- L'ENVELOPPE DE MONSIEUR GRUMBACH-
Michel Fustier
Monsieur Grumbach, chef du personnel mal embouché, reçoit la visite d'un émissaire de la direction chargé le lui communiquer la liste des plaintes dont il fait l'objet. Mais ledit chef du personnel est un fin manœuvrier qui ne se laisse pas posséder facilement .Il n'est pas certain non plus que le dossier de l'enquêteur - qui est une enquêtrice - soit aussi solide et aussi objectif qu'on pourrait l'imaginer. La scène représente le bureau de monsieur Grumbach.
Personnages
Honsieur Grumbach, chef du personnel d'une des usines de la Générale
des Produits Industriels.
Yvonne, sa secrétaire. Madame Gracieux, membre du conseil d'administration
de la même Société,
I
YVONNE - Entrez. Asseyez-vous dans son bureau, il va bientôt venir. Je
ne peux tout de même pas vous laisser dans la salle d'attente avec tous
les candidats qui vont arriver...
Madame GRACIEUX - Merci. On embauche beaucoup ici?
YVONNE - Naturellement.
Madame GRACIEUX - Pourtant les effectifs sont plutôt stables.
YVONNE - Oui, mais il en part et il en arrive pas mal.
Madame GRACIEUX - Vous voulez dire qu'il y a du turn-over? Les statistiques
n'en font pas état.
YVONNE - Quelles statistiques?
Madame GRACIEUX - L'état annuel du personnel.
YVONNE - Faites voir...Ah! Celui-là, il est bricolé. Je le sais
bien, c'est moi qui le fais...Oh! qu'est-ce que j'ai dit...
Madame GRACIEUX - C'est vous qui le faites? Hais pourquoi le truquez-vous?
YVONNE - Consigne expresse de monsieur Grumbach. Ça n'est pas la peine
d'aller au-devant des questions. On ne signale pas les gens qui restent moins
d'un mois.
Madame GRACIEUX - Il y en a beaucoup ?
YVONNE - Il y en a qui ne s'y font pas... On travaille beaucoup, ici. Vous ne
lui direz pas que je vous l'ai dit.
Madame GRACIEUX - Oui, mais vous me l'avez dit. Je devrais vous laisser vous
arranger avec votre chef.
YVONNE - Ne faites pas ça. Si vous saviez... Moi, quand j'ai su que vous
veniez du Siège, j'ai eu confiance, j'ai cru que je pouvais...
Madame GRACIEUX - Ecoutez, nous allons faire un marché: je ne dis rien,
mais vous, vous me rendez un service. Faites-moi donc passer pour une candidate.
YVONNE - Une candidate?
Madame GRACIEUX - Oui. Je suis en mission d'inspection. J'enquête sur
le fonctionnement du service du personnel. Vous voyez: je vous dis tout moi
aussi. Mais je me méfie de ces vieux baroudeurs qui ont passé
leur vie à faire de la guerre psychologique et qui savent rouler les
inspecteurs dans la farine, et à plus forte raison les inspectrices.
Je veux saisir les choses sur le vif. Faites-moi passer pour une candidate qui
vient demander du travail.
YVONNE - Mais je ne peux pas faire ça! Qu'est-ce qu'il me dirait...
Madame GRACIEUX - Je ne vous demande pas votre collaboration active. Laissez
seulement se faire les choses. Entre femmes il faut s'entraider. Je vous le
revaudrai. Avez-vous le dossier des rendez-vous de ce matin?
YVONNE - Je ne sais pas si...
Madame GRACIEUX - Je vous couvre. Donnez-moi ça. (Elle feuillette) Tenez,
ça fera très bien l'affaire. Huguette Bernard, 48 ans. Vous n'avez
qu'à supprimer la photo. Est-ce que je suis mariée? Oui. Combien
d'enfants? Trois. Ah! Je viens de faire un stage de réinsertion professionnelle.
Très bien. Vous n'êtes pas censée savoir. Vous m'avez prise
pour elle.
YVONNE - Oh! Non, je ne veux pas vous avoir prise pour elle. Le maximum que
je puisse faire pour vous, c'est de ne rien dire.
Madame GRACIEUX - Vous avez si peur que ça?
YVONNE - Je n'ai pas peur. Où allez-vous chercher ça ? Mais...
qu'est-ce que vous voulez faire ?
Madame GRACIEUX - Oh! Simplement le regarder; ou plutôt je veux qu'il
me regarde et qu'il me traite comme une de ses subordonnées.
YVONNE - Je ne sais pas si vous aimerez beaucoup. Il est un peu... brusque;
enfin pas tout à fait brusquement.
Madame GRACIEUX - C'est justement ce qui m'intéresse. C'est pour ça
que je suis venue. Et ça, on ne le trouve jamais, ni dans les rapports,
ni dans les statistiques.
YVONNE - (hésitant) Madame...
Madame GRACIEUX - Quoi?
YVONNE - Je suis... Enfin, si vous y tenez! Vous verrez bien;;;;
Madame GRACIEUX - Je sais, je sais. Il y a des bonshommes qui se croient tout
permis. Je lutte pour la dignité de la femme, moi.
YVONNE - De la femrne...?
- II -
Monsieur GRUMBACH - (entrant) Qu'est-ce que c'est que ça? Qu'est-ce que
vous faites ici? Pourquoi as-tu fait entrer cette dame dans mon bureau? Il y
a des tas de papiers confidentiels. On ne sait jamais à qui on a affaire.
On s'étonne après qu'il y ait des indiscrétions.
YVONNE - C'est-à-dire... Ça ne va pas ce matin?
Monsieur GRUMBACH -- Ça va parfaitement ... Quand je te fais une remarque,
tu la boucles et tu encaisses, compris? Et qui est-ce, celle-là? Elle
avait rendez-vous? Ah! C'est ce dossier. Très bien. Puisqu'elle est là,
je m'en occupe. Tu peux filer. (Yvonne sort) Voyons voir. C'est l'ANPE qui vous
envoie?
Madame GRACIEUX - Oui.
Monsieur GRUMBACH - Pourquoi est-ce qu'il n'y a pas de photo dans votre dossier?
Madame GRACIEUX - Elle a dû tomber.
Monsieur GRUMBACH - Explication facile. J'avais pourtant interdit d'accepter
les dossiers non accompagnés d'une photo. De toute façon, je n'aime
pas trouver les gens installés dans mon bureau. L'ANPE m'emmerde déjà
suffisamment. Qu'est- ce que vous voulez?
Madame GRACIEUX - Vous avez fait passer une annonce pour la...
Monsieur GRUMBAOH - Ah! la cantine! Ma petite dame, il faudrait être jeune
et alerte. Vous avez quel âge? Dans les cinquante?
Madame GRACIEUX - Quarante-huit.
Monsieur GRUMBACH - Vous pensez! Vous en portez cinquante-deux ou cinquante-trois.
Et sapée comme vous êtes!
Madame GRACIEUX - J'ai mis ma robe du dimanche.
Monsieur GRUMBACH - Vous devriez comprendre que la cantine, c'est un peu le
repos du guerrier. Ça marne dans les ateliers, alors forcément,
à la pause, ça chahute ferme. Ça n'a pas l'air d'être
votre genre. Et de quels titres pouvez-vous vous prévaloir?
Madame GRACIEUX - Quels titres?
Monsieur GRUMBACH - Oui, vous avez quoi comme formation, comme expérience?
Le nombre de bonnes femmes qui ne savent rien faire de leurs dix doigts! Vous
avez déjà travaillé autrefois?
Madame GRACIEUX - Non, je n'ai jamais travaillé, mais j'ai élevé
trois enfants.
Monsieur GRUMBACH - Et votre mari vient de vous abandonner? Je connais la chanson.
C'est bien ça?
Madame GRACIÈUX - C'est-à-dire...
Monsieur GRUMBACH - Pas la peine de m'expliquer. Ça se voit au premier
coup d'œil. Vous n'avez pas de varices au moins? Faites voir. Non, étonnant.
C'est vous qui avez écrit cette lettre? (Il sort une lettre du dossier)
Madame GRACIEUX - Oui... c'est-à-dire que, la lettre, c'est la voisine
qui me l'a recopiée. Moi, vous comprenez...
Monsieur GRUMBACH - Recyclage... Je m'y attendais. C'est un signe qui ne trompe
pas. Toutes les bobonnes dans votre genre, elles ont suivi un cours de recyclage.
Sont loin les seize ans de votre certif. Vous savez compter au moins?
Madame GRACIEUX - Ah! ça, pour compter je ne sais que trop. Et puis j'ai
suivi un cours de recyclage. Je veux dire un stage de préparation à
la vie professionnelle Je pensais...
Monsieur GRUMBACH - Faut pas penser. A votre âge, c'est trop tard. Préparation
à la vie professionnelle... c'est un attrape-grognasse. Encore des universitaires
qui cherchent à se rendre utiles, comme si... Il aurait fallu penser
avant. Moi, ma petite dame, ce que je veux dans cette entreprise, c'est du rendement.
Autant vous dire les choses carrément, je suis franc, moi. Que vous vous
ne sachiez pas écrire et que votre mari vous ait quittée, ça
ne me gêne pas, au contraire. Ça vous tiendrait plutôt à
votre boulot. C'est déjà ça, mais ça ne suffit pas...
si vous me comprenez.
Madame GRACIEUX - On m'a fait passer un test...
Monsieur GRUMBACH - Oh! la, là. Qu'est-ce que vous avez dit? Un test!
A moi, vous me parlez d'un test. Si par hasard un psychologue s'avisait de franchir
la porte de ce bureau, je le ferais ressortir à grands coups de pied
dans le cul... Et leurs tests, je m'en torche. Moi, j'ai l'œil, ça
suffit. Je vois les trucs du premier coup.
Madame GRACIEUX - Mais qu'est-ce qu'il aurait fallu que je fasse?
Monsieur GRUMBACH - Ah! ce n'est tout de même pas à moi de vous
le dire...
III (Entre Yvonne)
Monsieur GRUMBACH - Qu'est-ce que c'est encore?
YVONNE - Monsieur Louis voudrait vous voir. C'est urgent.
Monsieur GRUMBACH - Je ne peux pas le voir. Qu'est-ce qu'il y a?
YVONNE - L'atelier de finissage. Sur les cinq ouvriers, il n'y en a qu'un qui
est venu ce matin. Plus quatre certificats médicaux. Ça bloque
toute la production.
Monsieur GRUMBACH - Bon Dieu! Si les p'tits gars se mettent à faire comme
les bonnes femmes! Qu'est-ce qu'il faudrait leur dire pour qu'ils comprennent.
Faites voir ces certificats médicaux. Céphalgie, allons bon! Et
quel est l'enfoiré de médecin...? Docteur Benamour. Et celui-là?
Dépression, rien ne va plus... Docteur Benamour. Et celui-ci? Déchirure
musculaire. Est-ce que par hasard il aurait fait un effort? ... Docteur Benanour.
Et enfin: grippe tenace. Tiens donc! Docteur Benamour. Attendez, je vais vous
arranger ça. Donnez-moi le dossier du docteur Benamour et appelez-le
moi au téléphone. Ça va être sa fête. (Il feuillette
le dossier) Ah oui! Je me souviens. Parfait, Imparable. (parlant au téléphone)
Allo, le docteur Benamour? Ici, le capitaine Grumbach, je veux dire, le chef
du personnel de la Générale des Produits Industriels. Docteur
Benamour, je n'irai pas par quatre chemins: vous nous avez envoyé au
vert quatre gars dans la seule journée d'hier. Quatre gars dans le même
service. Ça fait un peu beaucoup, vous ne trouvez pas? Qu'est-ce que
vous faites de nos conventions? ...... Tout ça, c'est des salades ......
Alors moi, je les veux tous les quatre au boulot d'ici deux heures ......Mais
non, je ne me moque pas de vous, je vous prends même très au sérieux;
et surtout si je feuillette le dossier Langron, dont j'ai ici une photocopie.
Langron, oui, ça vous dit quelque chose? ....... Pour moi, il n'y a pas
de choses confidentielles, il n'y a que des choses utiles. Et j'ai toujours
une locomotive sous pression, enfin je veux dire une enveloppe toute prête
pour la Sécurité Sociale. Et une autre pour le Conseil de l'Ordre.
Vous voyez bien...... Eh oui! C'est le rapport de force. Il est neuf heures
vingt. Au plus tard, pour cet après-midi ....... Qu'est-ce qu'ils vont
dire? Vous vous arrangerez avec eux. Vous n'avez qu'à les guérir,
c'est votre métier. Suffit pas de les déclarer malades...... Pardonnez-moi,
je suis occupé. Le dossier Langron, souvenez-vous.......Oui, docteur........
Non, docteur. Oui, début d'après-midi. (il raccroche) (s'adressant
à Yvonne) Voilà, mon petit, c'est arrangé, mais vous direz
à ce corniaud de Louis que la prochaine fois je le vire. Quatre gars
qui se mettent en caisse en même temps, c'est pas la faute du médecin,
c'est la faute du chef. Je lui ai pourtant dit qu'il faut savoir s'y prendre.
Avec ses façons d'adjudant grincheux! Le personnel ne se laisse plus
mener à la baguette. Les techniciens ne savent s'occuper que de leurs
machines. Les gars, si on veut qu'y bossent, il faut les caresser. (s'adressant
à Madame Gracieux) A nous deux, terminons. (s'adressant à Yvonne)
Ça va, miss, merci. (Yvonne sort) (Le téléphone sonne)
Qu'est-ce que c'est encore? Oui, c'est moi... (énervé) De quoi
s'agit-il?...... Ecoute, tu as beau être mon supérieur hiérarchique,
tu sais que je t'emmerde........ Et j'emmerde aussi Fagotin. C'est quand même
un comble que le directeur technique et le délégué syndical
se liguent contre le chef du personnel........ J'applique le règlement.
C'est tout! Comme toujours. Je suis un homme d'ordre, moi. On ne pourra jamais
me reprocher la moindre complaisance. Faute grave, lettre recommandée
mise à pied, congédiement........ Parfaitement, je m'y tiens.
Le règlement: sans quoi vous croiriez que j'en fais une affaire perso.......
Quoi donc? Si j'ai reçu la visite de qui? De Madame Gracieux? Oh! Dis
donc, ça promet! Non, connais pas. Pas sur mes listes........ Elle vient
du Siège?....... Qu'est-ce que vous voulez que ça me fasse? Si
elle veut me voir, elle n'a qu'à prendre rendez-vous. Les bonnes femmes
du Siège, je m'en tape......... C'est ça........ Bonsoir.
- IV-
Monsieur GRUMBACH - (s'adressant à Madame Gracieux) Faudrait voir. Voilà,
ma grande. C'est comme ça du matin jusqu'au soir. Pas moyen de travailler
tranquille. Revenons à nos moutons. Si je n'étais pas là
pour tenir cette usine, elle partirait en morceaux. Vous voyez que je ne peux
rien faire pour vous. Je regrette: à bien vous regarder, vous n'avez
pas une mauvaise bouille. Je vous ai un peu secouée tout à l'heure.
Madame GRACIEUX - J'ai oublié de vous remettre cette enveloppe...
Monsieur GRUMBACH - Qu'est-ce que c'est que cette enveloppe? Un bakchich? Donnez-la-moi.
Vous voyez, le gros problème d'un chef du personnel... (appelant) ...
Yvonne?
YVONNE - (entrant) Oui?
Monsieur GRUMBACH - Passe-moi donc le coupe-papier pour ouvrir cette enveloppe.
YVONNE - Voilà.
Monsieur GRUMBACH - Et pendant que tu y es, pends-moi mon veston dans l'armoire.
Il fait une de ces chaleurs!
YVONNE - Donnez-le-moi.
Monsieur GRUMBACH - Et puis, va donc me chercher une bière.
YVONNE - Mais ce n'est que neuf heures du matin. Vous n'allez pas...
Monsieur GRUMBACH - Tu vas me foutre la paix...
YVONNE - De la Kronenbourg?
Monsieur GRUMBACH - Non, de la Porter. Bien fraîche. (s'adressant à
madame Gracieux) Vous en voulez?
Madame GRACIEUX - Non.
Monsieur GRUMBACH - A votre guise. Allez, trotte ma fille. Je vous disais donc
que... (Yvonne sort) Qu'est-ce que c'est que ça? C'est ça, votre
enveloppe? Une lettre à en-tête de la Société...!
Mais ça m'est adressé... Où avez-vous trouvé ça?
Madame GRACIEUX - Monsieur Grumbach, je ne suis pas mécontente que vous
m'ayez prise pendant quelques instants pour une candidate. Cela m'a permis d'éclairer
ma lanterne. En réalité, je suis madame Gracieux, j'appartiens
au Conseil d'Administration...
Monsieur GRUMBACH - Ah! C'est vous la... Eh bien! dites donc...
Madame GRACIEUX - Je suis chargée par le président d'enquêter
sur une affaire... qui a pris...
Monsieur GRUMBACH - Qu'est-ce que c'est que cette salade?
Madame GRACIEUX – qui a pris des proportions inquiétantes. Nous
avons réuni des témoignages incontestables.
Monsieur GRUMBACH - Une affaire Grumbach... Des proportions inquiétantes
! Mais dites donc, chère madame, à supposer que vous soyez bien
madame Gracieux du Conseil d'Administration, je commencerais par vous demander
la raison pour laquelle vous vous introduisez chez moi sous le nom de... Bonnard,
Huguette, en vous faisant passer pour ce que vous n'êtes pas.
Madame GRACIEUX - C'est vous qui avez commis la méprise.
Monsieur GRUMBACH - C'est vous qui n'avez rien fait pour m'en détromper.
Madame GRACIEUX - Et qu'est-ce que je suis en train de faire?
Monsieur GRUMBACH - Après l'avoir entretenue pendant plus de dix minutes,
oui. Cela s'appelle de la provocation et je me considère en droit de
porter plainte.
Madame GRACIEUX - Je ne vous le conseille pas. Votre pauvre petite plainte serait
enterrée sous le monceau de celles que nous allons déposer contre
vous.
Monsieur GRUMBACH - Laissez-moi rigoler. (Il lit la lettre) A la suite des nombreuses
réclamations dont vous faites l'objet, nous avons commis madame Gracieux
pour se livrer à un complément d'enquête et, si elle le
juge opportun, pour vous remettre cette lettre qui vous convoque lundi prochain
à huit heures trente au Siège, dans les services de la direction
du personnel, où vous entendrez vous notifier les décisions qui
vous concernent"...Autre irrégularité. Vous m'avez apparemment
condamné sans m'entendre. Sans consulter le comité d'entreprise.
J'ai de quoi me défendre!
Madame GRACIEUX - Monsieur Grumbach, je crois surtout que vous avez trop de
réalisme pour vous débattre.
Monsieur GRUMBACH - Me débattre? (regardant à nouveau la lettre)
"Nous avons commis madame Gracieux... D'ordinaire, ce que l'on commet ce
sont de mauvaises actions.
Madame GRACIEUX - Vraiment? Alors, Vous êtes un spécialiste. Voulez-vous
que je vous montre les dépositions qui font état de pratiques
habituelles d'injures, de voies de fait, de chantage, de procédures abusives,
de corruption et même de viols... Oui, monsieur Grumbach, de viols. Sans
parler de vos abus de langage. Vous profitez indignement du chômage...
Monsieur GRUMBACH - Chère madame, vous m'impressionnez. Qui a pu vous
réunir cette invraisemblable collection d'inepties et de faux témoignages.
Madame GRACIEUX - Vous n'avez pas que des amis...
Monsieur GRtn1UACH - Ah, je vois d'où vient le coup: c'est la mal-baisée
du quatrième, c'est madame Germain ! Ça oui, pour m'en vouloir,
elle m'en veut. Vous devinez pourquoi, je n'ai pas besoin de vous faire de dessin.
Madame GRACIEUX - Je n'ai pas à vous livrer de noms... Elle n'est pas
la seule.
Monsieur GRUMBACH - Bigre ! Voies de fait, chantages, viols...
Madame GRACIEUX - Vous voulez des précisions ?
Monsieur GRUMBACH - Je vous mets bien au défi...
Madame GRACIEUX - Madame Bouchard; par exemple, et mademoiselle Teysseire...
entre autres.
Monsieur GRUMBACH - Germaine! Germaine et Marie-Louise! Violées! Vous
ne connaissez rien aux femmes. Si toutes vos accusations sont du même
tabac... De bonnes copines: vous voulez que je les fasse venir?
Madame GRACIEUX - Je ne connais rien aux femmes! Savez-vous comment on vous
appelle dans l'usine, chez les ouvrières?
Monsieur GRUMBACH - Dites toujours.
Madame GRACIEUX - On vous appelle l' Encul.
Monsieur GRUMBACH - De nous deux, je ne sais pas qui est le plus grossier.
Madame GRACIEUX - Ce n'est pas une allusion à des mœurs que certainement
vous réprouvez. Cela veut simplement dire: l'enveloppe ou la culotte.
Monsieur GRUNBACH - L'enveloppe ou la culotte?
Madame GRACIEUX - Autrement dit: ou vous payez ou vous couchez. Et comme quatre-vingts
pour cent du personnel de cette usine est féminin... Les échecs
de cette stratégie sont précisément les viols.
Monsieur GRUMBACH - Chère madame, je rends hommage au génie inventif
de madame Germain: elle a le sens de la formule ! Mais je tombe de mon haut
Vous êtes obsédée. Est-ce que vous appartenez au M.L F.
Quelle hargne ! Ou est-ce que vous militez dans une ligue de défense
de la vertu?
Madame GRACIEUX - Je n'appartiens pas au M.L.F. et je suis aussi sereine que
la Justice... Je refuse seulement que dans la Société dont je
suis une actionnaire importante on traite les femmes comme du bétail.
Monsieur GRUMBACH - C'est vraiment le P.D.G. qui vous envoie ! ...Devant toute
situation inattendue, j'ai pour habitude de réfléchir avant d'agir.
Vous permettez?
- V-
YVONNE - (entrant en portant un plateau avec des verres) Voilà votre
bière. (Long silence qui perturbe Yvonne)...Je n'ai pas trouvé
de la Porter, alors j'ai pris de la bière belge. Bien fraîche...
ça ne va pas? J'aurais pu vous apporter de la Killian, mais l'autre jour...
Monsieur GRUHBACH - Tu connais cette darne?
YVONNE - Non...enfin, si. Je l'ai vue tout à l'heure. L'autre jour, la
Killian, vous ne l'aviez pas aimée...
Monsieur GRUMBACH - Comment se fait-il qu'elle soit ici?
YVONNE - C'est moi qui l'ai fait entrer.
Monsieur GRUMBACH - Et comment se fait-il que tu l'aies prise pour une candidate?
YVONNE - Je ne sais pas, moi. Vous l'avez prise pour une candidate? Mais alors...
Monsieur GRUNBACH - Mais alors... parfaitement!
YVONNE - Mais c'est une dame qui vient du Siège. Elle me l'a dit; sans
ça, je ne l'aurais pas fait entrer dans votre bureau.
Monsieur GRUNBACH - Pourquoi est-ce que tu ne m'as pas averti? Hein?
YVONNE - Aïe! vous me faites mal. Vous ne me l'avez pas demandé.
Monsieur GRUMBACH – Ah! je ne te l'ai pas demandé.
YVONNE - Je pensais que vous la connaissiez.
Monsieur GRUMBACH - Toi aussi, tu penses trop.
YVONNE - (changeant de ton) Tu n'es qu'une brute! Espèce de salaud! Si
tu t'imaginais que ça allait durer toujours.
Monsieur GRUMBACH - Yvonne, tais-toi.
YVONNE - Non, je ne me tais pas. J'en ai assez de me faire tyranniser. Je n'ai
même plus le droit de respirer. Pour une fois qu'il y a quelqu'un pour
nous entendre, je dirai tout...
Monsieur GRUMBACH – Ça va, merci. Tire-toi. Allez, ouste! (Il la
pousse vers la porte) Et méfie-toi!
YVONNE - Toutes les choses que tu me fais faire... J'aime mieux tout dire. Tu
crois que tu me tiens. Mais je m'en fous, je m'en fous: je verrai bien si on
me fiche à la porte... C'est moi qui te tiens.
Monsieur GRUMBACH - Tu me tiens?
YVONNE - Oui, oui, je te tiens.
Monsieur GRUMBACH - (changeant de ton) Très bien. Tu veux parler, parle.
Madame... comment déjà? Madame Gracieux t'écoute attentivement.
Et moi aussi... Qu'est-ce que tu attends?
YVONNE - C'est que...
Monsieur GRUMBACH - Vas-y. Vous voyez, madame Gracieux...
Madame GRACIEUX - Cessez donc de m'appeler madame Gracieux, ça m'énerve.
Monsieur GRUMBACH - Je vous comprends. Vous voyez, madame... l'inspectrice,
que je fais tout pour vous aider dans votre enquête. Est-ce que tu vas
parler?
YVONNE - (long silence) Non, je n'ai rien à dire. (reniflant) Le cap...non,
je n'ai rien à dire.
Monsieur GRUMBACH - Alors, décampe. (Yvonne sort) Vous voyez qu'elle
n'a rien à dire.
- VI -
Madame GRACIEUX - Les femmes sont sujettes à des colères stupides,
n'est-ce pas?
Monsieur GRUMBACH - Un peu soupe au lait, mais très bonne secrétaire,
efficace. Il faut leur pardonner beaucoup, aux femmes!
Madame GRACIEUX - Est-ce que ce petit intermède... domestique vous a
donné le temps de réfléchir à la situation?
Monsieur GRUMBACH - Mais parfaitement.
Madame GRACIEUX - Eh bien! Que suggérez-vous?
.Monsieur GRUMBACH - Est-il utile que je me rende à cette convocation
au Siège... De toute façon vous voulez ma peau... Je suppose que
vous avez les pleins pouvoirs ?
Madame GRACIEUX - J'ai certains pouvoirs.
Monsieur GRUMBACH - C'est bien ce que je pensais. Donc, nous pouvons discuter.
Madame GRACIEUX - Effectivement, nous pouvons discuter.
Monsieur GRUNBACH - Ecoutez... Nous sommes entre gens de bonne compagnie...
n'est-ce-pas?
Madame GRACIEUX - Si c'est vous qui le dites.
Monsieur GRUMBACH - Et si j'étais à votre place, je ne chercherais
pas à étaler cette affaire sur la place publique. Si vous saviez
le temps qui se perd dans les entreprises dès qu'on en laisse naître
l'occasion...
Madame GRACIEUX - Où voulez-vous en venir?
Monsieur GRUMBACH - Eh bien! Je pourrais envisager de vous donner une démission
spontanée.
Madame GRACIEUX - Vraiment? Cela n'est pas conforme à l'idée que
je me faisais de vous.
Monsieur GRUMBACH - Si vous vous imaginez me connaître! Mais évidemment
cette discrétion suppose compensation. Que m'offrez-vous?
Madame GRACIEUX - Que me demandez-vous? Dites toujours.
Monsieur GRUMBACH - Bonne négociatrice, hein! Trois ans de salaire.
Madame GRACIEUX - Vous rêvez! La convention collective...
:Monsieur GRUMBACH - La convention collective m'accorderait...voyons, soixante-dix-sept
dixièmes de mois. Mais la convention collective ne sert qu'à régler
des cas ordinaires et officiels. Notre négociation est strictement exceptionnelle,
personnelle et confidentielle.
Madame GRACIEUX - Peut-être... un an.
Monsieur GRUMBACH - C'est vous qui rêvez. Très bien. Rendons tout
cela public. Congédiez-moi pour faute grave et donnez-en la justification.
De toute façon, vous aurez à débattre de mon cas devant
le comité d'entreprise. Vous voyez cette merde. Et il n'est pas sûr
qu'il vous donne raison.
Madame GRACIEUX - Deux ans maximum.
Monsieur GRUMBACH - Vous dites deux ans, et moi trois. Je n'aimerais pas être
à la place de la direction si j'engage une action devant les prudhommes.
Vos témoins se dégonfleront, comme ma secrétaire. Toute
la ville en fera des gorges chaudes.
Madame GRACIEUX - Vous abusez de la situation.
Monsieur GRUMBACH - Je ne fais que ça, chère madame, je ne fais
que ça; c'est bien ce que vous me reprochez.
Madame GRACIEUX - Eh bien! Disons... trois ans.
Monsieur GRUMBACH - Dommage, on aurait bien rigolé. Très bien.
Je m'incline. Faites-moi simplement un petit papier.
Madame GRACIEUX - Vous voulez que je vous: mette ça par écrit?
Monsieur GRUMBACH - Dame, dame, dame... comme on dit.
Madame GRACIEUX - Très bien. (Elle écrit) "Monsieur Grumbach,
au reçu de votre lettre de démission, nous vous garantissons une
indemnité exceptionnelle de..." cela fera combien?
Monsieur GRUMBACH - Trois ans : six cent mille francs.
Madame GRACIEUX - "de six cent mille francs"...vous vous rendez compte!
Monsieur GRUMBACH - Je n'ose pas y croire. Vous signez, vous datez. Très
bien, merci. Voilà une bonne affaire de faite. Ajoutez donc: "administratrice
de la Générale des Produits Industriels". Votre main tremble
un peu.
Madame GRACIEUX - Pas du tout.
Monsieur GRUMBACH - Parfait. (il prend le papier )
- VII -
Madame GRACIEUX - Naturellement, nous vous dispensons de préavis. Votre
départ se fera le plus discrètement possible.
Monsieur GRUMBACH - Hélas, chère madame, savez-vous que je n'ai
aucune envie de partir. Et je suis même sûr que vous allez me demander
instamment de rester.
Madame GRACIEUX - Mais qu'est-ce qui vous prend? Nous étions bien d'accord.
Monsieur GRUHBACH - Savez-vous ce que c'est que ce papier que vous venez de
me remettre? Ce n'est pas le prix de mon départ, c'est tout simplement
le prix de mon silence.
Madame GRACIEUX - Qu'est-ce que vous voulez dire?
Monsieur GRUMBACH - Je vais très clair. Je sais de source sûre
et je détiens les preuves de ce que le Président Directeur Général
de cette Société a personnellement trafiqué sur les récupérations
de métaux... Eh oui!
Madame GRACIEUX - Mais enfin, c'est invraisemblable. Lui qui tient tant à
la rectitude morale et qui m'a lui-même chargée de ... J'insiste
là-dessus.
Monsieur GRUMBACH - C'est peut-être invraisemblable, mais c'est vrai.
Par qui je le sais, il est inutile que je vous le dise, mais je le sais. L'Amicale
du VIème Aéroporté, ça existe. Vous voyez l'affaire:
détournement de fonds, vente sans factures, fraude sur la TVA, non déclaration
de revenus, fuite de capitaux: un joli dossier. Ça vous la coupe, hein?
Madame GRACIEUX - Je ne vous crois pas.
Monsieur GRUMBACH - Vous avez tort. Je vous ferai communiquer des photocopies.
Naturellement, je ne garde pas ici des documents de ce genre. On a quand même
un peu de bon sens. Donc... imaginez que j'aille trouver le comité d'entreprise
et que je lui dise: vous pleurez des sous pour retaper l'usine~ vous avez demandé
des crédits pour acheter une nouvelle machine à estamper, pour
automatiser le déchargement des palettes, pour mettre l'air conditionné
dans l'atelier MU, pour réorganiser le magasin, eh bien! Tout ça,
c'est en Suisse...
Madame GRACIEUX - Ce que vous dites est indigne...
Monsieur GRUHBACH - ...au compte personnel du PDG. Vous voulez le numéro?
Bien plus, parce qu'un honnête travailleur est trop bien informé,
on le balance avec une indemnité qui suffirait pour reconstruire une
cantine correcte. Six cent mille francs, c'est le montant exact du devis.
Madame GRACIEUX - Vous feriez mieux de disparaître sans demander votre
reste.
Monsieur GRUMBACH - Ecoutez, j'ai une bonne place: salaire, je ne me plains
pas; avantages en nature, si vous me permettez ce jeu de mots, super! Pourquoi
voulez-vous que je fasse la valise? Sans compter que les résultats de
cette usine sont les meilleurs de tout le groupe... On a le sens civique, à
sa manière. Ça rigole ici, mais ça bosse.
Madame GRACIEUX - Monsieur Grumbach, je mets fin à cet entretien.
Monsieur GRUMBACH - Mettez, mettez. Je n'ai pas envie de voir une bonne femme
foutre le bordel dans mon usine pour des histoires de fesses.
Madame GRACIEUX - Je rapporterai à qui de droit que...
Monsieur GRUMBBACH - ...que monsieur Grumbach est flatté de la confiance
qui lui est faite. Qu'il est heureux de se voir confirmé dans son poste
et accepte pour ses bons et loyaux services une augmentation de salaire de...
vingt pour cent. Que de plus, confidentiellement et pour des raisons bien connues
de lui et du Président, il sera heureux de recevoir, en compensation
du préjudice subi, une indemnité de... six cent mille francs,
pourquoi pas de six cent mille francs, nouveaux bien sûr, en liquide...
Ça va me permettra de payer aux p'tits gars une super cantine.
Madame GRACIEUX - Vous jouez le tout pour le tout.
Monsieur GRUMBACH - En doutiez-vous? Et vous me connaissez maintenant assez
pour savoir que je n'aime pas jouer perdant.
Madame GRACIEUX - Vous vous croyez si fort que ça?
Monsieur GRUMBACH - Et comme il ne faut pas laisser à ces sortes d'affaires
le temps de trainer, je précise que cette proposition reste valable jusqu'à
demain soir; le temps de faire un tour en Suisse. Au-delà de cette limite...
Madame GRACIEUX - Cessez de faire le malin.
Monsieur GRUMBACH - Si vous aviez plus de confiance dans la vertu de votre Président,
il y a longtemps que vous vous m'auriez envoyé paître.
Madame GRACIEUX - Vous êtes odieux.
Monsieur GRUMBACH - .Ah! Chère madame Gracieux, vous avez voulu me posséder.
Mais le piège vient de se refermer sur vos jolis petits doigts •
.Ah! On m'appelle l'Encul! Vous n'auriez jamais dû lâcher ça.
En tout cas, vous, vous pouvez garder votre culotte. Je ne la prendrais pas
avec des pincettes.
Madame GRACIEUX - Monsieur Grumbach!
Monsieur GRUMBACH - Ce qui m'intéresse, c'est votre enveloppe, que vous
m'apporterez en me suppliant de l'accepter.
Madame GRACIEUX - Vous allez être balayé. Vous avez tout fait pour
ça. Vous verrez ce qu'il y aura dans l'enveloppe.
Monsieur GRUMBACH - Rira bien qui rira le dernier. A bientôt, chère
madame. Yvonne, raccompagne cette candidate et donne-lui rendez-vous pour demain.
Elle doit venir m'apporter ses certificats.
Madame GRACIEUX - Monsieur Grurnbach , je vous aurai averti... (Elle sort)
- FIN -
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