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LE BROCHET DANS LE BASSIN DES CARPE5
Michel fustier


L'intervention directe du client dans l'organisation de l'entreprise est un phénomène nouveau, générateur d'un vaste mouvement de progrès.


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MONSIEUR LOUPARD - Entrez, entrez, cher monsieur...Asseyez-vous...
LE CLIENT - Merci, monsieur Loupard.
MONSIEUR LOUPARD Pour une fois que j'ai l'honneur de recevoir notre principal client...! Savez-vous... C'est un chiffre confidentiel, comme tous les autres, mais dans le creux de l'oreille, vous faites 32% de notre Chiffre d'affaires. Il faut que je vous soigne! Voulez-vous un cigare?
LE CLIENT - Merci. Je veux bien.
MONSIEUR LOUPARD - Ce sont des cigares extra. Tout ce qui entre ici, d'ailleurs, est extra!
LE CLIENT - Ce qui entre... (il allume son cigare) Mais ce qui en sort...Pardonnez-moi d'en venir si vite au sujet de ma visite!
MONSIEUR LOUPARD - Ce qui en sort... qu'est-ce que vous voulez dire?
LE CLIENT - Je n'irai pas par quatre chemins: vos cigares sont excellents et vous me donnerez l'adresse de votre fournisseur: mais j'ai des problèmes avec vos produits.
MONSIEUR LOUP/I.RD - Avec mes produits? Allons bon, qu'est-ce qui est encore arrivé? Oui, je sais que vous êtes un peu pointilleux... Une cogne à l'emballage? Un coup de peinture qui dépasse?
LE CLIENT - J'ai des problèmes avec tous vos produits. De graves problèmes.
MONSIEUR LOUPARD - Laissez-moi rire: ce sont vos monteurs qui ne savent pas donner le coup de lime au bon endroit... Monsieur Lagarde, j'ai toujours entendu mon père répéter que c'était un honneur que de faire partie de la clientèle de la Société Loupard. Et ce que mon père a dit...
LE CLIENT - C'est toujours un honneur...
HONSIEUR LOUPARD - J'espère bien!
LE CLIENT - Mais c'est un honneur qui commence à nous couter cher.
MONSIEUR LOUPARD La maison pourtant se porte garante de toutes ses fabrications. Et tous nos produits...
LE CLIENT - Précisément: comment se fait le contrôle de vos produits?
MONSIEUR LOUPARD - Ah, mais ça ne vous regarde pas.
LE CLIENT - Hélas, bien sûr que si.
MONSIEUR LOUPARD - Monsieur Lagarde, laissez-moi vous dire que notre organisation est totalement confidentielle, même pour nos clients. Surtout pour nos clients! Vous devez nous faire confiance. C'est la première règle entre un client et son fournisseur.

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LE CLIENT - Monsieur Loupard, écoutez-moi: Nous travaillons avec vous depuis trente-cinq ans et nous avons pour vous des sentiments... enfin, la fidélité, ça existe. Malheureusement un certain nombre de petits incidents... je vous en ai parlé, menacent nos relations... bien que notre Société soit en train de doubler tranquillement son chiffre d'affaires.
MONSIEUR LOUPARD - Bigre! Mais vous avez la garantie de notre nom et de notre marque.
LE CLIENT - Gela ne nous suffit plus. Nos clients eux-mêmes sont devenus très exigeants.
MONSIEUR LOUPARD - Qu'est-ce que je peux vous donner d'autre?
LE CLIENT - Nous voudrions enfin voir de nos yeux que...
MONSIEUR LOUPARD – Ce que quoi?
LE CLIENT - Eh bien précisément que votre "organisation" est bien à la hauteur de votre réputation.
MONSIEUR LOUPARD - Vous voulez que je vous ouvre mon usine?
LE CLIENT - Précisément.
MONSIEUR LOUPARD - Vous n'y pensez pas! Je suis maître chez moi...
LE CLIENT - Calmez-vous, cher monsieur Loupard. Nous avons des inquiétudes sur votre qualité, mais nous savons que votre société est solide, qu'elle a de bons fonds propres, d'excellents techniciens, de bonne machines. Nous parions sur vous, mais...
MONSIEUR LOUPARD - Je vous en prie, n'insistez pas. Ma dignité...

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LE CLIENT - Nous aimerions... vous aider. Tenez, un seul petit point pour commencer: vos fournisseurs! Je veux dire la qualité de vos matières premières.
MONSIEUR LOUPARD - Ah, là vous avez raison! Si j'étais le maître de mes fournisseurs. Ce sont des rigolos.
LE CLIENT - Vous voyez! Parler de vos fournisseurs, ce n'est pas mettre le nez dans vos affaires à vous. Combien en avez-vous?
MONSIEUR LOUPARD - Je n'en sais rien! Pour l'acier, vous voulez dire?
LE CLIENT - Oui.
HONSIEUR LOUPARD - Au petit bonheur la chance... On prend ce qu'on trouve... Cinq ou six.
LE CLIENT - Et vous repérez leurs fournitures?
MONSIEUR LOUPARD - Non, bien sûr. Une fois au magasin...
LE CLIENT - Et vous les contr8lez?
NONSIEUR LOUPARD - Euh... Pas systématiquement, je dois dire.
LE CLIENT - C'est ce dont nous nous sommes aperçus! Eh bien, monsieur Loupard, voulez-vous que nous commencions par cela...Ce n'est pas vous faire offense que de vous aider à obtenir de vos fournisseurs un produit fiable, standard et identifié. Traçable, comme nous disons.
MONSIEUR LOUPARD - Non, bien sûr. Mais comment voulez-vous que je fasse?
LE CLIENT - Un petit ajustement dans vos méthodes. Si vous n'y voyez pas d'inconvénient, je vous envoie demain un ingénieur de chez nous qui mettra ça au point avec les vôtres. C'est un type très compétent, un sidérurgiste confirmé... Il faut maîtriser ses fournisseurs! C'est par là que la qualité commence.
MONSIEUR LOUPARD - Ma foi, s'il ne s'agit que de mes fournisseurs... D'accord! Ça me plairait même assez.

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(quelques semaines après)
MONSIEUR LOUPARD - Ah, dites donc, Lagarde, très bien, votre ingénieur.
LE CLIENT - Je vous l'avais bien dit.
NONSIEUR LOUPARD – Il a réuni les gars des achats, qui n'y connaissaient rien, je dois bien le dire! Il leur a apporté des pièces usées ou cassées, il leur a expliqué pourquoi elles l'étaient, il a chiffré avec eux ce que ça coutait, à vous et à nous, il les a aidés à choisir le type d'acier qu'il nous fallait, il nous a dit comment le contrô1er. Très bien! Même moi, j'ai été l'écouter et je dois dire que j'ai appris des tas de choses.
LE CLIENT - Nous autres patrons, mon pauvre Loupard, nous sommes souvent les plus mal informés.
HONSIEUR LOUPARD - Et puis mon directeur technique a été discuter avec nos fournisseurs... Maintenant on n'en a plus que deux. Et ce sont eux qui se chargent du contr81e.
LE CLIENT - Je suis content que ça ait marché.
MONSIEUR LOUPARD - Je suis enchanté! Lagarde... Je vous offre un dîner chez la mère Guy.
LE CLIENT - Merci, Loupard. Et justement, cela nous permettra d'avoir une nouvelle discussion.

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MONSIEUR LOUPARD - Dites donc, votre nouvelle discussion... Qu'est-ce qu'il y a encore qui ne va pas?
LE CLIENT – Maintenant que la matière première est bonne, il faudrait probablement mettre au point... de petits problèmes d'usinage.
MONSIEUR LOUPARD - D'usinage?
LE CLIENT - Oui. Vos cotes sont encore un peu... fantaisistes.
MONSIEUR LOUPARD - Allons donc!
LE CLIENT - Je ne sais pas si ce sont vos machines -non, je sais que vos machines sont bonnes- mais vos régleurs peut-être, vos outils, vos ouvriers, votre contrôle... en tout cas il y a quelque chose qui ne va pas.
MONSIEUR LOUPARD - Et vous voudriez...
LE CLIENT - Loupard, pour vous rendre service!
MONSIEUR LOUPARD - Mais là, dites donc, Lagarde, vous êtes au cœur de la citadelle!
LE CLIENT - Est-ce que nous ne voulons pas tous les deux la même chose?
MONSIEUR LOUPARD - Je ne voudrais pas vous livrer mes petits secrets.
LE CLIENT - En avez-vous tant que ça?
MONSIEUR LOUPARD - Nous en avons, nous en avons... Et vous me trouveriez là aussi un bon ingénieur?
LE CLIENT - Mais parfaitement. Et en même temps que l'ingénieur, j'augmente ma commande de 20%, pour couvrir les frais.
MONSIEUR LOUPARD - Ah, mais là... c'est comme si c'était fait. Allons dîner...
LE CLIENT - Non, non, ce n'est pas encore fait. Il faut du temps. C'est le problème le plus délicat. Sensibiliser vos gars, les former probablement, leur donner le sens de la rigueur, peut-être changer quelques machines, revoir aussi les gammes de fabrication, établir des procédures et des instruments de contrôle. C'est dur.
NONSIEUR LOUPARD - Ecoutez, je commence à avoir faim... Ça ne vous ennuie pas que nous continuions à table.
LE CLIENT - Non, non. Allons-y. Je vous expliquerai. Si vraiment vous acceptez que nous mettions notre nez là-dedans?
MONSIEUR LOUPARD - J'aurais bien tort de refuser. Lagarde, je vous en prie.

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(quelques mois après)
LE CLIENT - Alors, Jacques, ou en es-tu?
NONSIEUR LOUPARD - Sacré boulot, dis donc. Ça n'était pas aussi facile que pour les fournisseurs. Il a fallu tout revoir! Bon dieu, ce que c'est que de diriger une usine: je suis sur les genoux.
LE CLIENT - Les industriels sont les aventuriers du monde moderne! J'ai passé dans les ateliers. Je te félicite: tu as fait un travail impressionnant.
MONSIEUR LOUPARD - Merci, Pierre. Et chez toi, tu sens aussi les résultats?
LE CLIENT - Ah, là oui. Presque plus de problèmes. Et bientôt je sens que nous pourrons nous passer complètement de contrôle à la réception.
MONSIEUR LOUPARD - Attends encore un peu. Il faut aussi que le personnel... Ils ont fait beaucoup de progrès, mais... Encore deux ou trois mois Quant à moi, Sais-tu ce que je suis en train de mijoter?

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LE CLIENT - Non.
MONSIEUR LOUPARD - J'en ai eu marre de voir mon personnel apprendre des tas de choses et j'ai été de mon côté suivre un séminaire de qualité. Evidemment, je savais presque tout. Sauf deux ou trois petits trucs, mais ça fait du bien de se rafraîchir la mémoire! Et j'ai trouvé une idée vraiment intéressante...
LE CLIENT - Laquelle?
MONSIEUR LOUPARD - Je vais prendre quelqu'un pour m'aider. Je vais embaucher un ingénieur qualité.
LE CLIENT - Oui, ça se fait de plus en plus.
HONSIEUR LOUPARD - Un bon ingénieur, dont ce sera le boulot, sous mes ordres, de s'occuper de la qualité. Qui n'ait que ce souci dans la tête. Qui ne rêvera que de ça tous les jours. Qui paufinera les dispositifs. Qui contrôlera que toutes les procédures sont bien suivies. Qui fera des sondages à l'improviste... Bon, enfin quelqu'un qui engueuler quand ça ne marchera pas.
LE CLIENT - Tu as tout à fait raison. Il faut pouvoir se passer ses colères. Choisis-le bien.
MONSIEUR LOUPARD - Je crois que j'en ai trouvé un. Tu vois, je me démerde tout seul maintenant. Tu m'as donné la chiquenaude initiale et puis...
LE CLIENT - Tiens, voilà ta nouvelle commande.
MONSIEUR LOUPARD -- Moi qui me plaignais que tu viennes mettre le nez dans mes affaires. Même si tu avais deux douzaines de nez, maintenant... nous trouverions de la place pour tous.

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(quelques semaines plus tard)
LE CLIENT - Dis donc, tu te souviens de ce que tu m'as dit l'autre jour?
MONSIEUR LOUPARD - Sur tes deux douzaines de nez?
LE CLIENT - Oui, justement. Il y en a un qui n'est pas casé.
HONSIEUR LOUPARD - Bon, vas-y... Attends: une importante nouvelle! Nous avons changé notre Raison Sociale. Au lieu de nous appeler les Etablissements Loupard, Père et Fils... Ça faisait un peu... Nous sommes devenus: Léopard et Cie. Léopard, hein, ça vous donne une impression de... enfin ça va sauter. Alors que Loupard!
LE CLIENT - Jacques, tu me donnes la chair de poule...
MONSIEUR LOUPARD - Hais non, mais non... Et c'est quoi, ton vingt-quatrième nez?
LE CLIENT - Eh bien justement... Oh, ce n'est rien! Vos pièces commencent à être tout à fait fiables, mais...
HONSIEUR LOUPARD - Mais?
LE CLIENT - Mais elles n'arrivent pas toujours à temps. Un coup trop long, un coup trop court.
HONSIEUR LOUPARD - Mon petit Pierrot, il ne faut quand même pas demander l'impossible!
LE CLIENT - Si le léopard tombe régulièrement à côté de la gazelle... Nous pratiquons maintenant les flux tendus et chacune de tes livraisons doit nous parvenir à plus ou moins deux heures.
HONSIEUR LOUPARD - Dis, tu ne me laisses pas beaucoup de marge. Je sens que ça va se compliquer encore. Qu'est-ce qu'il faut que je fasse?
LE CLIENT - C'est une affaire de dressage... je veux dire de planning.
MONSIEUR LOUPARD - Je m'en doutais. Tu connais quelqu'un pour me mettre ça en place?
LE CLIENT - Je te fais confiance. (il sort)
MONSIEUR LOUPARD - Oui, je sais, faire confiance... (exaspéré) Faire confiance, faire confiance, c'est comme ça que ça marche maintenant...


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(quelques semaines après)
HONSIEUR LOUPARD - Et bien cette fois-ci, je crois que ça y est. Merci encore! Mon cher Pierre, Non seulement mon entreprise marche, mais je me suis fait un ami.
LE CLIENT - Mon cher Jacques, moi aussi, tu sais.
MONSIEUR LOUPARD - Je suis tellement content que... Permets-moi de faire aujourd'hui un peu de... philosophie. Mais oui, mais oui, j'en suis capable aussi... De tirer la leçon, pour ainsi dire de nos aventures.
LE CLIENT - Vas-y, mais sois bref. J'ai d'autres fournisseurs.
MONSIEUR LOUPARD - Sais-tu ce qui me frappe? Autrefois mon entreprise était une forteresse... Il m'est arrivé de foutre à la porte un délégué syndical qui avait commis des indiscrétions sur le fonctionnement de la presse No 3 de l'atelier de découpage... Pas de fuites sur les fuites. Si le client l'avait su!
LE CLIENT - Tout système clos sur lui-même est condamné...
MONSIEUR LOUPARD - C'est ce dont je me suis aperçu. L'usine avait fini par devenir un panier de crabes, nous nous disputions tous, je n'avais plus d'autorité, la qualité foutait le camp...
LE CLIENT - Tu vois: déjà la qualité!
NONSIEUR LOUPARD - Je le sentais confusément. J'ai donc décidé, c'était il y a quinze ans, de faire appel à des conseils extérieurs... Injecter un sang nouveau. L'idée même m'en révulsait. Mais que faire?
LE CLIENT - Il Y a de pires décisions.
MONSIEUR LOUPARD - Oui, certes...J'ai donc posé le problème de la qualité à des sociologues, à des organisateurs, à des désorganisateurs -il y en a! à des conseillers de synthèse, à des hommes de main, à des mathématiciens: pour voir si par hasard?, à des experts en créativité, à des formateurs, à des communicateurs...
LE CLIENT - Tu n'y a pas été avec le dos de la cuiller.
HONSIEUR LOUPARD - Mais non. Et ça m'a coûté très cher. La plupart d'entre eux étaient des hommes remarquables. Ils m'ont ébloui chacun à leur tour. Ils ont chacun enrichi mon personnel... Mais je dois bien l'avouer: le résultat, voisin de néant!
LE CLIENT - Et alors?

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M0NSIEUR LOUPARD - Et alors... J'étais désespéré. L'Europe sonnait à ma porte... Et tout à coup, Tu t'es énervé et c'est toi qui es arrivé. O stupeur: le client dans le sanctuaire, où selon les canons anciens il n'aurait jamais dû mettre les pieds...
LE CLIENT - Le loup dans la bergerie?
MONSIEUR LOUPARD - Ou plutôt le brochet dans le bassin des carpes. Et tu as -moralement- réuni mon personnel et tu leur as dit:" A vous de jouer: Si vous jouez bien, je commande, si vous jouez mal je ne commande pas." Coup de tonnerre! Il y a eu comme un déclic... Je les croyais idiots: ils avaient parfaitement bien compris.
LE CLIENT - Voilà ce que c'est, Jacques: non plus les conseilleurs, mais le payeur: on l'écoute.
MONSIEUR LOUPARD - Exactement. Tu pourrais me dire qu'il aurait suffi d'y penser! En tout cas, Pierre, à partir de ce jour, tout a été transformé. Et encore une fois, je t'en fais tous mes remerciements.
LE CLIENT - Je t'en prie. Si tu savais ce que j'y ai gagné!
MONSIEUR LOUPARD - Une seule chose m'ennuie: Maintenant que nous savons que l'ordre même de mon entreprise dépend de tes ordres à toi, je me demande vraiment ce que je fais ici.
LE CLIENT - Sois tranquille, même si c'est moi qui commande -pur jeu de mots-, c'est toujours toi le patron. Tu ne vas pas tarder à t'en apercevoir. Et puis tu peux toujours régner sur tous tes fournisseurs! Va mettre de l'ordre chez eux, ils t'en seront reconnaissants. Bonne chance. (il sort)