L'OISEAU RARE
Michel Fustier
Un chasseur de têtes a repéré dans un grand groupe industriel
un brillant Directeur de Communication. Il tente de l'attirer dans une entreprise
de province qui vient d'être rachetée par les Américains
et qui aurait bien besoin qu'on promeuve son image de marque. Malgré
la perspective d'une situation nettement améliorée, la femme et
la famille du candidat malgré lui n'ont pas très envie de quitter
Paris...
Personnages: Jacques, trente-cinq à quarante ans, affable, perspicace...
très large cu1ture. Suzanne, élégante, spontanée,
active et très bien intégrée.
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JACQUES - C'est moi. Ouf! Je suis vanné. Bonsoir, ma douce.
SUZANNE Bonsoir, mon chéri. Qu'est ce qui t'est arrivé pour que
tu rentres si tard?
JACQUES - Mais rien... La routine. (Il va poser son manteau et son attaché-case
sur la table.)
SUZANNE - Non, s'il te plait, ne pose pas tout en tas ici. Vas plutôt
ranger ton manteau directement.
JACQUES - (Obtempérant) Où sont les enfants?
SUZANNE - Mathilde est à son cours de judo. Quant à Jérôme,
il est rentré tellement H.S. que je l'ai envoyé directement au
lit...
JACQUES - Tu n'as pas peur qu'il en fasse trop avec ces sélections continuelles.
Le foot, c'est bien beau...
SUZANNE - Mais non. Il faut apprendre à aller au bout de soi-même.
JACQUES – (s'asseyant, fatigué) Oui, on dit ça... Mère
admirable!
SUZAI1Œ - Je viens de mettre le dîner à réchauffer.
On passe à table dans une minute.
JACQUES - Donne-moi quelque chose à boire en attendant. Et les jumelles?
SUZANNE - Elles dorment depuis longtemps. (Elle le sert)
JACQUES - Merci.
SUZANNE - Et tiens, à propos des jumelles, j'ai eu ta mère au
téléphone ce matin. Elle m'a carrément fait des offres
de service ...Maintenant qu'elles sont un peu plus grandes, elle s'en occuperait
volontiers davantage. C'est tellement commode: il n'y a qu'à traverser
la rue.
JACQUES - C'est gentil à elle. Mais je ne vois pas pourquoi...
SUZANNE - D'abord ça lui ferait plaisir? Ensuite ça me donnerait
un peu plus de liberté.
JACQUES - Tu trouves que ton club de bridge ne t'occupe pas assez? Qu'est-ce
que tu veux donc faire?
SUZANNE - C'est un dérivatif, mais ça ne va pas bien loin.
JACQUES - Et tes cours de danse? Tu t'absentes déjà le soir deux
fois par semaine et...
SUZANNE - Ecoute, on en a déjà parlé mille fois. Si je
comptais le nombre de soirs où tu es en voyage, toi... Je ne vois pas
pourquoi Je devrais sagement rester à la maison à ne rien faire...
Tu verras quand j'aurai retrouvé un boulot!
JACQUES – Ça te reprend?
SUZANNE – Ça ne m'a jamais lâchée. J'ai déjà
posé des jalons... Ici, dans la région parisienne, c'est vraiment
facile. Et avec toutes les relations que nous avons... Toi, tu t'amuses toute
la journée à jouer au grand communicateur international avec tes
petits camarades!
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JACQUES - Tu appelles ça s'amuser!
SUZANNE - Ma foi!
JACQUES - Passer son temps à essayer de construire quelque chose de concret
pendant que des types te mettent des bâtons dans les roues par peur d'avoir
à bosser un peu plus. Ça devient de plus en plus...
SUZANNE - Ne dramatise pas... Tu as un coup de pompe. Ça ne se passe
pas si mal!
JACQUES - Oui, ça se passe même très bien. Mais c'est fatiguant.
Ces grands groupes, avant qu'une idée soit montée à la
direction et redescendue pour exécution, elle a perdue toute sa force...
Si j'avais affaire à une petite structure, je saurais tout de suite si
c'est oui ou zut.
SUZANNE - Mais Langlin? tu étais si content de travailler avec lui.
JACQUES - Je ne sais plus ... Il n'est qu'un rouage de la machine, lui aussi.
Il n'en parle pas, mais je sens que le travail ne l'intéresse plus comme
avant. Il est même devenu sacrément empoisonnant ...
SUZANNE - Il a bien changé, alors?
JACQUES - Oui. Si tu savais les problèmes que j'ai eus pour faire approuver
ma nouvelle stratégie de communication pour l'année prochaine!
SUZANNE - Et ton étude sur la re-motivation de la distribution, que tu
devais présenter à la réunion de ce matin. Ça avait
l'air astucieux.
JACQUES - Eh bien, ça, ils me l'ont renvoyé dans les gencives
(imitant une voix nasillarde) "Vous comprenez, Livreux, C'est bien joli
ce que vous nous proposez, mais ça ne marchera jamais. D'ailleurs ça
ne s'est jamais fait: comment voulez-vous que ça marche ... " L'anti-créatif
par excellence!... attendre des distributeurs qu'ils aient des idées,
quelle blague! A-t-on jamais vu un tiroir-caisse avoir des idées!
SUZANNE - Et Langlin ne t'a pas soutenu?
JACQUES – Lui, il avait l'air de s'en foutre et la discussion s'est éternisée...
Et tiens! Tu ne sais pas qui m'a appelé en pleine réunion, pendant
l'exposé de Ducarre sur l'exercice comptable du dernier trimestre?
SUZAINE - Comment veux-tu que je sache?
JACQUES - C'est amusant! Un ·"chasseur de têtes!
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SUZANNE - Encore! Et qu'est-ce qu'on te proposait cette fois?
JACQUES - On me demandait si un poste de directeur de communication dans je
ne sais quelle boite de province...
SUZANNE - Et le chasseur t'a appelé à ton propre bureau pour te
parler de ça?
JACQUES - Oui, et en pleine réunion... Je me demande ce qu'il a pu raconter
à la standardiste... Incroyable! Ces types sont malins!
SUZAIIE - Et alors?
JACQUES - Je les ai envoyé promener... D'abord, je n'ai rien demandé
à personne. Le jour où je voudrai changer- de boulot, je trouverai
bien tout seul. Et puis tu nous vois en province?
SUZANNE - Ah ça, non, pas du tout.
JACQUES - Moi non plus. C'est exactement ce que je leur ai dit ...
SUZANIŒ - Et en ce qui concerne Mathilde, c'est complètement impensable.
On a déjà eu assez de peine à lui trouver une école
qui lui convienne. Elle en ferait une dépression... Toutes ses copines...
JACQUES - Il ne faut tout de même pas exagérer.
SUZAINE - Je sais bien que c'est passé dans les mœurs, ces chasseurs
de têtes, mais ça m'a toujours sidérée cette façon
de faire: "Bonjour, grosse tête. Tu me plais. Ça te dirait
de changer de boulot?"
JACQUES - Oui, c'est tout à fait ça.
SUZAINE - Mais enfin, pour recruter un type, ça ne suffit pas de passer
des annonces dans les journaux? Au moins on a des volontaires!
JACQUES - Ca, c'est de la pêche au filet: tu récoltes le tout-venant
et après tu es bien embarrassé pour éliminer les incapables
ou les incompétents et surtout pour choisir entre les capables et les
compétents: il faut faire de la psychologie... or la psychologie n'est
qu'un art... approximatif. Non, eux, ils chassent. Ils choisissent comme gibier
un type qui sait déjà faire ce qu'on va lui demander de faire
-c'est sans risques- et ils vont le débusquer jusque dans son terrier
s'il le faut...!
SUZANNE - Quand même, en plein conseil de direction.
JACQUES – Ça, c'est l'anecdote. Mais j'ai demandé qu'on
me passe la communication dans mon bureau pour discuter plus tranquillement...
SUZANNE - Tu as quand même discuté?
JACQUES - Il faut savoir être correct. Ce sont des gens qui ont beaucoup
de pouvoir... Et on peut avoir besoin d'eux un jour ou l'autre.
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SUZANNE - Eh bien, tu ne sais pas: moi aussi, on m'a fait des propositions.
JACQUES - Ah oui? Ce fameux boulot qu'on trouve si facilement
SUZAIHE - Non, pas encore exactement: Mais ce matin le maire, à la réunion
des associations, m'a demandé de me joindre à l'équipe
municipale pour m'occuper des affaires sociales.
JACQUES - Dans une mairie de gauche, toi?
SUZA1HŒ - Mais oui. Je suis très tentée d'accepter.
JACQUES - C'est ma mère qui serait contente!
SUZANNE - Oui, et moi, ça m'intéresserait de mettre mon nez dans
une gestion municipale.
JACQUES - Et si tu veux ensuite prendre un vrai boulot?
SUZANNE – Ça n'est pas incompatible.
JACQUES - Autant divorcer tout de suite ...
SUZANNE - Que tu es bête. Qu'est-ce que tu préfères: cent
pour cent d'une femme frustrée ou seulement... cinquante- pour cent d'une
femme... vivante, bien vivante? .
JACQUES - Que tu es bête! Dis donc, on dirait que ça brûle.
SUZANNE - Grand dieu! Avec toutes tes histoires ...
(ils sortent)
B
(Deux semaines plus tard. Jacques travaille dans le salon. Suzanne, un gros
sac de toile à la main, rentre de son cours de danse.)
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SUZANNE - Hello. Ça va? Excuse-moi, j'ai dû raccompagner Anne-France
chez elle, elle n'a plus de voiture. Quelle heure est-il?
JACQUES - Neuf heures et demi. Tu veux dîner? Il reste des crêpes
dans le four à micro-ondes.
SUZANNE - Pas faim. Je n'ai jamais faim après la danse, c'est curieux.
Les filles ont été sages? Tu as passé une bonne journée?
JACQUES - Excellente... Et tu ne sais pas ce qui m'est arrivé...?
SUZANIE - Non. Quoi donc?
JACQUES - Tu te souviens de ce chasseur de têtes qui m'avait téléphoné
en plein conseil, il y a quinze jours?
SUZANNE - Oui. Et alors. Tu m'avais dit...
JACQUES - Eh bien, il a remis ça. Et il a tellement bien vanté
sa marchandise que j'ai fini par accepter d'aller déjeuner avec son client.
SUZANNE - Mais je croyais ...
JACQUES - Ca n'engage à rien... Ça m'amusait de voir comment les
choses pouvaient se passer. Et puis c'est très intéressant, dans
ma situation, de faire du renseignement...
SUZANNE - Enfin, nous étions bien d'accord pour rester ici.
JACQUES - Mais oui. Je te le dis, c'est une expérience. Ne t'inquiète
pas. Je ne dis pas que je suis totalement satisfait là où je suis,
mais je n'ai pas spécialement envie de changer... (un temps) En fait,
depuis quinze jours ils me relancent au téléphone et... je ne
te l'avais pas dit, je les ai rencontrés...
SUZANNE - Tu n'as pas la conscience tranquille?
JACQUES - Et, en fait, je suis parmi les candidats les mieux placés...
SUZANNE - Sauf que tu n'es pas candidat, me semble-t-il!
JACQUES - Sauf que je ne suis pas candidat...
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SUZANNE - Je croyais vraiment que c'était fini. cette histoire!
JACQUES - Mais oui, c'est fini. ..
SUZANNE - Tu avais dit que ça ne t'intéressait pas. Tu avais dit
que tu ne voulais pas déménager.
JACQUES - C'était juste pour voir. Sois tranquille, ça ne m'intéresse
pas.
SUZANNE - Ah bien. Tout est parfait, alors.
JACQUES - Nais oui. C'était exclusivement de la curiosité. Et
effectivement, ça a été enrichissant, cet entretien...
ces entretiens même...
SUZANNE - Ah, parce qu'il y en a eu plusieurs?
JACQUES - Oui. C'est sans importance... Donc ces entretiens avec des consultants
qui connaissent bien leur métier: une sorte de confrontation avec une
autre réalité. C'est vrai, une fois intégré dans
une boite, on se fait son trou, on finit par s'envaser et on n'a plus de référence
que dans son petit microcosme.
SUZANNE - Mon pauvre chéri. ..
JACQUES - Et puis, ça permet de s'étalonner. Tu connais ma théorie:
pour s'imposer dans sa société, un cadre doit toujours être
capable de trouver un autre boulot dans les trois mois. Sans ça il n'a
plus qu'à obéir lâchement.
SUZANNE - Avec tes théories! Et alors, pas moyen de rester en place quelque
part.
JACQUES - Je n'ai pas dit qu'il fallait changer, mais seulement qu'il fallait
être capable de changer.
SUZANNE Oui, jusqu'au jour où ... Je résiste à tout sauf
à la tentation!
JACQUES - Va donc t'occuper des affaires sociales dans ta mairie de gauche.
Ça t'ira comme un gant. Ça t'est facile, à toi. Tu es à
l'abri.
SUZANNE - Si on peut dire! J'ai quand même une petite faim. Je reviens.
(elle sort. Jacques se plonge dans son journal).
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SUZANNE - (Rentre avec une crêpe) Voilà!
JACQUES - Et puis une autre de mes théories, c'est qu'au bout de sept
ou huit ans dans le même poste, on commence à dépérir.
On n'apprend plus rien.
SUZAN1Œ - Ah bon! C'est nouveau, ça... Dis donc, tu commences à
m'inquiéter! Et alors, tu dis qu'aujourd'hui tu as déjeuné
avec le client de tes recruteurs?
JACQUES – Ça t'intéresse? Je croyais...
SUZANNE - Mais oui, ça m'intéresse.
JACQUES - Ah bon!... Oui. Un certain Delangre... Une assez grosse boite, à
une dizaine de kilomètres de Vierzon, qui fabrique des fournitures chirurgicales.
SUZANNE - A une dizaine de kilomètres de... Vierzon!
JACQUES - Attends un peu avant de râler.
SUZA1Um - Mais enfin... Bon, excuse-moi, j'attends... Mais raconte-moi quand
même. Je suis inquiète.
JACQU.ES - Ce qu'il y a de très intéressant dans cette histoire,
c'est que, je n'ava1s pas compris au début, quand je t'en ai parlé
la première fois, c'est qu'en fait la boite en question vient d'être
rachetée par un groupe américain de première grandeur.
Je dois t'avouer que ça change la perspective.
SUZANNE - Mais...
JACQUES - Ils avaient pratiquement atteint leur seuil d'incompétence.
Et en fait, au déjeuner, il y avait non seulement Delangre, mais un des
vice- présidents américains.
SUZANNE - Ah bon. C'était sérieux alors.
JACQUES - Oui, c'était sérieux ... Enfin ça n'empêche
pas que c'a été très marrant aussi... En fait, Delangre
parle assez mal 1'anglals et il a fallu que je fasse l'interprète...
Pour commencer, on a parlé surtout de moi: ma formation, mon avenir professionnel,
les copains de l'Ecole... De toi aussi... J'ai dit que tu étais ici comme
une huitre sur son rocher! ...et des enfants, de leurs problèmes. De
toute façon, comme je n'avais pas l'intention de prendre le poste...
SUZANNE - Tu le leur as dit?
JACQUES - Je le leur ai fait comprendre. Mais ils ne m'ont pas pris très
au
sérieux: "Vous au moins, vous savez- vous vendre, vous irez loin."
SUZANNE - J'en suis persuadée.
JACQUES - Merci! Mais tu sais, il doit y avoir d'autres candidats, certainement
plus motivés et dont le profil est plus académique. C'est pour
ça que je me sens très libre... Ils ont dû joindre des dizaines
de types comme moi.
SUZANNE - Tu crois?
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JACQUES – Naturellement... Ils sont très organisés, ces
chasseurs de têtes... Ils ont des réseaux, des agences partout,
des correspondants. C'est le triomphe de la méthode... plus ou moins
confidentielle d'ailleurs: par exemple, comment m'ont-ils trouvé, Ils
n'ont jamais voulu me le dire...
SUZANNE - Ca n'empêche pas que c'est à toi qu'ils en veulent.
JACQUES - Entre autres ...
SUZANNE - Je pense tout de même qu'il n'y a pas beaucoup de gars sur le
marché qui aient fait l'INSEAD après leur médecine, qui
soient ensuite allés traîner leurs bottes aux Etats-Unis, qui parlent
couramment l'anglais et l'allemand, et qui aient une dizaine d'années
d'expérience de communication réussie dans une boite internationale.
Sans parler de ton premier prix de piano... au conservatoire de Montpellier!
et de tous les diplômes que je t'ai décernés pour tes qualités
domestiques... .
JACQUES - Je vois que tu n'oublies pas quel homme tu as épousé.
SUZANNE - Non, et je sens que ça va me retomber sur le nez. J'aurais
peut-être mieux fait de me trouver un petit père bien tranquille!
...Mais c'est quand même culotté de venir extraire les gens de
leur entreprise comme des escargots de leur coquille. -
JACQUES - C'est ça le libéralisme: ça fait circuler la
matière grise... Ça la valorise, aussi. En tout cas, en ce qui
me concerne, ils insistent.
SUZANNE - Qu'est-ce que tu veux que je te dise? C'est sans doute ton charme
qui opère.
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JACQUES - Ca m'étonnerait... Entre nous le courant n'a pas tellement
passé. Tu comprends, ce Delangre, qui vient de se faire racheter, c'est
un excellent ingénieur, mais très tourné vers l'intérieur
de sa boite. Et ce qui leur manque, c'est une conception efficace de leur système
de relations avec leurs clients... avec l'extérieur, je devrais dire.
C'est d'ailleurs à cause de ça qu'il a dû se laisser racheter.
SUZANNE - Et pourquoi est-ce que le courant n'a pas passé?
JACQUES - Attends... Je t'ai dit que Ortho S.A. fabriquait et distribuait des
prothèses?
SUZANNE - Non, tu ne m'as rien dit. Ça s'appelle Ortho S.A.? Quand tu
penses aux choses très fortement, tu t'imagines que tu me les as dites.
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JACQUES - Ah bon, je croyais vraiment... Donc Ortho S.A. fabrique pas mal de
trucs pour la chirurgie et en particulier des prothèses de hanche, de
genou, d'épaule.
SUZANNE - Comme pour tante Lucie?
JACQUES - Exactement. Je te passe les détails, mais Ortho S.A. est un
des rares fabricants français de prothèses, et surtout le plus
gros, très performant d'ailleurs. Techniquement,- ça parait être
du bon boulot ... J'ai passé un coup de téléphone à
Philippe pour m'en assurer. Les chirurgiens n'ont Jamais de pépins avec
eux... enfin, le minimum.
SUZANNE - Dis donc, ça t'intéresse plus que tu ne le dis!
JACQUES - Je prépare toujours mes rendez-vous. Donc des prothèses...
Mais depuis deux ou trois ans il y a un Allemand beaucoup plus gros qu'eux qui
envahit le marché. Et il le fait à coup de pub, de pseudo voyages
d'Etude aux Baléares, de congrès en Australie, de petits cadeaux
qui entretiennent l'amitié et confortent les chiffres d'affaire. Communication,
communication!
SUZANNE - Ils n'ont qu'à faire la même chose!
JACQUES - C'est exactement ce que se dit Delangre:" Y a qu'à! Y
a qu'à faire plus, y a qu'à faire mieux. C'est pour ça
que j'ai besoin de vous!"
SUZAIIŒ - Et... alors?
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JACQUES - Alors ... Je lui ai posé quelques questions sur sa boite, sa
marge, ses fonds propres, son laboratoire surtout et sa politique de production...
son image de marque aussi. Il était tout à fait interloqué!
SUZANNE - Pourquoi?
JACQUES - Parce qu'il ne s'attendait pas à cet interrogatoire en règle
et que souvent je lui mettais le nez sur des contradictions ...
SUZANNE - Et le chasseur de têtes, qu'est-ce qu'il en disait.
JACQUES - Lui, il a essayé de m'arrêter, mais j'étais parti!
Bref, nous avons discuté sec. Delangre avait même apporté
un de ses nouveaux modèles de prothèse de hanche et nous avons
employé une partie du repas à nous la passer et à nous
la repasser au-dessus de nos assiettes... Il faut raisonner sur du concret...
Mais dans son cas particulier, sa politique de communication tintamarresque...
SUZANNE - Et l'Américain?
JACQUES - Lui, je lui traduisais et il écoutait. Il est du genre de ceux
qui écoutent... Sympa d'ailleurs et cultivé. A un moment il a
cité Shakespeare, tu sais, dans le Midsummer Night Dream, la fleur magique
qui transforme la vision des gens ... Pour lui la communication, c'est ça.
"The juice of it on sleeping eyelids laid…
Et je lui répondu du tac au tac en lui --citant le vers suivant:
"Will make man or woman madly dote…
Nous l'avions joué autrefois en troisième ou en seconde, je ne
sais plus. Il a dit: "Ah! So you know the great Will!" Les autres
nous regardaient...
SUZANNE - Et alors, cette politique de communication "tintamarresque, ce
n'est pas ce qu'il faut faire?
JACQUES - Bien sûr que non! D'une part, c'est tout à fait au-dessus
de leurs moyens... A moins que les américains ne veuillent financer!
Et d'autre part, si tous les concurrents employaient la même stratégie,
ça ne pourrait qu'aboutir au triomphe du plus gros. L'important en matière
de communication, c'est de se distinguer, d'être différent. C'est
la différence qui attire l'attention ...
SUZANNE - Là, je pense que tu as raison.
JACQUES - Je raisonne à l'inverse de lui. Je suis sûr -intuitivement-
qu'il ne faut plus aller dans le sens de la "prothèse-objet de luxe"
enveloppé dans un coûteux "papier-congrès", mais
lui donner techniquement et biologiquement une incontestable crédibilité...
Je connais bien le milieu
SUZANNE - Tu veux dire une sorte d'ennoblissement
JACQUES - C'est ça: prendre l'option d'un "marketing scientifique",
financer des recherches et des thèses, s'associer avec des équipes
de chercheurs et de chirurgiens. Séduire par l'honnêteté
du discours au lieu d'infantiliser les clients avec des hochets... Sans compter
que la Sécu pourrait bien un jour mettre le holà.
SUZANNE - Quand même, les médecins sont plus sérieux que
ça.
JACQUES - Bien sûr qu'ils sont sérieux. Mais devant la multitude
des propositions, ils deviennent comme des enfants dans un magasin de jouets:
il y en a trop, ils ne savent plus comment choisir. Ce qu'il leur faut c'est
des arguments sérieux... c'est à dire des arguments qu'ils aient
fournis eux-mêmes ...
SUZANNE - On ne convainc les gens que par leurs propres raisons"
JACQUES - Exactement!
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SUZANNE - Et c'est pour cela que vous vous êtes fâchés?
JACQUES - Fâchés? Enfin ça a jeté un froid! Ce Delangre
est têtu comme une bourrique, il ne veut rien entendre. C'est un ingénieur
de la vieille école, une grande gueule, très décontract...
pas déplaisant, d'ailleurs. Et puis il est actuellement dans les mains
d'une agence de marketing qui voudrait bien se farcir de gros budgets de promotion.
SUZANNE - Si je comprends bien, tu n'as pas l'intention de postuler, mais tu
t'es donné la peine de faire cette analyse...
JACQUES - Mais oui... Je n'ai rien à gagner, rien à perdre: ça
me donne beaucoup de liberté. J'ai simplement fait un exercice mental...
un cas d'école improvisé. J'adore ça. Tu sais bien que
dès que l'on me met face à un problème à résoudre,
je ne peux pas m'empêcher de carburer.
SUZANNE - Jusqu'au jour où le cas te paraîtra plus intéressant
que la réalité.
JACQUES - Non, non, je ne suis pas demandeur. Evidemment, c'est un groupe américain
de première grandeur, - mais travailler sous les ordres de ce Delangre...
Et puis je ne voudrais pas y entrer par la petite porte.
SUZANNE - Alors, c'est une affaire classée?
JACQUES - Mais oui.
SUZANNE - Attends, écoute, tu entends ... C'est Clara qui pleure?
JACQUES - J'ai l'impression qu'elle a encore dû faire un cauchemar.
SUZANNE - Il faut aller voir ... (ils sortent)
C
(Le samedi suivant. Jacques a été faire le marché. Des
poireaux dépassent de
son sac à provision)
1
JACQUES - Ouf! Il y avait un de ces monde au marché... Il fait sacrément
beau, on pourrait aller se balader, cet après-midi.
SUZANNE - Bonne idée! Si on allait à Fontainebleau ... On tâchera
de ne pas se perdre cette fois. Où sont les jumelles?
JACQUES - Je les ai laissées dans le jardin. Elles jouent avec Emilie.
SUZANNE - Mais en attendant, sais-tu qui je viens d'avoir au téléphone?
JACQUES - Non ...
SUZAHNE - Comment s'appelle-t-il? Le patron des prothèses?
JACQUES – Delangre?
SUZANNE - Non, l'Américain ...
JACQUES - Je ne me rappelle même plus. Smith, comme tous les Américains!
Non Van Berghe, je crois. - D. A. Van Berghe. Un descendant des pères
fondateurs, probablement. Et alors?
SUZANNE - Il cherchait à te joindre.
JACQUES - Gonflé d'appeler un samedi matin!
SUZANNE – Ça n'a pas eu l'air de le troubler. Mais en fait il parle
le français beaucoup mieux que tu ne le disais. Il comprend très
bien en tout cas.
JACQUES - Ah! Tu es sûre!
SUZANNE - Evidemment. Sans ça...
JACQUES – Ça par exemple! Alors il nous aurait joué la comédie
...
SUZANNE - Il voulait peut-être vous voir réagir entre vous... tester
ton anglais aussi?
JACQUES? C'est très british, ça, pour un américain... Et
alors, qu'est-ce qu'il voulait?
SUZANNE - Il m'a dit qu'il était sur le point de repartir... Qu'il était
navré de ne pas te trouver là... Il m'a demandé -très
courtois- si j'étais au courant de vos conversations ...
JACQUES - Et alors, qu'est-ce que tu as répondu?
SUZANNE - Mais la vérité! J'ai dit que oui et que je savais que
tu n'avais pas été tout à fait d'accord avec... l'autre,
Delangre.
JACQUES - C'est le moins qu'on puisse dire.
SUZANNE - Il m'a dit que lui, au contraire, il avait beaucoup apprécié
tes positions - et sois tranquille.- il a tout très bien compris- . Il
a ajouté aussi qu'il était très content de m'avoir moi
au téléphone, parce qu'il avait bien senti que je n'avais pas
envie de quitter Paris... (1'imitant, avec un fort accent) – "Il
parait que vous êtes comme oune houitre sour son reucher ... "
JACQUES - J'aurais pu dire: un curé dans sa paroisse! Tu as confirmé?
SUZANNE - Naturellement. Alors il m'a demandé de te transmettre un message...
Il m'a dit qu'il avait reparlé du problème avec Delangre, revu
longuement les chasseurs de têtes et que finalement il te demandait, le
week-end prochain, d'aller passer quarante-huit heures à Chicago. C'est
là qu'ils ont leur siège.
JACQUES - Ils s'accrochent! Je ne sais pas si la banlieue de Vierzon vaut le
détour par Chicago.
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SUZANNE - Mais non, attends. Il m'a expliqué que son groupe se préparait
à débarquer en Europe... L'affaire des prothèses n'est
qu'un début, et qu'ils étaient sur le point d'établir une
tête de pont à Paris.
JACQUES - Ca ne change rien au problème.
SUZANNE - Mais si: ça change tout. Parce que c'est à toi qu'ils
songeraient à confier la direction de cette tête de pont ...
JACQUES - Ah bon! la direction! La direction ou les problèmes de communication?
SUZANNE - Hon, non, il a bien dit la direction.
JACQUES - Et Delangre?
SUZAJBŒ - Eh bien, il passe en quelque sorte sous tes ordres... Ils l'apprécient
beaucoup, mais...
JACQUES - Il aurait mieux fait d'apprendre l'anglais! Mais en effet ça
change tout. Et alors qu'est-ce que tu lui répondu.
SUZANNE - J'ai été prudente. J'ai dit qu'en effet cette nouvelle
perspective pouvait t'intéresser...
JACQUES - Tu parles!
SUZANNE - ...Et que le plus simple était que tu le rappelles lundi à
son bureau. Ça nous donne le Week-end pour réfléchir.
JACQUES - De toute façon, je peux toujours aller voir.
SUZANNE - C'est ce que j'ai pensé.
JACQUES - Et toi, qu'est-ce que tu en dis.
SUZANNE - Ah, mais moi, comme ça, je n'ai plus aucune objection... Il
a poussé la délicatesse jusqu'à te prendre ton billet.
JACQUES - Il anticipe.
SUZANNE - Entre amoureux de Shakespeare... Nous le recevrons lundi.
JACQUES - Ah bon! Il ne doute de rien!
SUZANNE - En fait, même deux billets...
JACQUES - Deux billets! Pourquoi faire?
SUZANNE - Je suis du voyage, figure-toi.
JACQUES - Ah bon! Il t'a invitée?
SUZANNE - Mais oui. Ça n'a pas l'air de te faire plaisir!
JACQUES - Mais si, ça me fait plaisir, naturellement. Mais ça
veut dire que toi aussi, tu vas subir ton petit examen de passage.
SUZANNE – Ça te fait peur?
JACQUES - Imagine-toi que ce soit à toi qu'en fin de compte ils proposent
le poste ...
SUZANNE - Gros béta! Je suis si contente. Je sentais bien qu'au fond
tu avais envie de changer.
JACQUES - Attends un peu: rien n'est fait.
SUZANNE - Et puis ça me ferait vraiment plaisir d'aller avec toi à
Chicago.
JACQUES - Ma chérie ... En attendant, je vais remplir le frigidaire.
Tu vois bien qu'en fin de compte, les chasseurs de têtes, ça a
du bon ... (fausse sortie) Mais à propos, le mien, il vient avec nous?
SUZANNE - Je ne pense pas: il n'a pas été question de troisième
billet.
JACQUES - Ah bon! ...Je passerai quand même lui demander conseil. Ces
gens-là aiment les transactions réussies... Je vais porter les
provisions.
SUZANNE - Je t'accompagne. (ils sortent tous les deux)