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LE NOMADE.
Michel Fustier

Une petite entreprise familiale vient d'être spectaculairement redressée en quelques années grâce à l'action d'un de ses jeunes collaborateurs, Pierre, un ouvrier spécialisé dans le réglage des décolleteuses, devenu quasiment directeur commercial. D'autre part, un amour plus ou moins conscient est né entre notre rénovateur et Béatricel la fille du patron, qui joue elle-même dans la conduite des affaires un rôle non négligeable.... Mais Pierre est un nomade qui n'aime pas s'installer. Il veut voir le monde, poursuivre son voyage initiatique et continuer à apprendre... Sa tache achevée, il se prépare à annoncer son départ.

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PIERRE - (entrant) Ah, c'est vous, Béatrice... Bonjour! Votre père n'est pas là?
BEATRICE - (classant des papiers sur le bureau de son père) Bonjour, Pierre... Non. Il sera en retard. Il était fatigué ce matin.
PIERRE - Il m'avait donné rendez-vous... Rien de grave?
BEATRICE - Il a toujours été comme ça: il vit sur les nerfs, et puis... Non, je ne suis pas particulièrement inquiète.
PIERRE - Il a passé des moments difficiles...
BEATRICE - C'est vrai. Mais au fond il est solide. Il nous enterrera tous! Je ne pense pas qu'il tarde beaucoup maintenant.
PIERRE – Ça vaut la peine que je l'attende... ?
BEATRICE - Oui, bien sûr. Nous pourrions même en profiter pour régler deux ou trois petits trucs. Je voulais lui en parler, mais comme il vous aurait de toute façon demandé votre avis... Ça lui fera toujours quelques soucis en moins. Asseyez-vous donc...
PIERRE - Si vous voulez ... (il s'assoit)

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BEATRICE - Il y a longtemps qu'on ne vous avait pas aperçu!
PIERRE - Oui, je suis rentré hier. Je voulais finir mon tour de clientèle. Que tout soit bien en ordre.
BEATRICE - Pourquoi? Il y a des choses qui ne vont pas?
PIERRE - Si, si, tout va très bien... Mais il vaut mieux resserrer les boulons de temps en temps. Et puis j'ai fini d'initier Lalande: il fera très bien l'affaire.
BEATRICE - Lalonde? Ah oui... C'était si pressé que ça?
PIERRE - Il vaut mieux que ce soit fait.
BEATRICE - Oui, bien sûr... Pourquoi?
PIERRE - J'ai aussi fait un détour par la foire de Francfort. Nos décolleteuses sont déjà à moitié dépassées... La technique va de plus en plus vite.
BEATRICE - On commence à en avoir l'habitude. Bien que ça me scandalise...
PIERRE - Qu'est-ce qui vous scandalise?
BEATRICE - D'avoir tout le temps à changer de machines... On bazarde des trucs qui font encore du très bon travail. Quel gâchis! Quand je pense à notre vieux frigidaire, à la maison... Nous l'avons depuis plus de vingt- cinq ans!
PIERRE - Allez donc faire un tour chez Darty. Vous verrez si vous n'aurez pas envie d'en acheter un nouveau.
BEATRICE - Je ne suis pas fascinée par la nouveauté.
PIERRE - Que voulez-vous? On ne peut pas se laisser dépasser!... C'est fatigant, mais... plus moyen de s'installer... Qu'est-ce que vous vouliez me demander?

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BEATRICE - Eh bien entre autres, qu'est-ce qu'on va faire avec Bourdeau? (elle lui tend un dossier)
PIERRE - Sa grosse commande urgente? (il regarde) Si on manquait de clients, on se roulerait à ses pieds... Je suis d'avis de laisser tomber.
BEATRICE - Tout de même. C'est un vieux de la vieille...
PIERRE - Il ne faut pas s'attacher plus à ses clients qu'à son frigidaire!
BEATRICE - Vous m'énervez... Je ne sais pas pourquoi je vous ai parlé de mon frigidaire. C'est celui de mon père, d'ailleurs! S'il y en a un qui déteste le changement, c'est bien lui. Vous le bousculez déjà bien assez comme ça à l'usine ...Je me suis toujours demandée comment il avait réussi à faire le saut et à fonder une entreprise... Au fond, ce sera toujours un vieil ouvrier méfiant. Il doit y avoir des grâces d'état pour les vieux ouvriers méfiants! Donc, Bourdeau?
PIERRE - Bourdeau, j'aime mieux le laisser à la concurrence. C'est une perte vivante ...
BEATRICE - C'est vrai qu'il n'est pas très rentable. Mais ça représente tout de même du boulot.

PIERRE - Oui, mais du boulot de con. Pour nous, ce n'est plus le volume qui est sacré... Une petite entreprise comme la nôtre, elle doit prendre les petits marchés difficiles. Si nous avions voulu rivaliser avec tous nos gros concurrents à brader de la cavalerie, il y a longtemps que nous aurions disparu.
BEATRICE - Je sais bien que vous avez raison ...
PIERRE - Et puis les petits marchés difficiles, non seulement ça nous a fait de la marge, mais ça nous a donné un savoir-faire, ça nous rend malins... Techniquement, je crois que nous sommes les mieux placés je ne dirais pas au monde, mais presque!
BEATRICE - N'exagérez pas. Alors, Bourdeau, ce n'est pas un client pour nous?
PIERRE - Dites à votre père de laisser tomber... Moi, c'est mon avis.
BEATRICE - Vous savez bien que vos avis sont toujours suivis. Et les Visseries de Nanterre? Ils sont en difficulté, eux. Ils demandent des facilités.
PIERRE - Les Visseries de Nanterre nous réservent leurs problèmes insolubles. Ça, ça mérite une récompense. Il faut faire un petit geste.
BEATRICE - Vous êtes déconcertant ...
PIERRE - Oui, il parait. Mais stratégiquement, ça paye.
BEATRICE - C'est vrai... Un petit geste! Mon père va avoir de la peine à avaler ça. Il va rependre son antédiluvienne règle à calcul...
PIERRE – C'est vrai... Vous lui ferez un petit baiser sur le front et ça passera comme une lettre à la poste.
BEATRICE - Un petit baiser! Je me débrouille avec lui comme je peux... Ça m'amuse de le voir se prendre au sérieux à la tête de sa nouvelle prospérité ...comme si c'était lui qui avait réellement... Il se pavane à la Chambre de Commerce...
PIERRE - C'est lui le patron, tout de même!
BEATRICE - C'est lui le patron. (un temps) Pierre!

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PIERRE - Quoi?
BEATRICE - Nous vous devons beaucoup.
PIERRE - Oui... Peut-être ...
BEATRICE - Certainement.
PIERRE - Moi aussi, je vous dois beaucoup: vous m'avez permis de réussir quelque chose... Je n'étais pas tellement sûr de moi!
BEATRICE - Vous n'en donnez pas l'impression.
PIERRE - Vraiment?... (un temps) Pendant que nous sommes seuls, je me suis toujours demandé si cette idée, de venir prendre un P3 à l'atelier pour lui refiler les problèmes commerciaux, c'était une idée de vous ou de votre père. Je crois que j'ai la réponse, mais...
BEATRICE - Ce n'est pas totalement une idée de mon père...
PIERRE - Il me semblait bien. Vous vous êtes battue pendant combien de temps pour arriver à vos fins?
BEATRICE - Oh, longtemps ...
PIERRE - Et pourquoi vous êtes-vous battue?
BEATRICE - Il me semblait que vous aviez quelque chose qui... Et puis tous ces stages que vous avez brillamment enfilés les uns après les autres... Mais ce n'est plus le moment de se poser la question: ça a marché!

PIERRE - Moi Je me la pose... pour mes archives, quand j'écrirai mes mémoires.
BEATRICE - Vous voulez écrire vos mémoires un jour, vous?
PIERRE - Je voudrais bien obtenir une réponse définitive, maintenant.
BEATRICE - Les femmes n'aiment pas donner des réponses définitives.
PIERRE - Je ne savais pas que c'était à une femme que j'avais posé la question. v
BEATRICE - Pierre! Quand vous aurez fini vos études commerciales, il faudra que vous fassiez aussi un peu de psychologie... En réponse à votre question, j'en ai une à vous poser. Qui êtes-:vous, vous? ...Pour un P3, vous parlez de temps en temps comme si... vous étiez... Je ne sais pas: vous savez des choses surprenantes!
PIERRE - Oui, je suis d'abord un technicien. Mais le soir, je lis, je me documente ...Je vais écouter des conférences. J'apprends des trucs.
BEATRICE - Occupé comme vous l'êtes?
PIERRE - Je n'ai pas besoin de beaucoup de sommeil.
BEATRICE - Vous ne préféreriez pas... je ne sais pas, vous amuser?
PIERRE - M'amuser! A quoi, mon dieu?... Mais je m'amuse!
BEATRICE - C'est plutôt austère.
PIERRE - Ah, ah! On voit bien que vous ne savez pas ce que c'est que les folles tournées d'un... vendeur de la "Société de Décolletage du Nord"! ...Si vous vouliez que je m'amuse vraiment, il ne fallait pas me flanquer sur les bras la responsabilité commerciale de cette entreprise... C'est vous, n'est-ce pas? Encore une fois, pourquoi? J'ai répondu, moi.
BEATRICE - Vous n'avez pas répondu grand-chose. (un temps) Pourquoi? Parce que j'en avais envie.
PIERRE - C'est gentil. Vous n'êtes pas cependant une fille à vous passer toutes vos envies!
BEATRICE - Si. Il y en a quelques-unes... Les frigidaires, je m'en fiche, mais... Et puis, je savais...
PIERRE - Vous saviez quoi?
BEATRICE - Que vous nous apporteriez notre chance... (un temps) Et que... dites-moi, que faisaient, enfin que font vos parents?
PIERRE - C'est ça qui vous intéresse?
BEATRICE - Oui je veux comprendre. Vous ne venez pas d'une famille... disons: modeste?
PIERRE - Si, plutôt... Qu'est-ce que ça change?...C'est un interrogatoire en règle...
BEATRICE - On ne parle pas l'anglais comme vous le parlez quand...
PIERRE - Ah, c'est parce que je parle un peu l'anglais?
BEATRICE - Non... je veux dire, c'est un indice.
PIERRE - Parce que dans les familles modestes, on ne parle pas l'anglais?
BEATRICE - Il n'y a pas de nurses anglaises dans les familles modestes.
PIERRE - Il n'y a pas que les nurses pour apprendre l'anglais! Pourquoi est-ce que vous vous intéressez à moi?
BEATRICE - Vous ne le devinez pas?

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PIERRE - Non.
BEATRICE - Vous êtes terrible! Pierre, puisqu'il faut que ce soit moi qui le dise... Il y a trois ans, je n'en savais rien... Je sentais seulement quelque chose... une certaine sympathie. Maintenant, je crois que... j'ai de l'amour pour vous.
PIERRE - De l'amour?
BEATRICE - Oui.
PIERRE - De l'amour! Ca alors! Il ne faut pas.
BEATRICE - Pourquoi?
PIERRE - Vous n'avez pas de l'amour pour moi. Vous m'avez sous la main... Enfermée ici, comme vous êtes! Et je ne suis incompatible ni avec votre père ni avec son entreprise. C'est simplement une heureuse conjonction... Ça vous permet de tout avoir sans rien perdre! Pas besoin de changer de frigidaire!
BEATRICE - Pierre!
PIERRE - Je vous demande pardon. Moi aussi... je... Pardon, je n'aurais pas dû... C'est que je me défends! (un temps) Vous me plaisez, vous aussi, si c'est ça que vous voulez savoir.
BEATRICE - C'est vrai?
PIERRE - C'est vrai... Mais... la fille du patron!
BEATRICE - Oh, un si petit patron... (elle va vers lui et lui prend les mains)
PIERRE - Et puis ... (il fait un mouvement en arrière)
BEATRICE - Pourquoi est-ce que vous vous défendez?
PIERRE - C'est que... (se dégageant) (un temps) Je crois que, ce que j'étais venu dire à votre père, maintenant, il vaut mieux que ce soit à vous que je le dise.
BEATRICE - Qu'est ce qui se passe?
PIERRE - Je vais partir.
BEATRICE - Partir d'où? Nous quitter? Quitter l'entreprise?
PIERRE - Oui.
BEATRICE - Mais c'est de la folie! Ca vous prend comme ça, tout d'un coup?
PIERRE - Ce me prend toujours comme ça, d'un seul coup... Quand je commence à sentir que...
BEATRICE - Au moment où nous sortons du tunnel, où tout repart!
PIERRE - Justement... Maintenant je ne sers plus à rien.
BEATRICE - Mais c'est idiot!
PIERRE - Oui, d'un certain pont de vue ...
BEATRICE - Vous ne pouvez pas faire ça.
PIERRE - Je crois qu'il faut que je le fasse.
BEATRICE - Mais vous avez réussi, Pierre, vous avez réussi!
PIERRE - C'est la chose dont je me méfie le plus! ...Mais c'est bien ce que vous me demandiez, de réussir1
BEATRICE - Oui, naturellement... Enfin, je ne sais plus...
PIERRE - Eh bien. Nous sommes quittes.
BEATRICE - Ce n'était pas un marché... Maintenant que les fruits sont mars, il faut les cueillir.

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PIERRE - Les fruits sont murs pour l'entreprise. Mais pour moi, la moisson est déjà faite. Ce que je pouvais apprendre ici, je l'ai appris.
BEATRICE - Mais...
PIERRE - C'est une règle que je me suis donnée: pour moi qui n'ai pas fait... enfin pas fini mes études, mon école, c'est le monde. Je vais là où j'apprends quelque chose. Et quand je sais, je vais ailleurs.
BEATRICE - Il n'y a que cela qui compte?
PIERRE - Oui. Et je n'aime pas redoubler mes classes.
BEATRICE - Mais vous êtes d'un formidable égoïsme!
PIERRE - C'est vrai. C'est sain, je crois... Il ne faut pas m'aimer.
BEATRICE - Moi, je vous trouve gonflé! Vous arrivez, vous piquez ce que vous trouvez et puis vous vous tirez... vous laissez tomber ceux qui vous ont aidé.
PIERRE - Je ne laisse tomber personne. Vous êtes debout, maintenant... Vous marchez, je peux partir! Moi, je veux rester vivant. Et puis personne n'est indispensable... Et moi, globalement, je suis plus précieux vivant que mort.
BEATRICE - Il n'est pas question de mourir.
PIERRE – Non, pas exactement: mais au moins, pour commencer, le risque, c'est de pourrir sur place.
BEATRICE - Parce que vous considérez que tous ceux qui restent fidèles à leur poste pourrissent sur place?
PIERRE - Ce n'est pas une règle... Mais il y a des exemples. Il y a beaucoup d'exemples... Ils se dessèchent...
BEATRICE - Ils pourrissent ou ils se dessèchent?
PIERRE - Oui... Je me contredis... Il y a les deux cas de figure.

BEATRICE - Si je reste avec mon père, je vais quoi, moi, pourrir ou me dessécher?
PIERRE - Je crois qu'en effet vous, vous resterez avec votre père...
BEATRICE - Pourrir ou me dessécher? Est-ce qu'il y a une troisième possibilité?

PIERRE – Si, probablement! Peut-être que pour certains, la fidélité... C'est possible que vous soyez de ceux-là. La fidélité est aussi une vie, on refleurirait chaque année. Mais ce n'est pas ^pour ça que je suis fait, moi.
BEATRICE - (un temps) Et c'est là qu'il faut qu'on se sépare?
PIERRE - Il y a des laboureurs et il y a des chasseurs. Il faut des deux: il faut des laboureurs et il faut des chasseurs... J'ai un petit sentiment pour vous, mais je ne vous l'aurais jamais dit. A quoi bon? Pourquoi faut- il que les sentiments viennent toujours interférer... avec la vie1
BEATRICE - Pourquoi faut-il que ce que vous appelez la vie vienne interférer avec les sentiments. Vous êtes trop compliqué... Moi, j'ai un grand sentiment pour vous. Les choses sont tellement simples! Pourquoi partir?
PIERRE - (un temps) Au point où nous en sommes, il faut encore que je vous dise quelque chose.
BEATRICE - Quelque chose de vous, de vous vraiment? Enfin!
PIERRE - Oui de moi... Oui, je suis né dans une famille modeste, comme vous dites. Mais à la fin mes parents se sont un peu enrichis. Ils avaient réussi... relativement!
BEATRICE – Ça arrive ... Vous ne pouvez pas leur en vouloir. Et alors?
PIERRE - Oui. Mais à mesure qu'ils réussissaient, ils ont cessé d'être modestes: ils se sont mis à me faire horreur. Je les ai vus s'abîmer... je ne sais pas, devenir intéressés, mesquins, bornés. Ils ne savaient pas que faire de leur argent, mais il fallait toujours qu'ils en gagnent davantage. Ma mère surtout ...
BEATRICE - Et alors?
PIERRE - J'avais seize ou dix-sept ans à l'époque... Je ne leur en veux pas! Ils s'étaient "installés" dans la vie... Moi, je passais par une sorte de crise... un peu mystique. Ils ne s'occupaient pas beaucoup de moi. Je me suis tiré. J'ai été me balader un an en Angleterre... J'ai fait la plonge... Vous voyez, ce n'était pas une nurse! L'inverse d'une nurse...
BEATRICE - En effet.
PIERRE - Après, ils voulaient frimer, ils voulaient que je continue à étudier, que j'aie des diplômes. J'aurais pu, mais ça ne me disait vraiment rien. J'al calé. J'ai foutu le camp... Je me sentais pris au piège. Je voulais réussir ma vie, pas des examens.
BEATRICE – Ça sert, tout de même.
PIERRE – Ça sert, oui... Mais ça sert à quoi? Par la suite j'en ai vu passer quelques-uns, de ces bonshommes à gros diplômes. Il y en avait qui étaient de pauvres types, humainement... Pas tous, bien sûr... Ca n'est pas parce qu'on calcule bien et qu'on pige vite... Non, je n'ai 'pas eu de regrets... Je ne savais pas bien ni pourquoi, ni comment, mais c'était instinctif... Peut-être que je voulais simplement emmerder mes parents, peut-être que j'avais peur des études, aussi... J'ai pris mon baluchon et je suis parti.
BEATRICE - Vous êtes vraiment parti? Parti-parti?
PIERRE - Oui, oui. Je suis parti. Assez loin. Je n'avais pas laissé mon adresse... Je me suis fait embaucher dans une fonderie, J'ai passé des C.A.P., j'ai encore un peu vadrouillé, quatre ou cinq ans. Un peu partout. J'ai appris des choses. Et puis je me su1s retrouvé ici comme régleur... Et puis... Vous connaissez la suite.
BEATRICE - Je comprends un petit peu mieux. (un temps) Je te le répète: je t'aime, Pierre. Tu es un peu fou, mais je t'aime encore plus!
PIERRE - Il ne faut pas, c'est inutile... Je vais partir.
BEATRICE - C'est vraiment parce que tu as réussi que tu veux partir?
PIERRE - Je suis content d'avoir réussi, mais il y a quelque chose qui me dit: danger!... Et puis le monde est si grand et j'en connais si peu.
BEATRICE - (un temps) Tu ne t'arrêteras jamais nulle part?
PIERRE - Je pense gue, plus tard, peut-être, si. Mais pour le moment, je me sens comme dispersé aux quatre coins du monde. C'est une sorte de jeu... Je suis incomplet, il me manque des bras, des jambes, une tête! Et si je veux me construire il faut que j'aille me chercher et que je me retrouve, que je me rassemble. Ça prendra le temps que ça prendra...
BEATRICE - Moi aussi, je crois qu'il y a quelque chose à chercher et quelque chose à trouver: mais je sais que ce n'est pas forcément au-delà des mers: le monde à découvrir, il est peut-être, comment dire, au dedans de nous, à l'intérieur.
PIERRE - Une femme peut trouver sa vérité de cette façon. Mais moi, je suis un nomade! Je ne sais pas si c'est masculin ou féminin, mais je ne veux être attaché nulle part.
BEATRICE - Comment l'homme et la femme peuvent-ils se rencontrer?
PIERRE - Faut-il qu'ils se rencontrent?
BEATRICE - Ne le faut-il pas? Le temps de faire un enfant, peut-être?
PIERRE - Ah bon!... Il suffit d'une nuit.
BEATRICE - Tu ne crois pas que ça demande plutôt quinze ou vingt ans...
PIERRE - (un temps) C'est si vrai que ça, que vous m'aimez.
BEATRICE - Oui... Nous pourrions prendre six mois... Tu me donnerais six mois?
PIERRE - Six mois... Mais... Et puis, je ne veux pas me marier.
BEATRICE - Est-ce que je ne suis pas... Oui, six mois seulement!
PIERRE - Je ne veux pas m'installer, j'ai trop de projets. Je ne veux pas vivre dans une île. Le monde change... On ne peut rien prévoir... Il ne faut pas s'arrêter. Celui qui s'arrête, il est fini... En fait, j'aurais envie de changer de civilisation, de devenir... comment pourrait-on dire? de rajeunir. Le monde est trop vieux ici.
BEATRICE - Moi, j'ai au contraire le sentiment que je suis enracinée dans cette terre, qu'elle me nourrit, que j'y trouve tout ce qu'il me faut, que je ne pourrais pas exister ailleurs. J'y vivrai comme ma grand-mère: tant pis! Il y a des tas de petits rites qui vous soutiennent. De toute façon, nous devons tous finir par mourir... {un temps) Tu ne veux pas te marier: mais je ne cours pas après le mariage. Je suis bien capable d'élever seule un enfant ...
PIERRE - Ah, parce que vous voulez... vraiment un enfant!
BEATRICE - Je crois, oui ... Tu reviendrais un jour?
PIERRE - Je ne sais pas... Mais si vous voulez un enfant... Vous voulez m'attraper. Vous trichez!
BEATRICE - Je ne triche pas. Je dis vrai.
PIERRE - (rompant) Nous avions d'autres choses à voir?
BEATRICE - D'autres choses à voir? (se reprenant) Oui, nous avons d'autres choses à voir.
PIERRE - On a assez dit de bêtises comme ça ...
BEATRICE - J'avais encore quelques trucs urgents. Mais maintenant... Pour les trucs urgents je me débrouillerai toute seule... A moyen terme, on peut vraiment compter sur Lalonde?
PIERRE - Oui. Sur Grotowski aussi. Grotowski, c'est un véritable petit génie de la mécanique... Vous voyez, lui, il vient d'ailleurs! La vérité vient d'ailleurs.
BEATRICE - Peut-être qu'il nous fera l'honneur de prolonger un peu son séjour, de trouver l'ailleurs ici.
PIERRE - Lui, il en a tellement bavé avant d'arriver! Il pourrait bien rester.
BEATRICE - Vous croyez qu'avec Lalonde et Grotowski, la boite peut marcher.
PIERRE - Elle peut courir ... Si votre père l'accepte. Je peux vous dire quelque chose?
BEATRICE - Oui, naturellement.
PIERRE - C'est un message pour votre père. D'une entreprise à l'autre... La vraie différence, ce ne sera pas les machines, ce sera les hommes...
BEATRICE - Si les hommes foutent le camp!
PIERRE - Ils ne partiront pas tous. Et puis ceux qui vont et viennent, ça compte aussi: ils emportent, ils apportent... Ils apportent plus qu'ils n'emportent! L'important: il faut que les hommes se sentent bien... voilà. S'ils se sentent bien, ils resteront plus longtemps, si ça peut vous rassurer. Et peut-être ensuite ils reviendront ...
BEATRICE - On a beau aller jusqu'à les aimer, ça ne les empêche pas de partir...
PIERRE - Béatrice, ce que j'ai à faire est très dur. Il ne faut pas... que je le montre! Je t'aime, moi aussi.
BEATRICE - Pierre, pour la première fois tu m'as tutoyée!
PIERRE - C'est venu comme ça ... Ça m'a échappé.
BEATRICE - Est-ce que tu me donneras les six mois que je te demande.
PIERRE - Six mois de ma vie... Non, Béatrice. Qu'est ce qui se passerait au bout de six mois?
BEATRICE - Au bout de six mois... (un temps) Ça te parait invraisemblable que nous ayons changé?
PIERRE - Changé? Tu veux dire que je n'aurais plus envie de m'en aller...
BEATRICE - Tu ne sais pas ce que c'est que six mois... avec une femme.
PIERRE - Non, justement, je ne sais pas. Mais les marins finissent toujours par repart1r ...
BEATRICE - A moins que moi aussi, je n'ai changé.
PIERRE - Que tu changes, toi?
BEATRICE - Je ne sais pas, moi non plus, ce que c'est que six mois dans les bras d'un homme!
PIERRE - Il y aura toujours ton père. Tu ne le quitteras pas...
BEATRICE - Tu ne sais pas ce qui peut arriver. C'est peut-être lui qui me quittera. Et puis, je te l'ai dit: il y aura peut-être aussi un bébé en route...
PIERRE - Je ne suis pas un père de famille.
BEATRICE - Qu'est-ce que tu en sais?
PIERRE - Je le sais, j'ai mon plan.
BEATRICE - Les plans des hommes, tirés au cordeau! Tu ne vois pas où va te conduire le premier pas, et tu voudrais déjà avoir planifié le second et le troisième et le dixième... Laisse-toi donc un peu faire par les événements: ils ont beaucoup plus d'imagination que toi. Ce n'est pas beau, sur ton chemin, de rencontrer à l'improviste une femme? Pourquo1 est ce que tu ne commencerais pas ton voyage par une femme... Après, tu verras bien. Tu ne veux pas prendre ce r1sque.
PIERRE - Je n'en ai pas envie.
BEATRICE - J'en prends bien davantage... (un temps) Je suis prête ...
PIERRE - Oh Béatrice. Je ne veux pas lutter contre toi ...
BEATRICE - Il ne faut pas lutter... Il faut s'abandonner... Il faut que tu t'abandonnes toi-aussi Nous finirons bien par trouver notre vérité. (on entend un bruit)... C'est mon père qui arrive.
PIERRE - Ah oui! Ton père! ...J'aime mieux ne pas le voir tout de suite... Tu me troubles, Béatr1ce... Il faut que je réfléchisse. Il faut que je te donne une réponse réfléchie.
BEATRICE - (un temps) Merci, Pierre.
PIERRE - Tu m'as tellement surpris. Il faut qu'on rediscute... Si, vraiment...
BEATRICE - Oui, il faut qu'on rediscute.
PIERRE - Ca ne veut pas dire que je dirai oui... Mais il faut me donner du temps, que je puisse t'expliquer ...
BEATRICE - Tu as tout ton temps! (écoutant) Le voilà ...
PIERRE - Au revoir, Béatrice.
BEATRICE - ... Pierre, sois en sûr, je ne me mettrai jamais en travers de ton chemin. Au revoir... Quand tu voudras.
(Pierre sort, Béatrice s'assoit et prend sa tête entre ses mains ... )