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LA PATRONNE EST DE RETOURMichel Fustier


Madame Reboul a dans sa jeunesse fondé une entreprise d'articles ménagers qui, avec le temps est devenue une très grosse affaire. A l'âge de soixante ans, devenue très riche, elle s'est retirée pour se livrer à sa passion des voyages et elle a laissé la direction de l'entreprise à son fils Julien. Sept ans après, rien ne va plus. Le fils n'a pas le pouvoir charismatique de sa mère et, de caractère trop technocratique, il a négligé la "dimension humaine" "de l''entreprise... Elle revient en urgence pour reprendre les choses en main.
Madame Reboul - à mi-chemin entre Marcel Dassault et les vieilles dames de Faizant - est une septuagénaire efficace, autoritaire, décidée, inventive, avec assez de distinction naturelle pour se permettre d'employer un langage très décontracté. Sa phrase est pressée, directe, désinvolte, au point qu'elle prononce à peine certaines syllabes: (il n'y) a qu'a ... (Je) n'ai tout de même pas à ... (il ne) faudrait pas que ... etc ... sans pour cela perdre un pouce de sa distinction. Julien a une quarantaine d'années: il est précis, minutieux, appliqué...


Scène 1
JULIEN - (au téléphone) Elle vient d'arriver! Très bien. C'était prévisible! Comme si on n'avait pas assez d'emmerdements comme ça... Où est-elle exactement? Elle est dans l'ascenseur. Déjà... Le retour de la patronne en direct ! Enfin, je vais tacher de tenir le coup. Je l'entends, je .raccroche.
JULIEN - Ah, te voilà!
MADAME RE.BOUL - Oui, me voilà.
JULIEN' - Je m'étonne seulement que tu aies mis si longtemps.
MADAME REBOUL - Je n'ai tout d même pas l'œil fixé sur les cours de la Bourse. J'arrive tout droit de Roissy.
JULIEN - Où étais-tu encore?
MADAME REBOUL - Dans le Shang-Si.
JULIEN - Qu'est-ce que tu pouvais bien foutre en Chine? Je n'arrive pas à comprendre ce goût pour les voyages! Sans compter que tu pars toujours sans rien dire à personne!
MADAME REBOUL - Je suis libre, je pense. Madame Reboul a rendu assez de comptes comme ça! Si à soixante-douze ans, Madame Reboul n'était pas enfin libre...! Est-ce que tu n'es pas assez grand pour te débrouiller tout seul...? (elle pose ses affaires) Non, c'est vrai, tu n'es pas assez grand.
JULIEN - Ecoute, Maman ...
MADAME REBOUL - Quand je suis partie il y a six mois, il y avait bien un petit fléchissement dans les affaires. Mais j'étais loin de penser que ça se transformerait en catastrophe! Avec tous tes diplômes! Qu'est-ce que tu as encore bien pu fabriquer?
JULIEN - Mais je n'en sais rien! La Bourse, tu sais... Il suffit qu'un cinglé fasse courir un bruit... La filiale du Brésil a fait faillite: d'accord, on a accusé le coup. Mais ça n'est pas ça qui peut changer la course du soleil...
MADAME REBOUL - Mais le cours de la Bourse, si.
JULIEN - En dehors de ce fait objectif, je ne vois vraiment pas...
MADAME REBOUL - Mon petit Julien: toi qui es si intelligent... Tout de même! Pour que l'action perde la moitié de sa valeur il a bien fallu qu'il se passe quelque chose... La moitié de sa valeur en quatre mois et demi!
JULIEN - Justement, c'est anormal... Au contraire, notre audace, tous les risques que nous avons pris... Des pertes, bien sûr, mais nous allons de l'avant! S'il n'y avait pas des gens mal intentionnés!
MADAME REBOUL - Il y a toujours des gens mal intentionnés... ou trop bien informés! Vous avez dû faire sans vous en rendre compte une série de gaffes magistrales. Et moi, pendant ce temps je me promenais tranquillement pour essayer de dépenser mes sous intelligemment: si j'avais su que ma fortune était en train de s'évaporer! Tu n'as vraiment aucune idée de ce qui s'est passé?
.JULIEN - Je te l'ai dit: des gens mal intentionnés. Et une série de malchances...
MADAME REBOUL - C'est tout ce que tu trouves à répondre. Voilà sept ans que je t'ai passé la barre... Tu te souviens de ce que je t'ai dit: "je ne serai pas de ces mères abusives qui... etc, etc..." Avec une mère comme moi tu avais toutes tes chances! Pendant six ans ça a flotté à peu près. Et puis tout à coup, tout fout le camp. Pourtant, tu l'as eu, le temps de trouver ton style de management, comme tu dis!
JULIEN - Ca n'est pas du tout la question... J'ai tout de même réussi à éviter le dépôt de bilan!
MADAME REBOUL - C'est bien, ça, fiston!
JULIEN - Ecoute, maman, je voudrais que tu voies les choses de la même façon que moi...
MADAME REBOUL - Surtout pas, surtout pas! Ne m'explique rien: tu réussirais encore à m'embobiner. Quand je pense que tu as quarante-trois ans et qu'à ton âge... Enfin n'en parlons plus.
JULIEN – Quarante-quatre. Quarante-trois, c'était l'année dernière.
MADA1Œ REBOUL - Ne t'amuse pas à me vieillir... Quarante-quatre, tu es sûr?
JULIEN - Naturellement! Ecoute...
MADAME REBOUL - Non: je veux voir les choses de mes yeux. Je vais faire une plongée en profondeur. Trouve-moi Gilbert ...
JULIEN - Gilbert est parti à la retraite l'année dernière.
MADAME REBOUL - Il y a bien un autre chauffeur! Je veux aller dans toutes les usines, à Reims aussi et à Mâcon. Et même à Limoges. Pendant sept ans je t'ai laissé faire: voilà le résultat! Il faut croire que tu vivais essentiellement sur la vitesse acquise. Maintenant je ne me fie plus qu'à moi-même. Envoie des telex pour les prévenir de mon retour. Et toi, tiens-toi tranquille en attendant que je refasse surface. Ah, encore une chose: que disent les banques?
JULIEN - Ca va les calmer un peu de te savoir revenue.
MADAME REBOUL - Ils n'ont jamais aimé les risques. Je passerai un coup de téléphone à Jean-Jacques tout à l'heure... Il ne faudrait pas que la Lyonnaise nous lâche... Il y a longtemps qu'il est parti à la retraite, Gilbert?
JULIEN - Non: quelques mois.
MADAME REBOUL - Tu ne pourrais pas essayer de le récupérer? C'était mon éminence grise... Le chauffeur de la patronne! Il avait même l'oreille des syndicats. Dieu sait si j'en ai réglés, des problèmes, grâce à lui: ni vu ni connu, à la barbe de mes couillons de... enfin ça va.
JULIEN - Mais, Maman, dans une entreprise moderne, tu dois faire confiance à tes cadres, tu ne peux pas les court-circuiter...
MADAME REBOUL - Taratata: tu vois où ça nous a mené tes théories. En ce qui te concerne, il aurait mieux valu que je te fasse un peu moins confiance. Ça va, je vais partir avec le nouveau chauffeur. Quand tu auras repêché Gilbert, qu'il vienne prendre la relève. Je peux encore te confier cette responsabilité?
JULIEN - Je vais faire de mon mieux.
MADAME REBOUL - Très bien, je pars. Tu n'as rien de plus à me dire?
JULIEN - Que veux-tu que je te dise: tu as encore 80% des actions.
MADAME REBOUL - Heureusement... que je les ai encore!


Scène 2 (huit jours après)
JULIEN - Maman. je ne sais pas si tu te représentes bien le désordre que tu as semé partout? C'est bien beau les inspections, mais...
MADAME REBOUL - Le désordre?
JULIEN - Un de mes principaux soucis, depuis que je suis à la tête de cette société, a été de brider... les spontanéités... anarchiques, les enthousiasmes intempestifs, de canaliser un peu les... et toi... .
MADA1ΠREBOUL - De canaliser les enthousiasmes! De les tuer, tu veux dire.
JULIEN - Ne plaisante pas, je t'en prie. Tu nous a refoutu le bordel... Je crois qu'il n'y a pas un manœuvre avec lequel tu n'aies été trinquer. Tu sais ce que nous avons dépensé, rien qu'en vins d'honneur, depuis ton retour?
MADAME REBOUL - Tu en as tenu le compte?
JULIEN - J'ai un contrôle de gestion en temps réel. Chaque fois qu'un employé pête de travers, le lendemain, je le sais
MADAME REBOUL - Ce que tu peux tenir de ton pauvre père... et moi, je pète beaucoup?
JULIEN - Je perds peut-être de l'argent, moi, mais au moins je sais que je le perds. Tandis que toi...
MADAME REBOUL - Moi, j'en gagnais sans le savoir?
JULIEN - Sur le plan des méthodes de gestion, il n'y a pas de quoi t'en vanter.
MADAME REBOUL - Ah oui! J'aime tout de même mieux ma méthode à moi! Mais de toute façon, faire des bénéfices n'est pas du tout le résultat d'une bonne gestion... enfin je me comprends!... c'est la conséquence lointaine et triviale d'une multitude d'autres choses bien plus importantes, des choses qui touchent à l'imagination, à la ténacité, à l'intuition, aux sentiments. Les vins d'honneur en font partie.
JULIEN - Je ne sais pas si tu te rends compte! A Macon, ils t'ont fait boire un petit vin blanc... Mais Maman, tu as soixante-douze ans!
MADAME REBOUL - Et alors! Tu crois que ça ne leur a pas fait plaisir, aux gars, de voir la patronne un peu pompette. Ils m'attendaient tous au tournant. Je ne sais même pas si je ne l'ai pas fait exprès...
JULIEN - Je t'assure que je ne suis pas vraiment très fier d'avoir une mère qui se laisse aller... Tu sais que j'ai interdit l'alcool dans l'enceinte des établissements!
MADAME REBOUL - Imbécile! Si on veut faire parler les gens, il faut bien donner l'exemple! Non, je t'assure, si tu as fait des pertes, c'est parce que tu attaches beaucoup trop d'importance à l'argent: tu louches dessus, tu ne vois plus le reste. Naturellement, l'argent, ça peut se compter, et tu aimes tellement compter! Tu te vautres littéralement dans les comptes: c'est bien pire que l'alcool. Je ne pensais pas t'avoir élevé comme ça.


Scène 3 (encore quelques semaines)
MADAME REBOUL - En attendant, c'est bien ce que je pensais ...
JULIEN - Qu'est-ce que tu pensais?
MADAME REBOUL - Bon, je pose mes affaires, je m'installe: avant d'aller plus loin, j'ai quelques questions à te poser.
JULIEN - Tu n'as pas assez cuisiné ton monde?
MADAME REBOUL - Je t'ai gardé pour la bonne bouche... si on peut dire. Et d'abord, qu'est-ce que c'est que ce splendide bâtiment que j'ai vu à Reims, à gauche de l'entrée, là où le père Lavigne faisait pousser ses pommes de terre?
JULIEN - Mais... c'est le Centre de Recherche. On ne te l'a pas dit.
MADAME REBOUL - On me l'a dit, mais je ne l'ai pas cru.
JULIEN - Pourquoi est-ce que tu ne l'as pas cru?
MADAME REBOUL - Parce que ça n'est pas croyable. Un Centre de Recherche!
JULIEN - Ecoute: dans cette société, avant... de ton temps, tout le monde faisait de la recherche partout: avec des moyens dérisoires et à un coût ahurissant. J'ai simplement voulu rationaliser un peu.
MADAME REBOUL - Rationaliser un peu... D'abord, ce n'est pas un peu, c'est beaucoup. Et puis, qu'est-ce que ça veut dire rationaliser?
JULIEN – Rationaliser?... Vois-tu, tu es une femme...
MADAME REBOUL - Je suis une vieille dame. N'aie pas peur des mots. Alors, rationaliser? ...Si, je t'avoue que ce mot là, il me fait peur.
JULIEN - Ca veut dire... Je ne sais pas moi, faire des classements, mettre lesboulons avec les boulons, les ingénieurs avec les ingénieurs, les casseroles avec les casseroles... Qu'on s'y reconnaisse! C'est tout bête.
MADAME REBOUL - Je ne te le fais pas dire. Tu crois que lorsque j'achète une voiture j'achète le caoutchouc d'un côté, les tôles de l'autre, les ressorts d'un troisième? C'est quand c'est tout mélangé que ça marche.
JULIEN - Ne sois pas ridicule! Si tu savais comme j'ai peur de cet espèce de gros bon sens populaire dont tu aimes tant te prévaloir.
MADAME REBOUL - Dis tout de suite que tu me trouves vulgaire! Alors, comme ça, tu as voulu rationaliser la recherche?
JULIEN - Eh oui, rassembler tous les moyens, disposer de laboratoires performants, centraliser l'information, poser les problèmes au plus haut niveau ...Tu comprends cette fois?
MADAJŒ REBOUL – Ça m'aurait étonné que tu n'aies pas dit au moins une fois: "au plus haut niveau!" Quand je pense à tout le tracas que nous nous sommes donné pour que tu puisses faire des études sérieuses... On se laisse impressionner! On aurait mieux fait d'acheter des machines, on n'était pas tellement riches, à l'époque! Et là-bas dedans, dans ton centre de Recherche, ça cherche ou ça trouve?
JULIEN - VVVouiii, on trouve, on trouve... On a trouvé par exemple le Tekmes 300
MADAME REBOUL - Ah! Jamais entendu parler.
JULIEN - Mais ça n'a pas bien marché. On l'a retiré de la vente.
MADAJŒ REBOUL - Avec un nom pareil! Et c'était quoi, le Tekmes 300.
JULIEN - Un couteau au laser... pour découper les gigots
MADAME REBOUL - Je comprends: pourquoi pas un ouvre-boite atomique? Qu'est ce qui s'est passé ?
JULIEN - Il y a eu des accidents.
MADAME REBOUL - Tiens donc! Et à part le Tekmes 300, quoi donc?
JULIEN - Attends un peu!... Nous sommes sur la bonne voie... mais il y a quand même des délais à respecter. C'est un investissement à long terme.
MADAME REBOUL - C'est bien ce que je craignais. Donc encore rien! Et ça t'a coûté combien, ton investissement à long terme? Pour une fois ça m'intéresse.
JULIEN - Ne t'inquiète pas: j'ai fait un emprunt dans de très bonnes conditions.
MADAME REBOUL - Ca veut dire quoi, de bonnes conditions?
JULIEN - Si le dollar n'avait pas monté brusquement...
MADAME REBOUL - Ah, parce que c'est un emprunt en dollars... Ça fait drôlement chouette ça. Un emprunt en dollars! Ça épate les copains.
JULIEN - Chaque année, je t'ai envoyé tous les documents... Si tu avais quelque chose à redire... Je te disais bien qu'on avait joué de malchance! Il finira bien par descendre.
MADAME REBOUL - Quand nous aurons fini de rembourser. Si nous y arrivons.


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MADAME REBOUL - Ecoute bien ce que je vais te dire: tu sais ce que tu as fait avec ton Centre de Recherche? ...
JULIEN - Dis toujours ...
MADAME REBOUL - Avant, tout le monde se sentait responsable des produits nouveaux, c'est à dire de la vie de l'entreprise. Et n'importe qui pouvait en inventer... Et n'importe qui en inventait. Un peu pagaille, je veux bien: mais si riche et si amusant pour tout le monde.
JULIEN - Quand même, si ton critère c'est qu'on s'amuse.
MADAME REBOUL - Mais bien sûr que mon critère c'est qu'on s'amuse. N'imagine pas faire travailler des gens qui ne se font pas en même temps un peu plaisir. Beaucoup plaisir, même.
JULIEN - Allons bon!
MADAME REBOUL - Et puis autre chose: avec ton Centre de Recherche tu as séparé ceux que tu as estimé dignes de faire de la... création, les cracs! et les autres, voués à des tâches répétitives, les couillons d'exécutants, les pauvres types tout juste capables de rester derrière le cul de leurs machines. Conséquence: ceux qui sont arrivés ne vont plus nulle part, et ceux qui ne sont pas partis savent qu'ils n'arriveront jamais. C'est comme ça qu'on casse une boite. La vie ne va pas sans un certain désordre. Alors, avec ta rationalisation!-
JULIEN - Mais tous les principes de l'organisation... l'efficacité, la concentration des moyens, la spécialisation ...
MADA1Œ REBOUL - Un corps sans âme! La recherche est l'âme de l'entreprise. Si tu sépares l'âme du corps! De mon temps ça s'appelait la mort. Je suis bien bonne de te donner toutes ces explications!... Non, quand on sait s'y prendre, les bons produits vous poussent tout seul entre les doigts de pied!
JULIEN - Comme les petites fleurs au bon jardinier...

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MADAME REBOUL - Exactement. Il n'y a plus qu'à les cueillir! Et encore ça ne serait rien si avec ton Centre de Recherche... une fois qu'on a un Centre de Recherche, il faut bien qu'il serve... si tu ne t'étais pas mis à partir dans toutes les directions.
JULIEN - Une entreprise moderne se doit de se diversifier.
MADAME REBOUL - Oui, mais pas n'importe comment. Alors quand je vois que nous, qui sommes avant tout une affaire d'appareils "ménagers" pour les "ménagères ... " - ça, c'est ma seconde question – (elle sort des dossiers de son sac et les fait claquer sur la table) nous nous sommes lancés: premièrement dans le génie atomique - il y a de quoi faire peur à nos meilleures clientes-, deuxièmement dans l'engineering de production, troisièmement dans les trains d'atterrissage...
JULIEN - Ce sont des retombées de nos recherches. Toi qui t'inquiétais tout à l'heure... J'ai fait tout ce qu'on nous a appris à l'Ecole.
MADAME REBOUL - C'est bien ce que je craignais... Mais comment veux-tu qu'une entreprise s'y reconnaisse? Une entreprise, c'est comme une personne, il faut qu'elle sache qui elle est, où elle va. L'électroménager fait encore 85 de notre chiffre d'affaire: mais tous les cadres qui s'en occupent sont convaincus qu'à terme, dans ton esprit, l'électroménager est condamné ...
JULIEN - Mais jamais de la vie!
MADAME REBOUL - Tu peux protester... Quand ils voient toutes les dépenses que tu fais pour tes diversifications, et plus rien pour eux, comment veux-tu qu'ils se défoncent?
JULIEN - Ce sont des vieux ...
MADAME REBOUL - Des vieux comme moi, c'est ça que tu veux dire?
JULIEN - Et tu as tellement pressé le citron.
MADAME REBOUL - Je t'assure qu'il reste encore beaucoup de jus. Mais quand ils s'aperçoivent que les nouveaux cadres que tu as embauchés à prix d'or pour "diversifier" les regardent de haut, ils le gardent, leur jus. Et pourtant ce sont eux qui font vivre la boutique! Il faut nourrir la vache à lait... Quand on a une bonne vache à lait, il ne faut pas la laisser crever... Tu sais où tu vas, toi?
JULIEN - Mais naturellement!
MADAME REBOUL - Ah oui: dis-moi ça.
JULIEN - Je... donne à la société, dans nos domaines de compétence, une dimension internationale...
MADA1(E REBOUL - Et c'est pour ça que, depuis que je suis partie, tes exportations ont diminué! Beau résultat! Et avec l'échec du Brésil...!
JULIEN - Ne me parle pas du Brésil. Quelle gloire y a-t-il à vendre des cocottes minute à des moitiés de négresses. Si nous ne rentrons pas dans le club des entreprises à technologie de pointe... La micromotorisation, c'est notre chance! D'accord, j'ai pris des risques, mais ...
MADAJŒ REBOUL - Tu pètes plus haut que ton derrière... Les technologies de pointe! Alors, pourquoi as-tu, quatrièmement, racheté récemment une affaire de saucissons (nouveau dossier claqué sur la table)! Hein, dis-moi? Pas très pointu!
JULIEN - C'était une très belle occasion ...
MADAME REBOUL - Vraiment drôle de façon de pousser ta pointe.
JULIEN - Tu te répètes.
MADAME REBOUL - Sois au moins logique!... Tu es un innocent. Avec toutes tes histoires, l'entreprise est devenue comme folle. S'il y avait des hôpitaux psychiatriques pour entreprises, je lui ferais faire tout de suite un petit séjour. Paranoïa d'un côté, mégalomanie! Et de l'autre, perte d'identité, sénilité précoce. Un joli cas clinique!
JULIEN - Tu exagères vraiment.
MADAME REBOUL - Je t'ai livré une entreprise qui, mentalement, se portait bien ...Mais effectivement, moi je me sentais un peu dépassée par... enfin cette évolution du monde moderne. Je m'étais dit: lui se débrouillera mieux. Et puis il a étudié. Il faut que je passe la main...
JULIEN - Ce que tu oublies de dire, c'est que tu avais complètement écrasé l'affaire sous le poids de ta personnalité. Quand je pense que tu allais jusqu'à choisir les moquettes et à imposer la couleur des bureaux ...
MADAME REBOUL - Oui, mais je foutais la paix aux gens dans leur travail. Bien plus, je suscitais toutes les initiatives possibles. Et je faisais face au risque. Je n'ai jamais engueulé quelqu'un pour avoir pris une décision originale, même désastreuse. Ne me dis pas le contraire.
JULIEN - Tu te l'imagines. Tu piquais de ces colères!
MADAME REBOUL - Et alors?
JULIEN - Si tu crois que les gens savaient où donner de la tête!
MADAME REBOUL - Ils le savaient parfaitement. Les buts étaient parfaitement clairs. Dans une entreprise il faut savoir non seulement libérer les initiatives, mais aussi les contrôler. Libérer, contrôler: c'est ça mener une entreprise... Si on ne fait que libérer, c'est la pagaille. Si on ne fait que contrôler, c'est la paralysie... Encore une fois, c'est compliqué la vie. Peut-être que c'est trop compliqué pour toi.
JULIEN - Je t'en prie, Maman, arrête de faire de la poésie! C"est le ying et le yang que tu as été apprendre en Chine?
MADAME REBOUL - Il fallait quand même qu'elle soit solide, cette baraque, pour t'avoir résisté aussi longtemps!
JULIEN - Ca m'aurait étonné que...

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MADAME REBOUL - D'ailleurs je n'avais pas besoin de descendre dans les détails. Ils me regardaient passer: j'étais Madame Reboul, la mère des ménagères, la fée du foyer, l'amie des cuisinières. Il suffisait de me regarder pour savoir qui on était, où on allait, ce qu'on devait faire.
JULIEN - Un véritable mythe ambulant!
MADAME REBOUL - Pas ambulant: fondateur.
JULIEN - Un mythe fondateur! Tu me fais rigoler... C'est très dépassé.
MADAJŒ REBOUL - Comment: dépassé! Je t'assure que lorsque je descendais du Siège dans une usine pour donner le feu vert à un produit nouveau... On réunissait tout le personnel, représentants y compris, et moi, là, sur l'estrade, dans mon costume de cérémonie - généralement un tailleur sortant de chez Dior -, après avoir reçu le fer à repasser, ou la cocotte-minute, ou le grille-pain des mains de ceux qui l'avaient mis au point, je l'essayais longuement. Par trois fois... Vois-tu, les Rites, ça compte aussi. Le Mythe et les Rites! ... Une entreprise, si on n'y croit pas, s'il n'y a pas de foi...! Et à la fin je disais: bon pour le service... Pour un peu j'aurais parlé latin! Et toute l'usine qui applaudissait... La Grande Ménagère a donné sa bénédiction. Ils applaudissaient, car ils savaient qu'un bon produit nouveau, c'était du boulot assuré pour longtemps.
JULIEN - Quand auras-tu fini de te prendre pour la déesse-mère! Ils chantaient des cantiques, aussi?
MADAME REBOUL Tu peux bien faire de l'ironie! Et les clients aussi me connaissaient. J'ai probablement été la femme la plus interviewée de France et de Navarre. Et c'était de la bonne publicité... La déesse-mère! Pourquoi pas? Ça vaut mieux que ces affreux dieux rationalisateurs qui lui ont succédé: les Zeus, les Iawhé, les Jupiter, les Wotan... Les dieux rationalisateurs, violents à force de logique, les dieux des armées, les dieux des choses bien ordonnées, qui nous ont fait un de ces gâchis. Encore une fois, ça se vérifie.
JULIEN - Ecoute, tes trucs ... ! D'accord, je n'ai pas ton... charisme, ta présence. Mais j'ai fait une note de Politique générale, très sérieuse... et très claire. Ça s'appelle un projet d'entreprise.
MADAME REBOUL - Je l'ai lue et je n'y ai rien compris! Moi j'ai vécu quelque chose comme... une épopée, toutes proportions gardées! L'Odyssée... La Reboulade, si tu veux: et toi tu as fait une note de service très sérieuse! Et très claire! Tu te fous de moi? Très sérieuse et très claire! Je vaux cent vingt-cinq notes de service et trois cents tableaux d'affichage. Est-ce que tu t'es jamais servi d'un fer à repasser?
JULIEN - Voyons, Maman ... J'ai tout de même d'autres soucis ...

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MADAME REBOUL - C'est bien ce que je pensais.
JULIEN - ... et d'autres compétences.
MADAME REBOUL - Ah oui? dis-moi ça.
JULIEK - ... Eh bien, moi, je connais... je ne sais pas pourquoi Je t'en parlerais, c'est beaucoup trop compliqué pour toi: le marketing, la physique du solide, la recherche opérationnelle, l'informatique, la robotique Et de toute façon, j'ai des tas d'idées que tu n'as jamais eues.
MADAME REBOUL - C'est exactement ça. Tu manipules des idées de fer à repasser et tu t'imagines que ça suffit.
JULIEK - C'est avec des idées qu'on réfléchit, et c'est avec le produit de ces réflexions qu'on dirige les entreprises modernes.
MADAME REBOUL - Et qu'on les met en faillite. Pour toi une idée de ménagère repasse une idée de chemise avec une idée de fer à repasser. Ça m'explique tout.
JULIEN - Mais ça n'a rien à voir.
MADAME REBOUL - Et sans doute tu portes en toi des "idées de bénéfice"... Va donc payer tes traites avec des "idées de bénéfice"!
JULIEK - Tu es vache. Encore une fois c'est une série de malchances.
MADAME REBOUL - Très bien. Je comprends que tu préfères adopter une explication qui te sauve la face. En attendant, c'est moi qui dois faire front.
JULIEN - Une dernière fois, Maman... Pour faire entrer cette entreprise dans le vingt et unième siècle, il faut... Nous sommes à mi-parcours, au milieu du gué: tu peux
nous enfoncer, ce que tu vas vraisemblablement faire. Tu peux aussi nous sauver tous...
MADAME REBOUL - Tu crois que j'ai le choix?
JULIE:H - Qu'est-ce que tu vas décider? Moi, je n'ai que dix actions ...
MADAME REBOUL - Encore une fois, j'ai drôlement bien fait de garder toutes les miennes.
JULIEN - Et mes dix, tu ne veux pas me les racheter?
MADAME REBOUL- Pour ce qu'elles valent!
JULIEN - C'était de bon cœur. Et alors, qu'est-ce que tu vas faire?
MADAJŒ REBOUL – Laisse-moi une nuit pour réfléchir. Il faut quelquefois que je réfléchisse, moi. (elle sort)


Scène 8
JULIEN - Alors, tu as réfléchi?
MADAME REBOUL - Jean-Jacques est venu dîner à la maison, hier soir. Nous avons regardé la situation de près... Dans l'état où tu nous as mis, le vrai patron ici, c'est lui, le banquier! Heureusement, nous sommes d'accord sur tout. Sauf sur le point de savoir si on te balance immédiatement ou plus tard.
JULIEN - Merci de me défendre.
MADAME REBOUL - Ce n'est pas moi qui veux te garder, c'est lui. Je ne sais pas pourquoi. Ce qu'il y a de certain, c'est qu'il faut que, moi, je repique au truc. Il parait que ma présence... enfin c'est une question de confiance. Voilà! D'autre part, nous allons donner un coup d'accordéon: diminution de capital, pour éponger les pertes et assainir la situation: et immédiatement après: augmentation pour avoir de l'argent frais. Je vends la Xavière...
JULIEN - Tu n'y penses pas! Où irons-nous en vacances?
MADAME REBOUL - Les propriétés de famille, c'est fait pour jouir d'un repos mérité. Quand on ne le mérite plus, on vend. La Xavière, trois cent soixante-quinze hectares de forêts dans le massif du Mégal, mes actions de Saint-Gobain - dieu le bénisse - une hypothèque sur l'immeuble de la place des Vosges
JULIEN - Mais tu es folle!
MADAME REBOUL - Peut-être. Mais j'ai un certain sens de l'honneur. Je ne ferai pas payer mes dettes par d'autres... Ce que l'entreprise m'a donné, l'entreprise me le reprend: qu'elle soit remerciée! Mais sois tranquille: dans trois ans j'aurai remis la boite en route. Il me faut trois ans pour la calmer, lui redonner confiance, la remettre dans ses baskets. Après quoi...
JULIEN - Et moi?
MADAME REBOUL - Toi, en toute hypothèse, tu te charges de me liquider ton Centre de Recherche. Ça aussi, ça nous fera de la trésorerie... Ça n'est pas qu'en certaines circonstances je ne croie pas aux Centres de Recherche, mais... Pourtant tu gardes Loriol et Alliouche. Effectivement, ce sont des types bien. Tu vois, je sais le reconnaître. J'en aurai besoin.
JULIEN - Pour quoi faire?
MADAME REBOUL - Tu verras bien. Quant à toi ...il ne faut pas jeter le manche après la cognée: si tu es vraiment capable de tirer les leçons de ton échec, si d'ici trois ans tu as compris qu'une entreprise, ça a une psychologie, avec des états d'âme, sur lesquels il faut veiller précieusement ...
JULIEN – Et alors?
MADAME REBOUL - En attendant, ça te dirait d'aller diriger l'usine de Limoges?
JULIEN – (silence)
MADAJŒ REBOUL - Si tu préfères me donner ta démission tout de suite, je le comprendrai parfaitement...
JULIEN – (silence)
MADAME REBOUL ...Enfin si par hasard tu as réussi à oublier le marketing, l'informatique, la physique du chose et je ne sais plus quai encore, et si tu es arrivé à comprendre que ce qui domine, c'est le punch, l'intuition, l'écoute... tu vois, je te donne une chance, si petite soit-elle... Si tu as enfin découvert que les employés d'une société, c'est comme les enfants d'une famille... Quand on a réussi à mettre en marche leur petit moteur intérieur, il n'y a plus qu'à laisser filer, alors...
JULIEN - Alors?
MADAME REBOUL - Alors je repars faire le tour du mande et toi, tu reprends ta place. (elle se prépare à sortir)
JULIEN - Sinon?
MADA1Œ REBOUL - Sinon, je vends tout le bazar, je réalise mes biens et je repars itou refaire mon tour du mande. Quant à toi, tu n'auras qu'à postuler dans l'administration. Avec tous tes diplômes! Font jamais faillite!
JULIEN - Je suppose que c'est ton dernier mot.
MADAME REBOUL - En ce qui te concerne, oui. (elle sart)
JULIEN – (prenant le téléphone) Allo, c'est toi ... Elle vient de sortir. C'est bien ce que je pensais. Madame Mère se prépare à nous refaire sa guerre de quatorze. Elle est parfaitement sûre d'elle et elle balance la Recherche. Les vieux ne savent faire que ce qu'ils ont déjà fait ... Et en plus, elle est têtue comme une bourrique. Elle finira par crever sur son tas de fumier. Réfléchis de ton côté: moi, je me tire. Je vais tâcher de reconstituer le service Recherche hors de sa portée... Si tu veux venir avec moi et si tu n'as pas peur de quelques années de vache enragée, je t'emmène. L'avenir est à nous.