Elisabeth, Laplanche... et les autres.
BRIGITTE - Oh, ça n'est pas difficile. Après le départ de Ségurot, je ne savais rien ou pas grand-chose: eux ils savaient tout... Chacun de son côté n'en savait qu'un tout petit peu, mais tous ensemble, ils savaient tout... enfin 95% de tout. Alors quand il fallait prendre une décision, je sifflais, ils venaient, on faisait le point, on cherchait des solutions, on décidait: et hop, exécution!
MONSIEUR CHATARD - Mais dis donc, ce sont les méthodes de la gauche révolutionnaire. Vous avez dû en perdre un de ces temps!
BRIGITTE - Mais non. Ça leur a donné une espèce de gravité...
MONSIEUR CHATARD - C'est paradoxal!
BRIGITTE - Tu sais, pour faire un boulot sérieux, il faut pouvoir se marrer un peu. Ils étaient tous passionnés. Lhomais n'en dormait plus: et quelquefois, le matin, il venait me dire: vous savez, Mademoiselle Brigitte, j'ai pensé cette nuit que ce serait encore mieux si... Il a été merveilleux Lhomais.

5
MONSIEUR CHATARD - Vont peut-être pas être tellement satisfaits de me voir revenir. Quand je pense à toutes les mauvaises habitudes que tu vas leur avoir données... Et tu me dis que cette année nous allons... enfin vous allez faire du bénéfice?
BRIGITTE - Mais oui.
MONSIEUR CHATARD - Après amortissement ?
BRIGITTE - Evidemment. Je vais même me donner le luxe de dégraisser les stocks de tous les rossignols que tu traînais depuis l'affaire Noisans.
MONSIEUR CHATARD - Ah bon! Quand je pense que là-bas, moi, je me faisais un sang d'encre.... Mais, dis donc, le personnel, tu t'entends bien avec eux? Moi, je les trouvais plutôt en arrière de la main... J'avais même fini par les prendre en grippe. Je me demande comment tu as fait pour ... en tirer quelque chose;
BRIGITTE - Ah ça, ils en ont mis un coup. Mais je m'entends parfaitement bien avec eux... Avec Elizabeth, j'ai eu quelquefois des problèmes ...
MONSIEUR CHATARD - Avec Elizabeth ?
BRIGITTE - Justement parce t'est tellement dévouée... Alors de temps en temps elle se braquait: votre père n'aurait pas aimé ça, mademoiselle Brigitte ...
MONSIEUR CHATARD - Peut-être qu'elle avait raison.
BRIGITTE - Oh ça, il est certain que j'ai fait des choses qui ne t'auraient pas plu. Ça lui est arrivé de traîner les pieds...
MONSIEUR CHATARD - Mais vous allez faire combien, de bénéfices ?
BRIGITTE - Oh rassure-toi: pas énorme... dans les un million deux cent peut-être.
MONSIEUR CHATARD – Ah, tout de même! Mais ce serait une de nos meilleures années depuis bien longtemps. Tu es sûre de ne pas t'être trompée dans tes calculs?
BRIGITTE - Tu sais, je suis devenue assez forte en comptabilité. Grâce à Bétoux.
MONSIEUR CHATARD - Ecoute, avec tout ça, je ne sais même plus où m'asseoir dans mon propre bureau... Un million deux cent mille!
BRIGITTE - Tu veux que je te fasse ramener un de tes fauteuils?
MONSIEUR CHATARD - Je me demande si ça en vaut la peine...
BRIGITTE - Papa, ne sois pas ridicule... Tiens, pour le moment je te débarrasse cette chaise.
MONSIEUR CHATARD - Merci. Mais au point où nous en sommes, je voudrais quand même comprendre ce qui s'est passé pour que ...
BRIGITTE - Très bien... Je vais essayer de t'expliquer. Mais avant, je voudrais que tu me dises que tu ne m'en veux pas...
MONSIEUR CHATARD - Je serais bien ingrat... Pas du tout!
BRIGITTE - Ce n'est pas l'impression que j'ai eue... Tu sais, j'ai fait ce que j'ai pu, comme j'ai pu. Et ça n'a pas trop mal réussi... enfin, je crois.
MONSIEUR CHATARD - Pardonne-moi. Mais, tu sais, quand on a toujours pensé les choses d'une certaine façon et qu'on voit que d'une toute autre façon... Maintenant, je me sentirais plutôt un peu bête. Explique-moi.

6
(Brigitte domine)V
BRIGITTE - Au début, quand on ne t'a pas vu revenir tout de suite, on a un peu hésité: il y avait tout de même des dispositions urgentes à prendre...
MD1ŒIEUR CHATARD - Je pense bien.
BRIGITTE - On s'est même un peu affolés... Je suis venue dans ton bureau, Elisabeth m'a donné les clés et j'ai regardé dans tes tiroirs... Ça n'était pas très en ordre
MONSIEUR CHATARD - Tu sais, moi, c'est là que je range les choses, dans ma tête.
BRIGITTE - Oui, mais tu l'avais emmenée avec toi... Il y avait donc tout un tas de papiers que j'ai essayé de classer tant bien que mal pour tenter de comprendre où tu en étais... Mais ce qui m'a surtout frappée c'est un article de journal que tu avais découpé avant de partir: "Comment redresser une entreprise: les dix commandements des super-patrons".
MONSIEUR CHATARD - Tiens, je ne me souviens pas.
BRIGITTE – Ça devait quand même te travailler pour que tu l'aies découpé. En tout cas, moi, ça m'est apparu comme quelque chose de ...très significatif, si tu veux... J'étais tellement embarrassée. Ségurot commençait à s'agiter, la banque ne dissimulait pas son inquiétude, il y avait des difficultés avec Richard...
MONSIEUR CHATARD – Ah! Celui-là: il ne nous aura pas laissé de répit!
BRIGITTE - Et la famille me disait: tu as la procuration, alors démerde-toi. Bref j'ai lu attentivement le papier et j'ai appliqué. Bêtement. Premier commandement: faire un diagnostic sérieux... Bon, là, j'avoue que j'étais prise de court: j'ai été un peu légère au début... J'ai dû corriger par la suite. Deuxième commandement: changer l'équipe de direction... Bien. Toi, tu n'étais plus là, c'était déjà un commencement...
MONSIEUR CHATARD - Merci pour lui !
BRIGITTE - Je parle très objectivement: c'est un fait, tu n'étais plus là. Quant à Ségurot, il suffisait d'une chiquenaude pour le pousser dehors.
(CMONSIEUR CHATARD - Tu as eu des preuves ·
BRIGITTE - Oh, moi je n'ai pas eu de peine à savoir: j'ai vécu dans le bocal.
MONSIEUR CHATARD - Dans le bocal ?
BRIGITTE - Je veux dire, je suis comme un poisson dans l'eau. Je sais tout.
MONSIEUR CHATARD - Je comprends... .J'espère que tu ne lui as pas versé d'indemnité.
BRIGITTE - Mais bien sûr que non... Toi et lui, ça faisait déjà deux. Pour que le changement soit significatif il m'en fallait un troisième: André bonhomme voulait partir en retraite... Qu'à cela ne tienne. A partir de ce moment-là, Broutin a coiffé l'usine... Il a été parfait. Broutin. Lhomais donc a pris la responsabilité de toutes les questions administratives et financières... avec Elisabeth pour l'aider... Tu comprends, moi je tape à la machine, je n'ai pas besoin de secrétaire... C'est très objectif, ce que je dis là, je ne te cherche pas. Et d'ailleurs, je me suis pratiquement complètement consacrée aux représentants: c'est ce qu'il y avait de plus urgent. On a fait équipe avec Jean Laplanche... Les produits, les clients, tu comprends?
MONSIEUR CHATARD - Mais alors, qui assurait la direction?
BRIGITTE - Mais moi, le matin de sept à neuf. Largement suffisant.
MONSIEUR CHATARD - Ah, bien! Tu travailles vite...

7
BRIGITTE - Je ne m'embarrasse pas de détails... C'était donc le troisième commandement: changer les structures. Quatrième commandement: parler avec le personnel, lui dire la vérité... Ça a été d'autant plus facile que tu n'étais plus là... Je veux dire qu'ils étaient tous sous le choc... de ton absence. Et puis moi je les connais tous: tu penses... Bref, l'ambiance a complètement changé. Ils t'aiment beaucoup, tu sais.
MONSIEUR CHATARD - Oui, d'après ce que tu me dis, je sens ça. De loin.
BRIGITTE - Oh, bien sûr: de près ils connaissent tellement bien tes petits défauts. Ils ne voient plus que ça. Mais, ça ne change rien à leurs sentiments profonds... Même avec Colonnou - cinquième commandement; fermeté à l'égard des syndicats - ça s'est très bien passé. Broutin lui a confié la responsabilité des achats...
MONSIEUR CHATARD - Mais vous êtes fous à lier!
BRIGITTE - Si tu savais comme ça marche bien... Avec son esprit rigoureux et entêté: jamais les fournisseurs ne se sont sentis mieux tenus. Lhomais songe même à lui demander un peu de son temps pour récupérer les créances difficiles... Elisabeth est beaucoup trop gentille pour ça.
MONSIEUR CHATARD - C'est le monde à l'envers!
BRIGITTE - Tu sais, quelquefois il faut savoir marcher sur les mains. Et puis l'envers et l'endroit sont des notions relatives. En tout cas, en matière d'économies et de coûts financiers - septième et huitième commandements - tout ça nous a fait un joli gagne à manquer ...
MONSIEUR CHATARD - Qu'est-ce que c'est que cette expression?
BRIGITTE - C'est l'inverse de manque à gagner... C'est Broutin qui a inventé le mot dans une de nos séances de créativité...
MONSIEUR CHATARD - Ah, parce que vous avez aussi fait des séances de créativité!
BRIGITTE - Oui. Gagne à manquer, tu ne trouves pas ça joli? Et quand le mot est inventé, la chose arrive.
MONSIEUR CHATARD - Tu as bien de la chance ...

8
BRIGITTE - Tu ne vas pas me le reprocher ... Quant au sixième commandement...
MONSIEUR CHATARD - Quel sixième commandement: œuvre de chair ne désireras... ?
BRIGITTE - Mais non. Le sixième commandement des redresseurs d'entreprise: la gamme de produits allègeras... Là, je vais te faire de la peine.
MONSIEUR CHATARD - Parce que tu t'imagines que jusqu'à présent... ! Enfin si tu me garantis vraiment qu'il va y avoir du bénéfice... Vas-y, dis-moi tout ... Tu as supprimé le Diabolo?
BRIGITTE - Tu vois que tu le savais.
MONSIEUR CHATARD - C'est le seul produit qui nous restait de ton grand-père!
BRIGITTE - Ecoute: nous avons eu une offensive terrible de Jeremy: je n'allais pas gâcher toutes nos maigres ressources à nous battre contre lui, avec son décapeur hyper-performant... Quand l'ennemi attaque, dérobez-vous... J'ai préféré soutenir Tricknet qui faisait une bonne percée et qui avait une autre marge bénéficiaire que Diabolo.
MONSIEUR CHATARD - Mais tous nos stocks?
BRIGITTE - Je les ai bradés à prix coûtant à Leclerc. Ça m'a fait de la trésorerie.
MONSIEUR CHATARD - Je n'en reviens pas; tu as pris plus de décisions en treize mois que moi en quinze ans.
BRIGITTE - Tu vois, sans vouloir te critiquer, je crois Quand même qu'il avait un petit arriéré de décisions à prendre... J'ai aussi stoppé la construction du nouveau magasin... enfin, ils venaient à peine de commencer les fondations...
MONSIEUR CHATARD - Mais alors ?
BRIGITTE - Le poids de nos dettes aurait été vraiment trop lourd. Deux fois le capital: ça dépasse les ratios les plus audacieux.
MONSIEUR CHATARD - Comment sais-tu ça ?
BRIGITTE - Avec Lhomais et Elizabeth nous avons regardé la chose de très près... Tu as de très bons bouquins de gestion dans ta bibliothèque.
MONSIEUR CHATARD - Naturellement! ...Ah oui: lesquels 7
BRIGITTE - Le Depallens, en particulier.
MONSIEUR CHATARD - Je ne me souviens pas.
BRIGITTE - Ca m'étonnerais que tu aies eu la patience de les lire! Et puis en réalité, l'entrepôt, après la suppression de Diabolo, nous n'en avions plus besoin.
MONSIEUR CHATARD - Evidemment, c'est une bonne raison.

9
BRIGITTE - J'ai préféré mettre un peu d'argent à la formation du personnel.
MONSIEUR CHATARD - Ca, c'est un piège à bécasses... Pardonne-moi!
BRIGITTE - Oh rassure-toi: pas de la théorie, du concret. Maintenant dans les ateliers, quand quelque chose ne va pas, au lieu de ronchonner dans leur coin, ils le disent... Tu vois c'est ça, ma formation: ça ne va pas bien loin. Mais rien que ça, c'est énorme. Et les contremaîtres, au lieu de leur foutre leur pied au cul, ils les écoutent: ce qui est non seulement énorme, mais prodigieux!
MONSIEUR CHATARD - Tu ne me feras pas croire que Lucas... (le téléphone sonne )
BRIGITTE - Excuse-moi. (elle décroche) Oui, c'est moi... Mais c'est très simple: vous prenez le T 43 et vous remplacez le 10 par le I2. Vous déduisez les remises: la grossiste et la spéciale, vous ajoutez les frais et vous calculez la T V A sur le tout .Vous voulez que je répète. Bien! ....Oui il est là (elle jette un regard à son père). Oui, il va bientôt descendre. (elle raccroche) Tu vois, ils t'attendent. Où est-ce que j'en étais? Ah oui... Non, je ne te ferai pas croire que Lucas ... D'autant plus que Broutin a remis aussi un peu d'ordre à la base et Lucas s'est fait virer... en application du troisième commandement.
MONSIEUR CHATARD - Tu m'en diras tant! Tu as fait un de ces ménages.
BRIGITTE - Nous autres, femmes, .ça' nous connait, le ménage.
MONSIEUR CHATARD - Et Colonnou n'a rien dit?
BRIGITTE - Lui? Il m'aurait plutôt encouragé: d'être responsable des achats, ça a complètement changé sa perspective.... Après quoi, je t'assure que la qualité a fait un bond comme ça! On commence à le sentir, même dans les réactions des clients. Et puis sur les économies, ça n'est pas sans conséquences.
MONSIEUR CHATARD - Et alors où en sommes-nous ?
BRIGITTE - Eh bien, je te l'ai dit: ça repart et l'année prochaine ça ira encore mieux.
MONSIEUR CHATARD - Non, non, où en sommes-nous dans la mise en œuvre de tes commandements: au dixième, si j'ai bien compté?
BRIGITTE – Ah, mais le dixième, c'était justement celui-là: la Qualité.
MONSIEUR CHATARD Tu ne trouves pas que ça suffit. Oh, moi je suis très content comme ça. Mais tu m'avais l'air si bien partie.
BRIGITTE - Ne te moque pas de moi. J'ai appliqué bêtement, comme ça, en faisant les choses les unes après les autres: et puis, je n'y peux rien, ça marche. Ce papier dans ton tiroir, tu vois, j'ai considéré que c'était comme des consignes que tu m'avais laissées...
MONSIEUR CHATARD - Tu voudrais me faire endosser la responsabilité de tout ce que tu as fait! Ce papier, non seulement je ne m'en souvenais pas, mais je ne l'aurais certainement pas lu... Je mets comme ça de côté des choses qui me tirent l'œil, et puis...
BRIGITTE - Tu vois comme ça s'est bien arrangé! Et puis il y a une chose qu'il faut que je te dise: ton histoire d'enlèvement, ça nous a fait une publicité du tonnerre. Je t'assure. Les ventes ont fait un bond toutes seules... Quand j'ai vu ça, j'ai même embauché une attachée de presse pour maintenir la pression le plus longtemps possible... Tu ne m'en veux pas?
MONSIEUR CHATARD - Je ne je serais jamais douté que je puisse être plus efficace absent que présent.

BRIGITTE -En tout cas, je t'assures que tu as bien mérité tes appointements .
.MONSIEUR CHATARD - Tu veux que je reparte?
BRIGITTE - Ne fais pas la coquette. J'ai simplement profité de tous les courants ascendants.

10
( Brigitte ramasse les morceaux ... )
MONSIEUR CHATARD - Après tout, tu as bien fait... Encore une fois, je me sens tout bête... Pardonne-moi: tout à l'heure, tout ce que tu avais changé, ça m'a fait un choc. Et puis toute cette histoire, ça m'a quand même rendu un peu nerveux. Alors quand je suis entré dans mon bureau vide! Je m'imaginais que rien n'avait bougé pendant mon absence... Quand on s'accroche à ses souvenirs... Mais que veux-tu, je ne puis que m'incliner devant les faits. Et même... En somme si je n'avais pas été enlevé... Tu vois: Ta pauvre mère n'aurait pas manqué de dire que c'était la Providence
BRIGITTE - Tu déconnes sec.
MONSIEUR CHATARD - Tu ne trouves pas ?
BRIGITTE - Tu sais ce qu'il m'est arrivé, à moi, de penser quelquefois, dans le merdier où tu m'avais laissée?
MONSIEUR CHATARD - Dis toujours.
BRIGITTE - Que tu en avais eu marre après toutes les difficultés que tu avais connues et que tu l'avais fait exprès de te tirer pour ne pas voir crever la boite. Ou peut-être pour laisser faire par un autre ce que tu n'avais pas envie de faire toi-même!... C'est idiot ce que je dis là... Mais enfin quelle idée d'aller te promener dans ce coin de l'Afrique?
MONSIEUR CHATARD - Je te laisse quand même le responsabilité de tes interprétations... Mais dis-moi, tu n'as pas de réunion ce matin, de séance de créativité, tu ne vas pas voir tes représentants.
BRIGITTE - Oh! Maintenant que tu es revenu, ça va tout changer. Tu vas reprendre les choses en main.
MONSIEUR CHATARD - Tu parles !
BRIGITTE - Et d'abord il faut que tu ailles faire le tour de la maison, serrer un peu les mains... Et ça m'étonnerait gue le comité d'entreprise ni y aille pas de sa petite fête.
MONSIEUR CHATARD - Je vais avoir l'air malin. Il a suffi que je parte pour que la boite se redresse. Je me sens un peu ridicule... Pour un peu je te le reprocherais.
BRIGITTE - Ne sois pas idiot: d'ailleurs moi, je suis un peu au bout de mon rouleau. Tu ne m'avais donné que dix commandements... La suite, je ne la connais pas... Et puis... je n'ai pas encore eu l'occasion de te le dire, mais Lucien a été nommé à Bourges...
MONSIEUR CHATARD - Qui est Lucien ?
BRIGITTE - C'est mon... fiancé, si tu veux.
MONSIEUR CHA TARD - Ah! Parce que pendant ce temps, tu as aussi trouvé le moyen de ... Vous allez vous marier?
BRIGITTE - Nous ne sommes pas pressés de mettre fin à ma brillante carrière ici... Maintenant que ce n'est plus nécessaire. Mais ce qui est sûr...
MONSIEUR CHATARD - Tu me le présenteras, quand même.
BRIGITTE - Il y a longtemps que ce serait fait si...
MONSIEUR CHATARD - Evidemment... Tout ceci n'est une élégante façon de me dire que je n'ai plus qu'à reprendre possession de mon bureau.
BRIGITTE - Je ne m'y suis jamais installée qu'à titre provisoire.
MONSIEUR CHATARD - C'est à cause de moi que tu t'en vas?
BRIGITTE - Mais pas du tout. J'ai ... des projets professionnels.
MONSIEUR CHATARD - Tu es aussi sage que belle, ma fille... Sais-tu qu'après mon aventure - j'ai beaucoup réfléchi là-bas - j'aurais bien changé un peu de vie.
BRIGITTE - Mais cela ne tient qu'à toi... Pour changer de vie. Il n'est pas nécessaire de courir le monde: ça peut très bien se faire sur place.

11
MONSIEUR CHATARD - Tu crois? Ecoute: de toute façon, je vais aller une quinzaine de jours en montagne me refaire une... santé... Tout le monde comprendra... ? Tu peux bien me donner encore quinze jours?
BRIGITTE - Naturellement. De toute façon, puisque rien ne presse...
MONSIEUR CHATARD - Tu pourrais même embaucher une autre attachée de presse pour exploiter à fond l'émotion de mon retour... Je donnerais des interviews si tu veux... Mais avant que je repointe, tu enverras à la salle des ventes mon bureau Louis XVI et mes fauteuils anglais ...
BRIGITTE - Vraiment !
MONSIEUR CHATARD - C'est dépassé maintenant
BRIGITTE - Tes fauteuils anglais aussi ?
MONSIEUR CHATARD - Oui, pourquoi?
BRIGITTE - Il va falloir que je monte mon ménage... et tes fauteuils anglais...
MONSIEUR CHATARD - Mais naturellement: prends-les. En souvenir... d'un exploit.
BRIGITTE - Merci... Et ici, je te laisse cette grande table de bois blanc.
MONSIEUR CHATARD - Oui: ça me rappellera le désert. Tu sais, rien ne sera plus comme avant... Il faut que je pense encore à tout ça. Tu ne crois vraiment pas que je devrais me chercher un successeur?
BRIGITTE - Tu ne vas pas nous faire des complexes
MONSIEUR CHATARD - Il y a de quoi! Et puis pour moi c'est l'âge, la ménopause.
BRIGITTE - Oh mais dis donc, reprends-toi. Je me demande si c'est tellement bon pour ta santé que tu ailles encore à la montagne brasser des idées noires. Tu devrais te remettre au boulot tout de suite. Tu ne m'as pas l'air en si mauvaise forme... Il y a un autre monde, mais il est dans celui-ci.
MONSIEUR CHATARD - Qu'est-ce que tu veux dire?
BRIGITTE - Allez, viens. Le comité d'entreprise t'attend. Tu vas voir: ils seront si contents que ça te redonnera envie de vivre.