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LA PARABOLE DU JARDINIER
(La produtivité globale)
Michel FUSTIER


Une entreprise en difficulté a été nouvellement rachetée par un grand groupe industriel.. Sa direction a été confiée à un ingénieur sorti d'une très grande Ecole et qui rêve avant tout de belles et grandes machines tout flambant neuf. Ces vastes projets inquiètent la direction qui le remplace par un cadre sorti du rang, plus circonspect et plus réaliste. Lequel résout le problème posé en utilisant au mieux les installations existantes et surtout en stimulant l'ingéniosité et l'intérêt du personnel.
Le décor représente le bureau de monsieur Darcier, qui devient à la scène 2 le bureau de monsieur Le Plantier.


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DARCIER - Je vous ai fait venir pour vous annoncer une nouvelle importante.
LE PLANT1ER - Ah! De quoi s'agit-il, monsieur Darcier?
DARCIER - Asseyez-vous ... Je vais vous dire ça. Mais auparavant, Le Plantier, je voudrais vous poser quelques questions. Cela fait deux mois que vous êtes ici, je veux dire que le Siege vous a parachuté ici pour vous occuper de l'ancienne installation... Oh bien sûr, en deux mois je ne pouvals pas m'attendre à des miracles... Mais dites-moi, où en êtes vous?
LE PLANTIER - Je dois vous avouer que jusqu'ici j'ai surtout observé... J'ai vu beaucoup de choses. Mais effectivement il n y a rien là de... miraculeux.
DARC IER - Vous n'avez pas jugé utile, ici ou là, de ...
LE PLANTIER - Non... Bien sûr, j'aurais pu foncer tête baissée dans le planning, ou le magasin ...
DARCIER - Par exemple.
LE PLANTIER - Incontestablement il y a là des problèmes urgents. Il ne faut pas longtemps pour s'en apercevoir ...
DARCIER - Ca vous aurait donné du grain à moudre, en tout cas.
LE PLANTIER - Mais je ne pense pas que ce soit le rôle d'un directeur technique qui vient de prendre ses fonctions que de s'ensevelir dans des détails de ce genre. Surtout, surtout, permettez-moi de le dire, d'un directeur technique complètement livré à lui-même ...

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DARCIER - C'est vrai que je n'ai pas eu beaucoup de temps pour m'occuper de vous, Le Plantier... Donc, vous avez observé. Et qu'avez-vous vu? Moi, au moins, de mon bureau, je vois les chiffres: ça suffit à mon bonheur. Mais comme les chiffres ne sont que le reflet de la réalité, j'imagine que... Je suis très pessimiste, vous savez!
LE PLANTIER - Je le sais. Vous le répétez à tout le monde. Et cela n'arrange rien... Bien sûr, la situation n'est pas brillante; mais comme l'idée que les gens se font des choses est peut-être plus importante que les choses elles-mêmes.
DARCIER - Ecoutez-moi, Le Plantier: nous n'allons pas faire de la psychologie! Tant que le Siège ne nous aura pas offert de nouveaux équipements, nous ne pourrons rien faire de bon. J'inquiète le personnel! Mais tant mieux... Si je pouvais seulement les remuer un peu, là-haut ...
LE PLANT1ER - Je peux vous dire quelque chose?
DARCIER - Allez-y donc, C'est justement ce que je vous demande,
LE PLANTIER - Eh bien, Asticotez le siège tant que vous voulez. Semez la panique là-haut, affolez-les tous si vous voulez. Mais ici en bas, faites attention de ne pas mettre à zéro le moral des troupes.
DARCIER - Moi? Vous exagérez. En tout cas, c'est stratégique: eux par en dessous, moi par en dessus! Je prends la direction en tenailles.
LE PLANTIER - Tous les problèmes techniques... Bien, il y en a. Il y en avait avant que nous ne rachetions cette Société. Dieu sait quel bordel c'était! Et ii y en aura aussi longtemps qu'elle vivra. Il n'y a pas de quoi s'affoler. Mais dans l'état actuel des choses, à force de vous entendre dire que les problèmes sont insolubles, il n'y a plus personne pour les résoudre, Ou plus exactement personne ne s'imagine qu'il soit capable de les résoudre, C'est ça qui me paraît le plus inquiétant.
DARCIER - Et non, ce n'est pas inquiétant! Encore une fois, c'est la meilleure façon de faire pression sur le siège... Mais enfin si ça vous fait plaisir, inquiétez-vous. Dieu sait pourtant si en d'autres circonstances je crois aux "forces morales" comme dirait Clausewitz... Vous avez lu Clausewitz naturellement?
LE PLANT1ER – Non!
DARCIER - Tant pis! Mais à côté des forces morales, il y a aussi les moyens matériels et aussi longtemps que les installations seront vétustes, les locaux mal disposés... Vous avez vu mes nouveaux plans?
LE PLANTIER - J'en ai entendu parler.
DARCIER - Vous voyez, depuis deux ans je ne vis que pour ça... Ce qui explique que je néglige un peu le reste. (Il déploie des plans) Ce dont je rêve, c'est d'un costume sur mesure! Vous voyez, voici dans une machine d'un très haut rendement, absolument fiable... Top secret, naturellement. C'est Eduardo et Smith qui nous ont tout calculé... Le jour où vous me trouverez un cabinet de conseils qui arrive à la cheville d'Eduardo et Smith! Une conception entièrement nouvelle, cent cinquante mètres de long, aucune rupture de charge ...
LE PLANT1ER - Mais où voudriez-vous mettre ça?
DARCIER - Evidemment pas ici. Ici, j'ai fait une croix dessus. Mais je suis en train de négocier l'achat d'un terrain pas très loin... Pas de problèmes de ce côté. Et avec assez de dégagements pour installer plus tard en bout de chaine un conditionnement automatique. Regardez ça: une merveille! Et naturellement pilotage cybernétique, autocontrôle: presqu'aucune intervention manuelle... On viendrait la voir fonctionner du bout du monde ...
LE PLANTIER - Oui, c'est ce qu'on dit.
DARC1ER - Quoi? Qu'on viendrait la voir fonctionner du bout du monde?
LE PLANT1ER - Non: aucune intervention manuelle. Que vous allez virer la moitié du personnel.
DARCIER - Ne vous laissez pas intoxiquer par les syndicats. C'est de l'histoire ancienne. Mais depuis j'ai beaucoup révisé...

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LE PLANTIER - On est quand même dans un trou perdu. Comment voulez-vous qu'ils fassent pour retrouver du boulot?
DARCIER - Ca, mon vieux! C'est vrai qu'on m'appelle le chasseur de casquettes?
LE PLANTIER - Oui.
DARCIER - Tartarin, le chasseur de casquettes... Cette bande de traîne-savates!
LE PLANTIER - Ils ne sont pas contents de ce qu'ils ont; ils seront encore plus mécontents de ce que vous leur proposerez: vous aussi vous allez être pris en tenailles vous aussi ...
DARCIER - C'est ça la dialectique ... Pour une fois que nous pouvons nous en servir. Là où il n'y a pas de contradictions, il n'y a pas d'énergie disponible. Et puis nous doublons la capacité!
LE PLANTIER - Doubler la capacité ... Mais le marché est plutôt mou!
DARCIER - C'est le marché qui m'inquiète le moins. Le marché, on en fait ce qu'on veut. Si on se fie au marché, on se retrouve Gros-Jean comme devant... D'après les calculs du bureau d'études, on produirait sept tonnes-homme: un rendement jamais atteint. Et je vous prie de croire que Tartarin ne se vante pas! Il faut savoir ce qu'on veut.
LE PLANTIER - Oui, il faut savoir... A propos de bureau d'études... ?
DARCIER - Oui?
LE PLANTIER - Est-ce qu'il en a encore pour longtemps à travailler sur vos plans?
DARCIER - Pourquoi?
LE PLANT1ER - Il Y aurait tout de même quelques petites améliorations simples à apporter à l'installation actuelle en attendant... toute votre automaticité.
DARCIER - Le Plantier, ne comptez pas sur moi pour vous fournir une provision de rustines. Laissez pisser, mon vieux, Moins ça ira, plus ça ira! Sept à huit cents millions tout au plus, pour un groupe comme le nôtre: ils peuvent s'offrir ça.
LE PLANT1ER - Ca fait tout de même un bon paquet.
DARCIER - Ne plaisantez pas. Et justement ... Je vous le dis entre nous, mon vieux... votre boulot, c'est plutôt de faire que ça marche mal. Moins bons seront vos C.D.X... Vous n'avez pas compris? Mais revenons-en à vous: donc vous avez observé... oui, vous m'avez dit. Le moral! Je sais. Rien à ajouter, je pense. Mais permettez-moi une question plus personnelle. Techniquement où en êtes-vous? C'est dommage, occupé comme je l'étais, ue nous n'ayons pas eu le temps de faire connaissance ...
LE PLANT1ER - Que voulez-vous dire?

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DARCIER - Je veux dire que dans cette industrie assez complexe, où se posent des problèmes de chimie, d'informatique, de cybernétique, de mécanique, de biologie même ... Et encore plus avec la nouvelle installation! Elle est trapue, vous savez: même moi, quelquefois... Si je me souviens bien, vous êtes monté par le rang. L'école du soir. Beaucoup de mérite et de ténacité, mais...
LE PLANTIER C'est aussi de l'histoire ancienne? Mais depuis j'ai beaucoup bourlingué!
DARCIER - Oui, c'est ce qu'on m'a dit.
LE PLANTIER - Et je crois que je n'ai jamais occupé un poste sans en étudier à fond la théorie? C'a été ça, mon école... Je suis très curieux d'esprit.
DARCIER - Vous savez, sans un bon niveau en maths au départ...! Vous auriez même fait ça et là quelques petites inventions... ingénieuses.
LE PLANTIER - Oh, des bricolos... Je n'ai jamais eu beaucoup de moyens... Mais je crois que, ce qui se passe dans cette usine, je l'ai bien assimilé.
DARCIER - Tant mieux. En vous envoyant ici les gens du siège m'ont dit en effet que... Je ne fais pas grand cas des gens du siège, mais eux, ils font grand cas de vous! Bien. On ne peut pas se tromper toujours. Vous auriez même fait un stage à la Direction de Développement Humain? Oui, je sais, on n'y coupe pas maintenant! Tant pis. Donc, techniquement vous vous sentez o.k.?
LE PLANT1ER - Je réponds oui.
DARCIER - Très bien. D'ailleurs ils ont pris leurs responsabilités... Vous vous souvenez que j'avais moi aussi quelque chose à vous dire?
LE PLANTIER - Oui, je me souviens.
DARCIER Ca va être pour vous une nouvelle importante. J'en ai eu confirmation ce matin. Je vais vous quitter. On m'envoie au Brésil fonder une filiale.
LE PLANTIER - Ah! Au Brésil?
DARCIER - Oui. Ils ont absolument besoin de moi là-bas, parait-il! Quant à vous, ils m'ont chargé de vous l'annoncer, vous prenez la direction de la boite... Ça vous étonne?
LE PLANTIER - Pour tout dire... non.
DARCIER - Ah bon! Je croyais vous faire une surprise ... Vous étiez au courant?
LE PLANT1ER - C'était une possibilité. On m'en avait parlé. J'avais demandé de passer deux mois ici incognito pour... faire... enfin savoir... de quoi il retournait.
DARCIER - Ah bon! en mission d'inspection?
LE PLANTIER - Non, pas du tout ... De reconnaissance plutôt...
DARCIER - J'allais vous apporter toutes mes félicitations.
LE PLANTIER - Mais... vous pouvez. J'ai accepté le poste avant-hier.
DARCIER - Donc toutes mes félicitations... Vous m'intriguez: vous savez que vous prenez un gros risque! Moi, ça ne me déplait pas au tout de quitter ce bled et d'aller prendre l'air. Le Brésil! Le grand air, je veux dire! Ces pays neufs: on n'a pas à s'embarrasser de traditions ni de syndicats, on y trouve de l'argent, tant qu'on en veut! En tout cas, faites du bon travail ici... Je suis persuadé... Je vous refile le bébé.
LE PLANT 1ER - Quel bébé?
DARCIER - La nouvelle installation. Moi j'ai pensé la chose, je vous ai mâché le boulot. Théoriquement, c'est fin prêt! Mais vous, vous êtes un homme de terrain et je pense que vous serez tout à fait à même de tout mener à terme.
LE PLANTIER - Merci. C'est un très gros dossier.
DARCIER - Le dossier est bon, il est excellent même: mais vous aurez encore à plaider. Sont têtus là-haut.
LE PLANTIER - Malheureusement je n'ai pas votre éloquence naturelle. Ni vos diplômes. Ni votre autorité en matière technique ...
DARCIER - Si c'est nécessaire, je reviendrai entre deux avions ... Ils vous ont dit quelque chose sur le projet?
LE PLANT1ER - Ils sont plutôt hésitants.
DARCIER - Ah bon! Ils vous en ont parlé.
LE PLANTIER - Oui. Un peu, comme ça...
DARCIER - Dans le groupe, ils savent gagner des sous, je leur rends cet hommage, mais quand il s'agit de les dépenser il n'y a plus personne!
LE PLANTIER - C'est justement à cause de ça qu'ils en ont.

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DARCIER C'est un point de vue, Le Plantier, un point de vue assez étriqué... Il faudra qu'ils fassent revenir Eduardo et Smith, qu'ils vous expliquent le détail. Il faut que vous soyez incollable. Demandez Perroz, C'est un crack, il connait son affaire sur le bout du doigt. Et tâchez de mettre Regner dans le coup: Un contrôleur de gestion, même au niveau du groupe, ça sait compter. D'accord, il est un peu pisse-froid, mais il manie le pay-back avec une maestria... Des chiffres, mon vieux, des chiffres: personne ne peut rien contre les chiffres... Alors, Regner! Par contre, court-circuitez Delplanque, je le soupçonne d'être un crypto ...
LE PLANT1ER - Vous m'en direz tant! Delplanque?
DARCIER - Et en plus il a dix ans de retard! S'il n'avait pas l'oreille du grand chef... Aujourd'hui, à l'échelle mondiale, il faut vraiment voir grand. Mais je suis sûr que si vous y mettez la pression vous y arriverez... Voilà, Le Plantier: c'est tout ce que j'avais à vous dire. C'est vous le patron ici maintenant.
LE PLANT1ER - Quand comptez-vous partir?
DARCIER - Mais au plus tôt.
LE PLANTIER - Je vous propose de convoquer le comité d'entreprise pour demain. Vous leur ferez part des... et ensuite ...
DARCIER - C'est entendu. Dix heures, ça vous va.
LE PLANT1ER - Parfaitement. A demain.
DARCIER - Et encore une fois, mes compliments.

6 (deux ans après. Darcier revient du Brésil)
DARCIER - Je vous avoue, Le Plantier, que je suis pressé d'aller voir ça... Vous n'avez pas encore installé votre bureau dans les nouveaux bâtiments?
LE PLANTIER - Non, pas encore... asseyez-vous. Vous avez bien une minute. Après deux ans d'attente... Et le Brésil?
DARCIER - Nous en parlerons une autre fois... Ce sont des primitifs: on a beau leur démontrer qu'Ils ont tort, ils ne vous écoutent pas... Allons-y! Ça me démange de...
LE PLANT1ER - Mon cher Darcier, je vais vous décevoir: encore une fois. Je voudrais vous parler. Il n'y a pas de nouveaux bâtiments.
DARC1ER - Qu'est-ce que vous me racontez, Le Plantier?
LE PLANT1ER - J'y ai finalement renoncé.
DARCIER - Hein?
LE PLANTIER - Je dois même vous avouer que c'est essentiellement pour remettre en cause votre projet que j'avais été envoyé ...
DARCIER - Pourquoi ne me l'avez-vous pas dit?
LE PLANTIER - Vous auriez essayé de m'influencer. Et puis...
DARC1ER - Et puis quoi?
LE PLANT1ER - Vous n'auriez rien voulu entendre.
DARC1ER - Je ne suis pas sourd, tout de même!
LE PLANTIER - Oui, mais quand vous avez une idée quelque part...
DARCIER - Une certaine ténacité, Le Plantier. C'est de famille. Mais alors... ce redressement spectaculaire?
LE PLANTIER - C'est ici que nous l'avons fait!
DARCIER - Avec ce tas de ferraille?
LE PLANT 1ER - Avec ce tas de ferraille.
DARCIER Ça, alors, mon vieux! Je vous avais pourtant laissé un plan parfait. C'était la seule solution. J'étais sûr d'avoir raison.
LE PLANT1ER - Il y a sans doute plusieurs façons d'avoir raison.
DARCIER - Ce n'est pas ce qu'on m'a appris. Celui qui n'a pas raison a tort! Je n'en reviens pas! Ou alors c'est de la frime. Ecoutez, je ne suis plus rien ici, mais expliquez-moi au moins Vous n'aviez pas une chance sur mille de réussir
PLANTIER. - Ca n'est pas une question de statistique! Vous expliquer... Mon Dieu, volontiers si je peux... II y a beaucoup d'explications, Je crois, dont aucune n'est déterminante, mais dont la somme...
DARCIER - Finit par faire un bon total?
LE PLANT1ER - Exactement.
DARC1ER - C'est ce qu'on appelle une sous-optimisation, Le Plantier. Je n'y ai jamais beaucoup cru: on ne peut pas poursuivre plusieurs objectifs à la fois, il faut pouvoir se concentrer. Mais, allez-y mon vieux...
LE PLANTIER - Vous savez que je suis d'origine paysanne... J'ai grandi à la campagne. D'ailleurs avec un nom comme le mien... Et je me souviens que, quand j'étais petit, j'aidais mon grand-père à faire le jardin. Il me disait: tu vois cette pousse, garçon? Eh bien cette pousse n'est rien: si je la laisse sur le bord du talus, dans deux jours elle est morte. Ce qui est tout, c'est le terrain dans lequel je la plante... Le terrain, le soleil, la pluie, l'engrais...! et l'hiver je la protège, et au printemps je lui enlève les pucerons...
DARCIER - Où diable voulez-vous en venir?
LE PLANTIER - Vous, vous n'êtes pas un jardinier, vous êtes un forgeron: vous faites rougir le fer au feu et ensuite vous tapez dessus jusqu'à ce qu'il ait pris la forme que vous voulez... Il faut des forgerons, il faut des jardiniers. Mais moi, comme je suis plutôt un jardinier, j'al agi en jardinier. Et je me suis dit: la plante n'est pas très brillante, mais elle vit encore: travaillons le terrain, peut-être qu'elle reverdira... Je ne sais pas si vous l'avez remarqué, en anglais, pour dire une usine, ils disent volontiers "a plant"
DARCIER - C'est vrai. Je ne savais pas que vous saviez l'anglais! La même racine qu'implantation. Une implantation industrielle! Rien d'extraordinaire.
LE PLANTIER - Bien sûr. Mais si vous vous mettez à appeler votre usine une plante, ça change tout.
DARCIER - Alors?
LE PLANTIER - Oh, l'histoire est très simple... On ne peut pas substituer sa volonté à celle de la plante, mais on peut l'aider à ... reprendre courage, lui redonner envie de vivre. J'ai pris ma bêche, ma pioche, j'ai retourné le terrain, j'ai arraché les mauvaises herbes ...
DARCIER - Vous en avez viré beaucoup?
LE PLANTIER - Quelques-uns, les plus empoisonnants... Je ne suis pas un jardinier particulièrement tendre! J'ai pas mal élagué! Dans l'encadrement aussi: ce qu'il faut couper, il faut le couper. Mais j'ai surtout arraché des têtes les mauvaises idées et redonné aux gens l'envie de vivre. On s'est rencontré, on a discuté, on a fait beaucoup de formation. Mais pas du blabla: de la formation à partir d'un problème à résoudre.;.
DARCIER - Dès le départ vous aviez vraiment abandonné l'idée de la nouvelle machine?
LE PLANTIER - Je l'avais en tout cas mise de côté. Votre projet était très brillant: mais le personnel n'était pas capable de le prendre en charge. On aurait eu l'air aussi malins que si une soucoupe volante avait atterri dans notre champ de pommes de terre! Vous aviez pensé à ça?
DARCIER - Oh, bien sûr, Le Plantier. C'est un trou perdu ici: il aurait fallu embaucher pas mal de techniciens extérieurs.
DARC1ER - Non. Ça n'est pas de l'investissement, ça fait partie des frais d'exploitation ...
LE PLANTIER - Avec vos schémas comptables! Les. Experts-comptables sont. en partie responsables des difficultés de l''industrie française... Je vous disais donc qu'on avait fait de la formation à partir des problèmes à résoudre... D'abord j''ai réuni tous les. cadres, commerciaux y compris, et nous avons déterminé, en fonction du client - ça encore, c'était une petite révolution- les "sept" - chiffre mythique!- principaux problèmes à résoudre. Nous avons nommé pour chacun un chef de projet, une petite équipe formée des gens les plus concernés: et vogue la galère... Les galères, je veux dire. Vous allez frémir ...
DARC1ER - Quoi donc?
LE PLANTIER - La situation était tellement urgente que j'ai complètement démantelé le centre de recherche pour le mettre entièrement mis au service des projets en cours: ils sont tous devenus formateurs autant qu'inventeurs! J'ai même...
DARCIER - Pendant que vous y êtes... Je suis prêt à tout entendre!
LE PLANTIER – J'ai revenir Perroz. Effectivement il est très bien...
DARC1ER - Tout de même!
LE PLANTIER - ...Pour nous aider à résoudre quelques problèmes délicats: nous avons mis pas mal d'automatismes aux vieilles bécanes ...
DARC1ER - Ca a quand même dû vous coûter cher. Regner vous a laissé faire?
LE PLANTIER - C'est Delplanque qui nous soutenait
DARCIER - Ca ne m'étonne pas! Ca va dans le sens de ses thèses ...
LE PLANTIER - Nous avons conclu un pacte avec Regner: le critère, ce n'est plus le pay-back, c'est qu'on ne peut pas ne pas le faire... Une expérience en quelque sorte. Ce que nous voulions, c'était nous faire aspirer par le marché: nous n'avons pas investi pour réduire les coûts, mais pour garder les clients ou pour en gagner d'autres, pour améliorer la qualité, pour réduire les temps morts, pour diminuer les stocks, pour augmenter la flexibilité ...
DARCIER - Tout ça ce sont des incantations!
LE PLANTIER - Pas du tout. D'ailleurs, si on a mis le paquet, on a très vite fait des économies substantielles ...
DARCIER - C'est de la stratégie de gagne-petit, Le Plantier. C'est d'un provincial!
LE PLANTIER - Peut-être bien: mais ça a marché. Tout dans une entreprise passe par la volonté des hommes. Quand les hommes y croient, les vieilles machines croulantes se redressent ...
DARCIER - Et ça, ça n'est même plus de la psychologie, c'est de la parapsychologie. Je prends un bout de fer tordu dans ma main, j'ai le fluide et il se redresse!
LE PLANTIER - Le fluide, oui... Vous savez, quand nos ancêtres partaient pour les croisades, c'était aussi de la parapsychologie. D'ailleurs moi, je ne comprends pas, je suis comme vous, mais je constate... Je ne sais même pas tout ce qu'ils ont pu fabriquer! Une fois qu'ils ont senti qu'on avait des objectifs fermes, qu'on ne lésinait pas sur les moyens, qu'on ne voulait pas leur peau et qu'on s'intéressait à leurs idées... -surtout ça: qu'on s'intéressait à leurs idées! ils se sont démerdés comme des chefs... Vous n'avez pas idée de tous les petits montages qui se sont fabriqués la nuit, ni vu ni connus. Et le lendemain... il y avait des trucs impossibles qui marchaient. Ou le week-end! ...je vous assure qu'ils ont donné la sueur de la sueur! C'était tout à fait comme si ...
DARCIER - Comme si quoi?
LE PLANT 1ER - Comme s'ils avaient voulu mettre leur point d'honneur à prouver que leur vieille usine suffisait à la tâche ...Savez-vous combien il faut de temps pour changer un rouleau maintenant?
DARC1ER - Je m'attends à tout.
LE PLANTIER - Sept minutes, Du coup nos stocks ont baissé de trente pour cent... Je pourrais vous citer dix autres exemples. Je crois que pour un ouvrier, le plus important, c'est peut-être de fabriquer son usine.
DARC1ER - Et la spécialisation des tâches, qu'en faites-vous?
LE PLANTIER - Il est aussi faux qu'il faille déspécialiser que faux qu'il faille spécialiser... C'est le paradoxe absolu: toute affirmation exclusive de son contraire est fausse, y compris elle-même. C'est un peu comme le mystère d'Achille et de la tortue. Avec le langage on ne peut pas 1'exprimer, mais dans l'action, ça marche: c'est Achille qui gagne.
DARC1ER - Si vous philosophez, maintenant!
LE PLANT1ER - Pourquoi pas?
DARCIER - N'empêche qu'ils ont dû en faire des bêtises, inexpérimentés comme ils l'étaient!
LE PLANTIER - Quand une branche pousse tordu, on la coupe, ça redonne de la sève aux autres,.. D'ailleurs ils n'en ont pas fait tant que ça! Et en plus ils commencent à être beaucoup mieux payés. L'élimination des coûts cachés, la diminution du stock, l'augmentation du chiffre d'affaires, ça en a fait des ressources.
DARCIER - Ecoutez, Le Plantier, tout ce que vous me racontez, je ne peux pas le croire, montrez-moi vos chiffres, si ça n'est pas indiscret,
LE PLANTIER - Mais pas du tout. Regardez: Chiffre d'affaire, indiscutable, malgré l'inflation, ça monte... Les clients ont été très sensibles à nos efforts pour nous rapprocher d'eux. Ils ont joué le jeu formidablement. Il est vrai que nous avions un excellent Public Relation...
DARC1ER - Je comprends: pour réussir à embarquer ces salauds de clients!
LE PLANTIER - Les frais de personnel, eux, ils commencent à monter. Je vous l'ai dit, au début on s'est serré la ceinture: maintenant c'est la récompense.
DARCIER - Vous vous êtes fait posséder, Le Plantier.
LE PLANTIER - Pas du tout. C'est moi qui ai insisté. Et j'ai même embauché, à des points stratégiques... Les coûts indirects, eux, ont baissé: Le nombre de trucs inutiles qui pouvaient se faire ici et là! La quantité de tonnes produites n'a pas tellement augmenté: si nous avons amélioré le chiffre d'affaires, c'est en valorisant la marchandise. Mais conséquence de tout cela, les C.D.X. ont dégringolé et il y a trois mois nous sommes sortis du rouge.
DARCIER - Il y a vraiment des manipulations que je ne comprendrai jamais.
LE PLANTIER - N'imaginez pas que je les comprends... Vous faites de petites choses, elles s'ajoutent les unes aux autres, dans le désordre, dans la pagaille, dans l'approximation... et puis, tout à coup elles se rejoignent, se coordonnent... Et vous ne savez pas pourquoi, un matin, ça marche! La mayonnaise a pris... La vie ne va pas sans quelques mystères. Ça aurait très bien pu ne pas marcher.
DARCIER - En tout cas, vous avez eu de la chance!
LE PLANTIER - Je vais être schématique, pour une fois: au centre la machine, d'accord: c'est elle qui produit. Autour, pour s'occuper de la machine, les hommes... On élargit! Et à la périphérie, pour s'occuper des hommes, le chef! Si vous mettez le chef au centre, tout est foutu.
DARCIER - Vous n'avez pas envie de venir faire un tour avec moi au Brésil?
LE PLANT1ER - Je n'y tiens pas. Vous avez des problèmes?
DARCIER - Pas particulièrement... Ça m'aurait fait plaisir.
LE PLANTIER - Mais ce qui va vous faire plaisir... Venez.
DARCIER - Où donc?
LE PLANTIER - Vous allez voir. Vos plans, je les ai ressortis. Il ne faut tout de même pas croire que notre vieille usine est éternelle. Elle jette ses derniers feux... La clientèle nous tire bien au-delà de ce que nous pouvons produire. D'ailleurs le personnel s'en rend bien compte: mais maintenant il est demandeur... Et si vous voulez tout savoir, avec la pleine bénédiction du groupe, j'ai remis au travail Eduardo et Smith.
DARC1ER - Ca n'est pas possible!
LE PLANTIER - Il fallait qu'avant de vous le dire, je vous explique... Mais si maintenant vous voulez venir voir le chantier. Les fondations sortent de terre. Bien sûr on a apporté quelques modifications au projet. Nous avons maintenant, collectivement, une expérience que vous n'aviez pas. Et puis nous allons faire plus flexible, plus simple, un peu moins intégré... C'est dans l'air du temps. Mais vous reconnaîtrez toutes les grandes lignes. Venez.
DARC1ER - Alors, je ne me suis pas complètement trompé?
LE PLANT1ER - Non: vous ne vous êtes pas trompé. Sauf dans votre appréciation du temps: votre seul tort est d'avoir eu raison trop tôt...
DARCIER - Autrement dit: moi aussi, vous m'avez récupéré, jardinier?
LE PLANTIER - Eh, eh ... (prenant un accent du terroir) M'sieur Darcier, faut jamais rien laisser perdre! Pas vrai?
(ils sortent)