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QUE MILLE FLEURS S'EPANOUISSENT


Josiane, une jeune employée d'administration, commence à sentir peser sur ses épaules la chape d'un travail ingrat et répétitif. Elle décide de donner sa démission avant d'être complètement phagocytée par le système. Mais l'heure de la Qualité a sonné et Geneviève, amie et chef de service de Josiane, la retient en lui confiant la responsabilité d'en animer le développement dans l'établissement

1 (le bureau de Josiane. Josiane est plongée dans ses dossiers. On frappe à la porte)
JOSIANE - Oui!
GENEVIEVE - C'est moi. Je te dérange?
JOSIANE - Mais oui, tu me déranges...
GENEVIEVE - Pardon... Je voulais te parler.
JOSIANE - Ecoute, pas maintenant. D'ailleurs je ne suis pas à prendre avec des pincettes. J'ai encore tout le bordereau de la semaine à terminer et puis tous ces dossiers qu'on vient de m'apporter, naturellement à la dernière minute ...
GENEVIEVE - C'est Doucelin qui les a fait traîner?
JOSIANE - S'il n'y avait que lui! Tout le monde s'en fout ... J'ai une tête grosse comme ça, moi. Et avec Madame Pouillet qui me fait sa grippe mensuelle .Quant à Gisèle, elle n'est tout simplement pas venue cet après-midi. Ce soir je ne me vois pas partie avant huit heures. Qu'est-ce que tu voulais?
GENEVIEVE - Oh rien... Je veux dire: ça peut attendre
JOSIANE - Ah bon. J'aime autant... D'ailleurs, moi aussi, je finirai bien par me décider à te dire des choses à la fin,.. madame Chef.
GENEVIEVE - Tu m'énerves quand tu me parles comme ça! Calme-toi ...
JOSIANE - Que veux-tu: on a beau être copines, tu es mon supérieur hiérarchique. Et quand je suis en rogne, c'est normal que ce soit sur toi que je me passe mes humeurs... Au cas où tu y pourrais quelque chose!
GENEVIEVE - Tu sais bien que je suis coincée de tous les côtés.
JOSIANE - C'est ce que tu me dis toujours. Et en plus c'est toi qui m'as fait entrer dans ce bazar!
GENEVIEVE - Tu regrettes?
JOSIANE - Ecoute, ce n'est pas le moment de me demander ça. Mais d'accord, prenons le temps de parler un peu tranquillement ... Au début de la semaine prochaine, il y aura peut-être une éclaircie.
GENEVIEVE - Veux-tu lundi, au début de l'après-midi?
JOSIANE - Laisse-moi regarder ...Oui. Deux heures et demie: ça te va? Après un bon week-end, j'aurai peut-être un peu décompressé.
GENEVIEVE - J'espère bien. Pour le moment, je préfère te laisser.
JOSIANE - Oui, ça vaut mieux.

2 (Le lundi suivant. Josiane entre dans le bureau de Geneviève)
GENEVIEVE - Alors, tu te sens mieux?
JOSIANE - Oui, ça va mieux ... Hier on a été faire du bateau ... Ça fait du bien! Et madame Pouillet est rentrée bien reposée ce matin. La grande chérie! Elle a même l'air décidée à faire semblant de se fatiguer pendant un jour ou deux...
GENEVIEVE - Assieds-toi... Comment va Louis?
JOSIANE - Louis! Il est en pleine forme. Malheureusement il est déjà reparti. Sa boite l'envoie sur des coups... à droite et à gauche. Mais j'aime mieux un mari suroccupé qu'un mari neu-neu.
GENEVIEVE - Tu ne veux pas un peu de café?
JOSIANE - Si, je veux bien... Tu as de la chance d'avoir ta bouilloire, madame Chef. Nous, on ne peut pas se permettre ça.
GENEVIEVE - (se levant pour préparer le café) Et encore, si j'étais un chef de service du type beau mâle... ou même pas beau, d'ailleurs, je me le ferais même préparer par ma secrétaire, le café. Moi, je n'ai pas ce culot!
JOSIANE - Oh, tu sais, je ne vois pas pourquoi tu te gênes. Alors, qu'est-ce que tu voulais me dire?
GENEVIEVE - (occupée avec sa cafetière) Toi aussi tu voulais me parler... J'aimerais mieux que ce soit toi qui commence.
JOSIANE - Pourquoi?
GENEVIEVE - Parce qu'il n'y a pas pire sourd que celui qui a quelque chose à dire.
JOSIANE - Quelque chose à dire, quelque chose à dire... Si tu veux vraiment le savoir, je crois que je vais me tirer.
GENEVIEVE - Te tirer...Tu veux donner ta démission?
JOSIANE - Exactement.
GENEVIEVE – Ça par exemple!
JOSIANE - Tu ne t'y attendais pas?
GENEVIEVE - Mais enfin, c'est un coup de cafard ou quelque chose de sérieux? Tu ne pourrais pas essayer de m'expliquer?
JOSIANE - Oh, c'est plus sérieux qu'un coup de cafard. Si tu veux savoir, j'ai... (hésitation) j'ai peur.
GENEVIEVE - Peur! et de quoi?
JOSIANE - Oh, pas de toi... Mais tu as bien vu la semaine dernière dans quel état j'étais...
GENEVIEVE - Il y avait une pointe de boulot. Ça arrive à tout le monde, d'être de mauvais poil.
JOSIANE - Oui, mais à moi, ça m'arrive de plus en plus souvent. Je n'étais pas comme ça... Ça me fiche la trouille... Ecoute, je n'ai pas besoin de te faire un dessin: regarde madame Pouillet... Je crois que c'est elle qui me fait peur!
GENEVIEVE - Tiens, voilà ton café ...
JOSIANE - Merci ...
GENEVIEVE - Elle est bien inoffensive, pourtant.
JOSIANE - Ce n'est pas exactement elle qui me fait peur, c'est ce qu'elle est devenue.
GENEVIEVE - Ah! C'est autre chose. Du sucre?
JOSIANE - Oui... J'ai vingt-sept ans et j'ai un tempérament heureux. J'aime parler avec les gens, faire des choses intéressantes, me dépenser. Mais quand je la vois, elle... inerte, agressive, butée...
GENEVIEVE - Que veux-tu qu'on y fasse: il y a trop longtemps que ...
JOSIANE - Justement. Je me dis qu'à cinquante ans il y a bien des chances pour que je sois comme ça.
GENEVIEVE - Il n'y a pas de danger. Je te connais.
JOSIANE - Si justement: il y a danger... Je sens que c'est en train de venir....
GENEVIEVE - Allons donc!
JOSIANE - Mais si. Je la regarde et je me vois dans vingt-cinq ans (elle mime): me rendant à petits pas comptés toutes les deux heures aux toilettes pour me laver les mains, me regardant toutes les cinq minutes le blanc des yeux dans mon petit miroir, étirant au maximum mon travail pour le faire durer plus longtemps, incapable... non, pas incapable... refusant par principe d'accélérer sa cadence quand les dossiers s'accumulent, mieux encore la ralentissant systématiquement, si le boulot devient vraiment urgent, ne trouvant comme distraction que de tomber malade, détestant son travail, ses chefs, ses collègues, ses administrés, se détestant elle-même ... Madame Pouillet! Ecoute-la répondre au téléphone: "Ah, qu'est-ce c'est encore..." Et puis tu as vu comme elle a grossi! Ce qu'elle est malheureuse, cette femme!
GENEVIEVE - C'est avec des madame Pouillet qu'il faut pourtant faire marcher la maison.
JOSIANE - Et c'est en faisant marcher la maison comme elle marche qu'on fabrique des madame Pouillet... Tu vois: tu t'y es résignée.
GENEVIEVE - Je m'y suis résignée! Mais que veux-tu que j'y fasse. Je me sens ici comme un rouage dans l'auguste horlogerie ministérielle: je reçois le règlement d'en haut, je le communique en bas, selon les lois, non de la mécanique, mais de la hiérarchie. Je n'ai qu'une mission, c'est de tourner rond. Ce n'est pas moi qui suis responsable des madame Pouillet.
JOSIANE - C'est bien ce que je dis: madame Pouillet est la victime de ses vingt-cinq ans d'administration... Alors si tu m'as fait rentrer ici avec l'idée de faire de moi une madame Pouillet!
GENEVIEVE - Que tu es bête! Il n'y a pas que des madame Pouillet ici! Et puis, j'aurais voulu la connaître à nos âges, madame Pouillet: elle était déjà comme elle est.
JOSIANE - Tu prends un petit taureau bien fougueux et tu lui plantes vingt-cinq banderilles dans le garrot: tu le verras ensuite se traîner. Et la retraite, c'est la mise à mort!
GENEVIEVE - Si tu penses déjà à la retraite! Alors, c'est ça qui te tracasse: à quoi est-ce que je vais ressembler quand j'aurai cinquante ans?
JOSIANE - Tu ne trouves pas qu'il y a de quoi? Regarde, je vais te montrer! Aujourd'hui je me tiens bien droite, je peux danser, sauter, courir, faire la roue, le grand écart... Eh bien, si je continue à faire ce que je fais, je vais progressivement me raidir, m'atrophier (elle mime) et à cinquante ans je marcherai comme ça (elle marche à petits pas précautionneux) et je pourrai encore remuer un peu le bras droit, et un peu aussi le bras gauche... Mais ma tête sera vissée sur mes épaules, je ne pourrai plus me baisser pour ramasser mon mouchoir. Et ça, peut-être pas physiquement, mais mentalement, c'est sûr... Rigide comme un manche à balai ...

3
GENEVIEVE - Je crois que tu te fais des idées... D'abord, toi, tu as trop de tempérament, je te l'ai déjà dit. Et ensuite, depuis dix ans, les choses ont quand même bien évolué...
JOSIANE - Je n'en sais rien: moi, je vois ce que je vois. Ici, aujourd'hui. Et je sens ce que je sens. Je sens que mon boulot est en train de me détruire Voilà trois ans et demi que je suis dans ton service. Au début, ça m'a passionnée. Au bout de quelque temps j'avais quand même fait le tour du problème: mais comme j'ai un bon naturel, j'ai gardé le moral, même si j'étais quelquefois obligée de m'accrocher à mon crayon... Mais depuis six mois ça ne va plus. Je m'ennuie, je suis en train de devenir une horrible mégère... D'ailleurs je suis d'accord avec toi: si je n'étais pas mariée avec Louis, je ne m'apercevrais peut-être pas de ce qui se passe.
GENEVIEVE - Ah oui! Pourquoi ça?
JOSIANE - Parce que je le regarde et je sens que tous les deux, nous divergeons petit à petit. Sais-tu que sa boite l'oblige à consacrer beaucoup de son temps à sa propre formation... Chaque mois je le vois suivre son petit programme de cours ou partir en séminaire en Angleterre ou aux Etats-Unis!
GENEVIEVE - Naturellement... Toutes les boites ne peuvent pas faire comme I.B.M.... I.B.M. c'est vraiment un cas particulier.
JOSIANE - Oh, pas si particulier que ça... Je n'en demanderais pas tant. Mais moi, ici, je n'ai rien reçu comme formation, à part un vague séminaire bateau sur la communication, dont l'objet était plutôt de nous faire tenir tranquilles que de nous apprendre quelque chose... Ne dis pas le contraire. Et lui, il se passionne de plus en plus pour son travail. Il dit qu'il en a marre: mais ce n'est pas vrai. Chaque jour c'est différent... Il vit sur la corde raide, bien sûr, il prend des risques: mais il a toujours des problèmes nouveaux à résoudre... et le soir, il me raconte ses histoires. J'ai l'impression que chaque année il apprend un métier qu'il ne connaissait pas..
GENEVIEVE - Taratata... Mais le jour où il se fera foutre à la porte, vous serez bien contents d'avoir un salaire assuré.
JOSIANE - Si encore il était un peu plus consistant, mon salaire! Mais lui, avec tout ce qu'il sait, le jour où il se fart foutre à la porte, dans les deux heures il a retrouvé du boulot ...
GENEVIEVE - Ne t'imagine pas que ce soit si facile ...
JOSIANE - Ce qu'il y a de terrible dans l'administration, c'est que lorsque tu y es rentrée et que tu y as fait ton trou, tu ne peux pas en sortir: surtout parce que la tradition empêche qu'on te foute à la porte...
GENEVIEVE - La sécurité de l'emploi, c'est quand même quelque chose.
JOSIANE - C'est un piège à étourneaux. Tu te sens tellement à l'abri que tu finis par te laisser aller. Ça n'est pas mauvais de vivre un peu sous la menace.
GENEVIEVE - Tu peux toujours donner ta démission.
JOSIANE - Au début, oui. Mais ensuite quand tu es bien installée, tranquille, au chaud, ne sachant plus faire que ce que tu fais, ça doit être quasiment impossible. C'est pour ça que je veux me tirer tout de suite... Quand je parle avec Louis, c'est comme s'il sortait du tunnel. Moi, c'est comme si j'y entrais
GENEVIEVE - Tu as quand même dans l'administration des chances de promotion régulière...
JOSIANE - De promotion? Tu veux dire d'avancement, ça n'est pas la même chose. De toute façon je ne suis pas comme toi, je n'ai pas de diplômes... Ma seule chance de progresser dans la vie, c'est mon travail. Alors il faut que je trouve un travail... qui m'apprenne sans cesse des choses nouvelles, qui m'oblige à me former qui me propulse en avant... D'ailleurs, pour ne rien te dissimuler, Louis exerce une forte pression pour que je vous plaque.
GENEVIEVE - Il y a tout de même des fonctionnaires heureux. Moi, je ne me plains pas. Et regarde Bernard... Nous nous entendons très bien tous les deux ...
JOSIANE - Un couple de fonctionnaires, ça peut peut-être marcher... Bernard, c'est un cas! Il s'est fait une petite niche à l'abri des courants d'air et il cultive en paix ses petits hobbies. C'est sa collection de timbres et sa clarinette qui le font vivre, pas son boulot... Tant mieux s'il y en a qui arrivent à en profiter. D'ailleurs c'est bon pour les chefs, ça... Mais les pauvres employés!

IV (le téléphone sonne)
JOSIANE - (décrochant)... Non, c'est moi, Josiane... Oui, elle est ici. Je vous la passe.
GENEVIEVE – (prenant le téléphone) ..... Très bien, donnez-le-moi. Il a déjà appelé trois fois!... Donnez-le-moi vite... Mais oui, monsieur Dussauchoy, c'est moi qui m'occupe maintenant de votre dossier.... On vous a fait attendre.... Excusez-moi, j'etais occupée. Mais si, vous avez tout à fait le droit de me téléphoner, au contraire.... Je sais, monsieur, je sais: je ne peux que vous présentez nos plus réelles excuses, mais personnellement je vous assure que je n'y suis pour rien Que voulez-vous, d'un service à l'autre il peut arriver qu'un dossier se perde: c'est grand ici, il y a beaucoup d'aller et retour. Mais non, les fonctionnaires ne sont pas parfaits: ils font leur possible! Je vous renouvelle nos excuses... mais si: et peut-être que votre dossier n'était pas complet. Si un dossier n'est pas complet , on est alors obligé de faire des vérifications qui prennent beaucoup de temps et d'aller consulter les archives ...Ecoutez, pour vous être agréable, je veux bien essayer d'arranger ça: vous nous reconstituez votre dossier... vous avez bien des doubles? et je m'engage à vous le faire passer en deux jours.... C'est possible? Mais nous ferons tout pour que ce soit possible.... Personnellement, c'est tout ce que je peux faire... Je vous passe mon chef, si vous voulez ..... Oui, je crois que ça vaut mieux. Envoyez-moi vite vos papiers. Vous l'adressez à mon nom: Geneviève Lucinge... Oui, et si vous avez le moindre problème, téléphonez-moi..... Oui, vous pouvez me considérer comme responsable ..... Au revoir, monsieur Dussauchoy. (elle raccroche)
JOSIANE – Ça t'amuse, toi, de passer ton temps à rattraper les blagues du service?
GENEVIEVE - Oh bien sûr que non, ça ne m'amuse pas.
JOSIANE - Et encore, c'est bien: tu ne l'as même pas engueulé, ou à peine, et tu lui as promis de le dépanner... Mais il y en a d'autres qui ne se seraient pas gênés... Moi, tu vois... justement c'est encore un de ces trucs qui me restent en travers de la gorge: la façon dont on traite les clients ...
GENEVIEVE - Ce n'est pas un client, c'est un administré, avec tout le respect que je lui dois.
JOSIANE - Si tu veux... Mais rien que ça, ça en dit long. Pour régler un dossier, il faut quinze minutes exactement: mais en vertu d'un retard historique qui doit dater au moins de Louis XIV, il y a dans nos tuyauteries douze cents dossiers...
GENEVIEVE - Dans nos tuyauteries! Ah, tu veux dire que ce sont les en-cours. Tant que ça?
JOSIANE - Il y a une pointe à treize cents au moment des grippes, mais en temps ordinaire ça tourne autour de douze cents. C'est moi qui tiens les entrées et les sorties et Louis m'a mis ça sur son micro. Donc, chaque nouveau dossier qui entre doit attendre que soient écoulés les douze cents qui le précèdent. Pendant ce temps, il y a douze cents chantiers qui piétinent ... Et en plus, comment veux-tu qu'on ne se mélange pas un peu avec douze cents dossiers dans les pattes...?
GENEVIEVE - Que veux-tu que je te dise, je n'en suis que trop consciente...
JOSIANE - J'ai fait un calcul: 1 200 par 15 cela fait 18 000; divisé par 60 cela fait 300 ... 300 heures de retard. Nous sommes cinq: on travaillerait huit samedis de plus -ça nous ferait au moins un défi à relever-, on aurait éclusé le stock et on serait devenu capables de répondre à la demande dans les quarante-huit heures... Alors le risque de perdre les dossiers ou de les mélanger serait quand même considérablement réduit. Et ça nous économiserait au moins cinquante pour cent du temps! Et ça ferait tellement moins de criailleries qu'on serait peut-être de bonne humeur!... Je ne sais pas pourquoi je te dis ça. Quand je serai partie, vous ferez bien comme vous voudrez!

V
GENEVIEVE - Bien. Jusqu'ici je t'ai gentiment laissé parler.
JOSIANE - C'est ce que tu voulais, non? J'en avais gros sur le cœur.
GENEVIEVE - Tu permets que je te dise des choses, à mon tour?
JOSIANE - Tu veux m'engueuler? J'ai été trop loin, je t'ai vexée ... ?
GENEVIEVE - Mais non. Au contraire ... Tu ne peux pas savoir comme tu m'as fait plaisir!
JOSIANE - Ah bon! Et ça ne t'emmerde pas trop que je parte?
GENEVIEVE - Ah ça si, ça m'emmerde. Et justement je vais faire tout mon possible pour te retenir.
JOSIANE - C'est vrai? Je suis touchée, je t'aime bien ... Mais tu sais!
GENEVIEVE - J'ai d'autant moins envie de te laisser partir que d'une part j'ai besoin de toi et d'autre part je crois que j'ai des arguments pour te faire rester.
JOSIANE - Tu rigoles.

-VI-
GENEVIEVE - Mais pas du tout. Et depuis ce que tu viens de me dire, j'en suis encore plus convaincue... Passe-moi le dossier qui est derrière toi.
JOSIANE - Tiens. Qu'est-ce que c'est?
GENEVIEVE - C'est mon dossier Qualité.
JOSIANE - Ah! Qualité: c'est quoi?
GENEVIEVE - Qualité, c'est pour ainsi dire le nom de code de toute une opération de renouvellement de la Fonction publique.
JOSIANE - On va changer les moquettes... ? Un nom de code: c'est secret?
GENEVIEVE - Mais pas du tout: au contraire, ça ne pourra réussir que si tout le monde y participe.
JOSIANE - Et ça consiste en quoi, je brûle de savoir?
GENEVIEVE - D'abord rendre un meilleur service au public, à ceux que tu appelles les clients, et tu n'es pas la seule à les appeler comme ça. Ensuite simplifier les travaux administratifs et rendre la vie des fonctionnaires plus attractive, plus stimulante... enfin, tout à fait ce que tu disais... Qu'on n'ait plus des madame Pouillet ou plutôt que les madame Pouillet conservent le dynamisme et la mordant de leur jeunesse..
JOSIANE - Dis donc, c'est vrai? Et ça commence quand? Où est ta baguette magique?
GENEVIEVE - Ne fais pas d'ironie. Ça commencera en particulier quand on aura mis en place dans chaque administration un responsable de la qualité qui prendra le problème en main.
JOSIANE - Il vous faut non seulement la baguette magique, mais, au bout de la baguette, la fée!
GENEVIEVE - Précisément... Et justement... elle fouille dans son dossier)
JOSIANE - Justement quoi?
GENEVIEVE - On me demande d'en trouver une ici. Qui commencera par suivre six mois de formation - je dis bien de formation: l'école des fées, si tu veux!- et qui sera ensuite chargée d'animer tout le processus non seulement dans le service, mais dans toute la maison... séminaires, groupes de qualité, techniques de créativité, analyse de la valeur... Ça c'est un truc, je t'expliquerai plus tard, simplification du travail, communication. (un temps) Ça t'intéresserait?
JOSIANE - Moi?
GENEVIEVE - Oui. Tu as exactement le profil qu'il faut...
JOSIANE - Un profil de fée?
GENEVIEVE - Et si tu voulais, tu pourrais t'amuser à vider les tuyaux ... Oui c'est exactement ça! Les gars du ministère sont très motivés, il y a des crédits... pour une fois! Sitôt fini ton stage tu passerais technicien supérieur... Promotion ou avancement?
JOSIANE - Ah, mais dis: les deux pour une fois!
GENEVIEVE - Et si tu réussis, tu as vraiment le pied à l'étrier.
JOSIANE - Oui mais... les chefs, qu'est-ce qu'ils en pensent, au fond d'eux-mêmes... Parce que les directives du ministère... (geste)?
GENEVIEVE - La partie n'est pas gagnée d'avance. Mais tu me disais tout à l'heure que c'était bon pour le moral de prendre des risques...
JOSIANE - Oui, bien sûr... Mais des risques, pas des coups.
GENEVIEVE - On ne peut pas avoir l'un sans l'autre.
JOSIANE - Et les camarades syndiqués, où en sont-ils? Tout ce qui porte atteinte à l'ordre établi...
GENEVIEVE - Là aussi, il faudra manœuvrer finement: mais sur le fond, ils ne peuvent qu'être d'accord... Avec les restrictions d'usage!
JOSIANE - C'est une proposition ferme que tu me fais?
GENEVIEVE - En ce qui me concerne, oui. .. Naturellement il faudra faire entériner ça par la Direction... Mais a priori, ils sont d'accord: je leur ai parlé de toi. Et puis de ton côté, il faut que tu en discutes avec Louis.
JOSIANE - Tu me donnes ton dossier, que je l'épluche avec lui.
GENEVIEVE - Bien sûr. Quand est-ce que j'ai ta réponse?
JOSIANE - Quand est-ce qu'il te la faut?
GENEVIEVE - Après-demain ...
JOSIANE - Entendu (elle se lève) Ça demande quand même réflexion. Au revoir. Merci pour ton café.

VI (Trois jours après, dans le bureau de Josiane)
GENEVIEVE - Alors, tu as réfléchi?
JOSIANE - J'ai réfléchi. Moi, je serais plutôt d'accord. Mais Louis...
GENEVIEVE - Ce n'est quand même pas lui qui ferait des objections!
JOSIANE - C'est à dire... Tu penses s'il connait la question: la qualité, ils ne font que ça! Mais il me dit qu'à son avis, un truc comme ça, ça ne doit pas être possible dans l'administration.
GENEVIEVE - Mais bon dieu, qu'est-ce qu'il en sait? Pour qui est-ce qu'il se prend?
JOSIANE - Il dit que déjà dans le privé... Oh! il n'est pas contre: il parait même que ça donne des résultats époustouflants quand ça marche... mais qu'il faut vraiment s'y donner et faire sérieusement les choses.
GENEVIEVE - Naturellement.
JOSIANE - Et être très motivé. Presque lutter pour sa vie... Alors!
GENEVIEVE - J'aimerais qu'on nous fasse un petit crédit...
JOSIANE - En attendant, j'ai pensé... ça m'a travaillée!... pour réduire les délais à quarante-huit heures, tu ne crois pas qu'on pourrait simplifier les procédures. Il y a des certificats qu'on demande à tout le monde et qui ne servent qu'une fois sur cent: on ne les demanderait plus que dans ce cas-là... Et puis même, ce qui serait bien, c'est que le type arrive avec son dossier: on le reçoit, on discute vingt minutes avec lui et quand il repart, il a son dossier terminé sous le bras! Et pour nous, ça serait drôlement plus intéressant.
GENEVIEVE - Bon! Avec la permission de Louis ou sans, je suis de plus en plus convaincue que tu te tireras très bien d'affaire. Tu permets que je te force un peu la main: voilà ta lettre de nomination. Le directeur te recevra cet après-midi.
JOSIANE - Ah! Eh bien tu brûles les étapes... Mais qu'est-ce que je vais lui dire?
GENEVIEVE - Ne t'engage pas trop: écoute-le... Tu as vu dans mon dossier sur la qualité -à ce propos rend-le moi- que le gros problème, c'est que les gens puissent s'exprimer. Le directeur, tout directeur qu'il est, en a un très gros besoin. Ce que tu lui dirais ne l'intéressera pas, ça lui ferait peut-être même peur. Mais si tu l'écoutes attentivement, il te trouvera très bien... Ne t'étonne pas: il a besoin de se persuader que toutes ces choses-là lui sont familières et que déjà, de son temps... Surtout ne lui dis pas le contraire.
JOSIANE - Ca va j'ai compris.
GENEVIEVE - Tu as rendez-vous à 16 heures... (elle va sortir) Demande-lui même quelques conseils: il t'en donnera... Il faut commencer ton opération "séduction". (elle sort)