L'art de congédier
Michel Fustier
Vingt variations
à l'usage des chefs de personnel
Que se passe-t-il entre un chef de personnel et l'employé qu'il est
chargé de congédier? Sur le modèle musical des «variations
sur un thème donné», ce texte présente vingt-deux
situations différentes qui, malgré la gravité du sujet,
sont traitées sur le mode héroï-comique. Et naturellement
chacune de ces situations est une tranche de vie où se reflètent
les mœurs de la société française en 1985. Les deux
acteurs qui prendront en charge ce spectacle (ayant chacun à interpréter
vingt-deux rôles différents) devront faire preuve d'une grande
virtuosité. On peut aussi le faire interpréter par deux paires
d'acteurs en alternance.
Toutes les variations se déroulent dans le bureau du chef du personnel
qui n'est évidemment jamais le même personnage.
ENTRÉE: THÈME DU CONGÉDIEMENT
LE CHEF DU PERSONNEL - C'est vous, Dupont?
DUPONT - Oui, monsieur le chef du personnel.
LE CHEF DU PERSONNEL - Entrez, asseyez-vous.
DUPONT - Merci.
LE CHEF DU PERSONNEL - Je vous ai convoqué pour vous communiquer la décision,
intervenue le 7 Juillet dernier, de vous congédier.
DUPONT - Je suis déjà au courant.
LE CHEF DU PERSONNEL - Il faut que les choses soient officielles.
DUPONT - Oui, c'est mieux.
LE CHEF DU PERSONNEL - Date d'effet: 31 Août.
DUPONT - Correct.
LE CHEF DU PERSONNEL - Motif: réorganisation du service ... Vous appréciez?
DUPONT - J'apprécie.
LE CHEF DU PERSONNEL - Voici votre dernier bulletin de paie, légal en
tous points: congés payés, préavis, indemnité: arrondi
au franc supérieur.
DUPONT - Merci, monsieur le chef du personnel.
LE CHEF DU PERSONNEL - C'est naturel, Dupont, c'est naturel. Pour solde de tout
compte. Signez ici.
DUPONT - Voilà.
LE CHEF DU PERSONNEL - Voici également votre certificat.
DUPONT - «Certifie avoir employé ... » C'est très
bien.
LE CHEF DU PERSONNEL - Il ne vous reste plus qu'à rendre votre bleu de
travail.
DUPONT - Le voici. (Il est en caleçon) Au revoir, monsieur le chef du
personnel.
LE CHEF DU PERSONNEL - Au revoir, Dupont. Vous avez toujours été
un employé modèle. Nous vous regretterons.
DUPONT - Je vous remercie. Ç'a été un plaisir.
LE CHEF DU PERSONNEL - Chômez-vous bien ...
I – SOULAGEZ-VOUS
LE CHEF DU PERSONNEL - Eh bien! mon vieux, ça ne va pas? Vous en faites
une tête! Allons, allons, Troccon, ne vous en faites pas, vous n'y êtes
pour rien. Vous allez voir, nous allons arranger ça, d'homme à
homme ... Mais oui, je sais bien que ce sont tous des salauds ...
TROCCON - Ah! là oui. Tous des salauds, c'est moi qui vous le dis. Tous
des salauds ...
LE CHEF DU PERSONNEL - Vu de loin, ça m'a donné l'impression d'être
un vrai petit complot, cette histoire-là ...
TROCCON - Ils m'en veulent tous. Vous avez raison. Ils m'ont eu. Tous des salauds!
LE CHEF DU PERSONNEL - Même le directeur?
TROCCON - Le directeur, c'est un faux jeton. Si je le tenais!
LE CHEF DU PERSONNEL - Et Johannis?
TROCCON – Johannis? un vrai paillasson.
LE CHEF DU PERSONNEL - Et madame Daubin?
TROCCON - Celle-là, c'est une pute, une sale pute.
LE CHEF DU PERSONNEL - Je m'en doutais. Heureusement que le syndicat...
TROCCON - Le syndicat: tous des vendus. Patron, syndicat, ils sont comme cul
et chemise, et quand il s'agit de faire un mauvais coup aux travailleurs ...
LE CHEF DU PERSONNEL· Ça ne va pas un peu mieux?
TROCCON - Si. Ça fait du bien de pouvoir dire les choses. Quand on a
sa conscience pour soi. J'ai toujours fait mon travail, moi.
LE CHEF DU PERSONNEL - Est-ce que vous avez encore quelque chose sur le cœur?
TROCCON - Vous savez, j'en aurais pour trois jours ...
LE CHEF DU PERSONNEL - Tenez, je vais vous aider. (Il sort une feuille) C'est
un pense-bête, un répertoire d'injures: saucisse pourrie, petit
braquet, jean-¬foutre, verge molle ... Et si vous voulez une liste du personnel:
comme ça vous êtes sûr de n'oublier personne. (Il sort une
autre feuille) Vous n'avez qu'à faire les rapprochements.
TROCCON - Faites voir. (Il combine les deux listes) Mercier ... est une petite
frappe. Et Rigaudon ... un sale mouchard. Dites donc, c'est bien commode.
LE CHEF DU PERSONNEL - Oui, ça aide. L'important, c'est de régler
ses comptes avant de partir. On redevient un homme comme ça!
TROCCON - Sûr que ça fait du bien.
LE CHEF DU PERSONNEL - Si vous voulez, je vous fais des photocopies et vous
terminez ça ce soir tranquillement chez vous. Et demain je me fais un
plaisir de l'afficher sur le tableau de la direction.
TROCCON - C'est vrai?
LE CHEF DU PERSONNEL - Et vous savez, je suis bien de votre avis: il n'y a que
vous qui sortiez grandi de cette affaire. Et de toute façon la boîte
va tellement mal que la chance de votre vie c'est d'être obligé
de vous tirer au moment où on a encore de quoi vous payer une indemnité.
Signez ça.
TROCCON - Voilà. Merci. ..
LE CHEF DU PERSONNEL - C'est toujours les meilleurs qui partent les premiers.
Au revoir, monsieur Troccon.
II - LE COUP D'ACCORDÉON
LE CHEF DU PERSONNEL - Entrez, Mercier. Je vous prends au vol. Vous avez bien
une minute? Quel boucan dans ce corridor! (Il ferme la porte) Juste une chose
à voir avec vous. Asseyez-vous. Quelle maison de fous... Tellement de
boulot qu'à peine le temps de se dire deux mots. Café? Non, vous
avez raison. Restons calmes. Vous avez vu cet article la semaine dernière
dans l'Usine Nouvelle? Les effectifs de l'industrie sont en baisse. Je n'aurais
pas cru ça. Vous le saviez, vous?
Ecoutez, Mercier, je sais que vous n'êtes pas un homme de chiffres, mais
vous savez combien l'année dernière a été mauvaise.
Cette année, ça va mieux, mais ce n'est pas encore ça.
Il faudrait qu'on arrive à passer les trois millions pour que je me sente
bien. Oui, je sais bien, vous avez eu de la malchance. Il y a des séries
comme ça. Consolez-vous, mon vieux, ça arrive à tout le
monde. Cette grosse affaire de Soltac qui vous a claqué entre les doigts!
Mais qu'est-ce qu'on m'a dit, que vous aviez des espoirs avec Citrel. ...Mais
je ne veux pas rentrer dans le détail. Nous nous y perdrons. Et ce n'est
pas mon rôle. L'essentiel, c'est que nous sommes obligés d'adopter
des stratégies de récession. Vous me comprenez, Mercier, même
si... eh oui! ...un coup d'accordéon: comprimer d'abord pour éclater
ensuite. Ça, c'est ma responsabilité.
Comprenez-moi bien. Je sais que vous trempez votre chemise au boulot tous les
jours que Dieu fait. Je vous admire beaucoup. Et je n'oublie pas que vous avez
réussi quelques belles affaires, dans vos commencements. Alors vous pensez
bien que ça n'a pas été facile pour nous. Nous avons eu
des problèmes de cœur. Huit ans, ça compte. Mais je vais
vous le dire: pour qu'une affaire marche bien, il faut que les chefs soient
durs. Lisez Nietzsche. Vous allez avoir du temps à vous. Profitez-en
pour vous cultiver.
Ne nous prenez pas pour des ingrats, Mercier. Vous avez jusqu'à ce soir
pour déménager vos affaires personnelles. Votre chèque
arrivera à midi. Ce qu'il faut surtout, c'est que vous sortiez complètement
libre, parfaitement décontracté... Et si vous avez envie de revenir
pour nous demander un conseil...
Voilà! Laissez la porte ouverte quand vous sortirez, Mercier. A un de
ces quatre. Et dites à Hélène de m'apporter quand même
un café.
III - L'AVENIR EST À VOUS
LE CHEF DU PERSONNEL - Voilà, monsieur Grafouillat, l'avenir est à
vous. Soyez heureux! Vous végétiez dans cette société...
GRAFOUILLAT - Vous trouvez?
LE CHEF DU PERSONNEL - Mais oui: il n'y a qu'à vous regarder. Vous avez
une sale mine.
GRAFOUILLAT - Je travaillais beaucoup. Mon travail me préoccupait. ..
LE CHEF DU PERSONNEL - Vous voyez bien! En réalité nous n'avons
jamais été capables de vous donner un poste qui soit à
la hauteur de vos possibilités.
GRAFOUILLAT - Et pourtant j'avais déjà beaucoup de peine à
...
LE CHEF DU PERSONNEL - C'est normal, Grafouillat. Quand on a un emploi qui ne
correspond pas à son talent, on est obligé de se forcer... Vous
savez quoi?
GRAFOUILLAT - Non.
LE CHEF DU PERSONNEL - Eh bien! Je lâche le morceau. Moi, je vous verrais
bien dans un poste à large responsabilité... la coordination d'une
équipe, avec des décisions difficiles à prendre... Chef
de service commercial. Oui, c'est ça. Et quelques années après,
directeur commercial. Ou alors chargé d'aller implanter une filiale à
l'étranger... Vous savez l'anglais?
GRAFOUILLAT - J'ai suivi les cours de monsieur O'Sullivan.
LE CHEF DU PERSONNEL - Ça ne doit pas aller bien loin. Peu importe. On
peut ignorer la langue: l'essentiel c'est d'avoir des qualités d'intuition
et de volonté dont vous n'êtes pas dépourvu. A moins que
vous ne recherchiez une direction du personnel...
GRAFOUILLAT - Une direction du personnel!
LE CHEF DU PERSONNEL - Pourquoi pas! Ce n'est pas plus difficile que ça.
Si j'avais le quart de vos dons, je vous laisserais tout de suite ma place.
Vous savez ce qui vous nuit ici? C'est que vous êtes entré par
la petite porte. Alors on ne vous considère pas. Tandis que maintenant
vous allez pouvoir vous imposer... D'abord vous sortez d'ici, c'est déjà
une référence. Ensuite vous vous faites faire un costume bien
coupé, vous passez chez le coiffeur et vous vous présentez chez
IBM, chez Dassault ou au Crédit Lyonnais ... Vous verrez qu'ils vous
offriront tout de suite un poste important... Vous faites le dédaigneux,
vous dites que vous allez réfléchir, vous posez vos conditions.
Et tout à coup vous êtes devenu quelqu'un: Grafouillat, c'est comme
ça qu'on commence une carrière. C'est un service que je vous rends.
GRAFOUILLAT - Vous croyez?
LE CHEF DU PERSONNEL - Naturellement. Vous me donnerez de vos nouvelles? Promis?
L'avenir est à vous.
IV - ÇA A SON IMPORTANCE
LE CHEF DU PERSONNEL – Si je ne me trompe pas, Rendu, vous êtes
entré dans cette société le 4 Décembre 1949. Il
y a vingt-trois ans.
RENDU - Oui. Enfin, c'est-à-dire que sur ma lettre d'embauche j'y suis
entré le quatre. Mais pratiquement j'y travaillais depuis le 2.
LE CHEF DU PERSONNEL - Ah! ah!... Je vais corriger ça, ça a son
importance... De sorte que nous vous devrions deux jours?
RENDU - Non, parce que j'ai été payé depuis le premier.
LE CHEF DU PERSONNEL - C'est donc vous qui ...
RENDU - Non, on m'a retenu sur mes congés.
LE CHEF DU PERSONNEL - Ah! très bien. Il faut que tout soit en ordre.
Vous étiez alors manœuvre de fabrication?
RENDU - C'est exact.
LE CHEF DU PERSONNEL - Le 18 Avril 1954, vous êtes devenu employé
aux écritures au coefficient de 152.
RENDU - Oui, employé aux écritures au magasin.
LE CHEF DU PERSONNEL - Au magasin, ça a son importance. En 1961, du 30
Septembre au 4 Octobre, vous avez été malade, suite à un
séminaire de formation à la correspondance commerciale que vous
avez suivi du 27 au 30 Septembre, avec comme principale conséquence de
vous rendre malade.
RENDU - C'est-à-dire... enfin, oui.
LE CHEF DU PERSONNEL - En 1962, vous-même ayant proposé votre candidature,
vous êtes devenu veilleur de nuit.
RENDU - Oui, la correspondance commerciale, ça ne marchait pas. Mais
mon vrai poste, c'était préposé à la garde nocturne.
LE CHEF DU PERSONNEL - Je rectifie, ça a son importance. En 1971, vous
suiviez une cure de désintoxication aux frais de l'entreprise, de Mars
à Juillet.
RENDU - Ce n'était pas une cure de désintoxication.
LE CHEF DU PERSONNEL - Ah! et quoi alors, Rendu?
RENDU - Une cure de sommeil. Suite à un surmenage.
LE CHEF DU PERSONNEL - Vous y tenez?
RENDU - Naturellement. A force de travailler la nuit..
LE CHEF DU PERSONNEL - Très bien. Je rectifie... Vous êtes réintégré
le 2 Septembre 1971 dans votre premier poste: manœuvre de fabrication.
RENDU - De première classe.
LE CHEF DU PERSONNEL - Ah! de première classe. Ça a son importance.
RENDU - Oui, à cause de mon ancienneté.
LE CHEF DU PERSONNEL - Très bien, je corrige. Vous n'y faites pas long
feu et le 18 février 1972 vous êtes nommé balayeur.
RENDU - C'est bien ça.
LE CHEF DU PERSONNEL - Et le 30 Juin de la même année, c'est-à-dire
aujourd'hui, à la suite d'une faute grave dans l'exercice de vos fonctions,
de balayeur vous devenez balayé, ah! ah! et vous quittez définitivement
la société.
RENDU - C'est ce qu'on m'a dit. Qu'est-ce que je vais devenir?
LE CHEF DU PERSONNEL - Je n'en sais rien. Ce qu'il y a de certain, Rendu, c'est
qu'aujourd'hui vous êtes bien rendu, ah! ah! Signez ici. Ce qui a son
importance, vous comprenez, c'est que nos archives soient indiscutables. Supposez
que dans quinze ou vingt ans vous nous demandiez un certificat. J'aurais bonne
mine!
V - TOUT S'ÉCROULE
D'ARTIGNAN - Vous savez comme moi que durant les trois années que j'ai
passées dans cette société, j'ai donné les preuves
débordantes d'une réussite dont je ne vois pas d'autres exemples.
Vous n'allez pas me dire le contraire.
LE CHEF DU PERSONNEL - Mais bien sûr que non, monsieur d'Artignan.
D'ARTIGNAN - Qui est-ce qui a automatisé la chaîne de montage,
qui est-ce qui a réformé les circuits des représentants,
qui est-ce qui a mis fin aux excès de la grande grève de 78?
LE CHEF DU PERSONNEL - Mais c'est vous, naturellement, c'est vous. Calmez-vous.
D'ARTIGNAN - Je ne me contente pas d'avoir des qualités, moi, je suis
un homme d'action: j'agis! Je réforme, j'invente, je légifère
...
LE CHEF DU PERSONNEL - Hélas, monsieur d'Artignan, hélas!
D'ARTIGNAN - Qui est-ce qui a lancé quatre produits nouveaux en moins
de trois mois, qui est-ce qui a fondé la filiale du Brésil, qui
est-ce qui a tenu tête à un délégué syndical
enragé...? Tenez, regardez la cicatrice. Qui est-ce qui a édicté
un nouveau règlement intérieur?
LE CHEF DU PERSONNEL - Oh! Surtout pas moi. Vous avez rendu le personnel furieux.
D'ARTIGNAN - Naturellement, la bête commence par se rebeller ... Qui est-ce
qui a mis fin au désordre du magasin, qui est-ce qui a réformé
les méthodes archaïques des expéditions, qui est-ce qui a
introduit dans la maison cette pléiade de jeunes techniciens qui déjà
fait merveille, qui est-ce qui a mis les fournisseurs au pas, qui est-ce qui
a entrepris de dompter les clients ...
LE CHEF DU PERSONNEL - Aucun doute là-dessus, cher Monsieur, c'est vous.
Et je fais un pas de plus: qui est-ce qui a réussi à débarrasser
définitivement la société d'un secrétaire général
devenu dangereux?
D'ARTIGNAN - Mais c'est moi, naturellement, c'est moi. Toutes les décisions
importantes de cette maison, c'est moi qui les ai prises ... Où est-ce
que je signe?
LE CHEF DU PERSONNEL - (Lui tendant une lettre) Ici.
D'ARTIGNAN - Je me congédie moi-même avec assez de grâce
et je ne permets pas qu'un autre me le fasse. Voilà. Je ne sais vraiment
pas comment vous ferez quand je serai parti. A peine aurai-je fermé la
porte qu'on entendra un grand bruit et tout s'écroulera. Mon vieux, permettez-moi
de vous donner un conseil, tirez-vous avant qu'il ne soit trop tard ...
VI - UN BON JOB
LARBI - Bon d'accord. Tu me veux plus, c'est bien. C'est Allah qui l'a dit.
Ça se discute pas... Mais tu m'aides...
LE CHEF DU PERSONNEL - Je t'aide à quoi, Larbi?
LARBI - A retrouver un petit boulot.
LE CHEF DU PERSONNEL - Qu'est-ce que je peux faire?
LARBI - Tu vois, les annonces, tu me dis si c'est pour moi ou pas. Moi, j'sais
pas. (Il ouvre le journal) Tiens, dis-moi... ça, peut-être?
LE CHEF DU PERSONNEL - Relation Presse-Communication ...?
LARBI - Ça serait pas pour moi? Les presses, je connais un petit peu.
Il me resterait plus que le reste à apprendre.
LE CHEF DU PERSONNEL - Quoi, le reste?
LARBI - Eh bien! comment tu as dit?
LE CHEF DU PERSONNEL - Relation, communication ...?
LARBI - C'est bien ça. C'est difficile?
LE CHEF DU PERSONNEL - Non, ce n'est pas difficile. Tu es même très
doué. Mais la presse, ce n'est pas la presse (Geste) c'est le journal
(Geste). La presse, le journal.
LARBI - Oh! alors là ... Et ça?
LE CHEF DU PERSONNEL - Collaborateur de haut niveau ...?
LARBI - Oui.
LE CHEF DU PERSONNEL - Laisse tomber.
LARBI - Pourtant je suis plutôt grand quand je mets mes souliers à
talons... Et ça?
LE CHEF DU PERSONNEL - Ingénieur concepteur?
LARBI - Je sais bien que je ne suis pas ingénieur, mais ingénieur
concepteur, peut-être que je le suis? Il faudrait que je me renseigne.
Tu ne le sais pas, toi?
LE CHEF DU PERSONNEL - Oh! c'est un petit boulot. Je ne te le conseille pas.
LARBI - Et ça!
LE CHEF DU PERSONNEL - Château à vendre ... non, c'est de l'immobilier.
LARBI - Ah! et ça?
LE CHEF DU PERSONNEL - Cherche homme de peine.
LARBI - Qu'est-ce que ça veut dire?
LE CHEF DU PERSONNEL - Ça veut dire beaucoup de boulot.
LARBI - Tant pis. Et ça?
LE CHEF DU PERSONNEL - Femme de ménage.
LARBI - Beeh! Et ça?
LE CHEF DU PERSONNEL - Jeune femme ...
LARBI - Jeune femme de ménage?
LE CHEF DU PERSONNEL - Non, jeune femme bien sous tous rapports ...
LARBI - Continue ...
LE CHEF DU PERSONNEL - ...Revenu régulier. Avantages.
LARBI - Qu'est-ce que ça veut dire avantages?
LE CHEF DU PERSONNEL - Ça veut dire deux choses ...
LARBI - Je comprends, je comprends: devant et derrière. Et ensuite?
LE CHEF DU PERSONNEL - Cherche monsieur bien sous tous rapports ...
LARBI - Continue, continue ... C'est peut-être pour moi.
LE CHEF DU PERSONNEL - Grosse situation.
LARBI - Voilà, voilà, c'est pour moi. Tu as dit grosse situation.
Merci, chef.
LE CHEF DU PERSONNEL - Tu as raison, c'est pour toi. Demande à ma secrétaire
de te faire une lettre, et bonne chance. Signe là ...
LARBI - Voilà, chef. Ça peut aller jusqu'à combien grosse
situation? Sept mille, huit mille?
LE CHEF DU PERSONNEL - Tu rêves! cinquante mille, soixante mille ...
LARBI - Tu trouves pas que c'est un bon job pour moi? Tu vois, tu as trouvé
ça tout de suite. Si un jour je peux te rendre un service, si tu as besoin
d'argent...
VII - LES DEUX AMIS
LE CHEF DU PERSONNEL - Salut, Hervé, ça va?
HERVÉ - Oui, merci.
LE CHEF DU PERSONNEL - Gilberte?
HERVÉ - Elle aussi. Pleine forme. Et Nadine?
LE CHEF DU PERSONNEL - Oui, ça va, merci.
HERVÉ - Tu sais que je la trouve de plus en plus formidable, ta Nadine.
LE CHEF DU PERSONNEL - Moi aussi, si c'est ça qui te tracasse. J'ai laissé
la Porsche au garage. Tu pourras prendre la Mercédès ...
HERVÉ - Je n'aime pas cette voiture de charcutier. Enfin! Nous nous retrouvons
dimanche?
LE CHEF DU PERSONNEL - Bien sûr. Mais nous, nous partirons samedi soir
et nous coucherons au club. Nadine préfère. Elle se fait servir
son petit déjeuner au lit. Moi, ça me permettra de faire un peu
d'entraînement en arrivant.
HERVÉ - Moi, je partirai seulement dimanche matin. Le samedi, nous sommes
de corvée d'opéra. Ma belle-mère y tient beaucoup.
LE CHEF DU PERSONNEL - Je parie que je te prends deux sets.
HERVÉ - Naturellement. Je vais avoir la gueule de bois. Le Crépuscule
des Dieux, tu penses! Si tu savais comme c'est long à mourir, un dieu!
LE CHEF DU PERSONNEL - Et je te donne même quinze points. Tu veux jeter
un coup d'œil sur ta lettre?
HERVÉ - Je te fais confiance, mon vieux... C'est très bien. Tu
emmènes tes deux enfants?
LE CHEF DU PERSONNEL - Non, Katia restera à Paris pour travailler.
HERVÉ - Nous, nous sommes obligés de les prendre tous les trois.
François ne veut pas quitter les jupes de sa mère. Je le trouve
un peu bébé.
LE CHEF DU PERSONNEL - Au contraire, il est très mûr pour son âge.
C'est un gosse épatant... Et puis si tu savais l'admiration qu'il a pour
toi.
HERVÉ - Vraiment?
LE CHEF DU PERSONNEL - C'est touchant. Tiens, tu veux ton chèque?
HERVÉ - Qu'est-ce que tu veux que j'en fasse? Demande à Geneviève
de le faire verser sur mon compte.
LE CHEF DU PERSONNEL - Entendu. Mais ça ne partira pas avant lundi. Elle
sort à quatre heures le vendredi.
HERVÉ - Je n'en suis tout de même pas à ça près.
Et à part ça, tout est réglé?
LE CHEF DU PERSONNEL - Oui, je crois.
HERVÉ - Alors excuse-moi, je file. Je suis déjà en retard.
Je dois rencontrer Jurine.
LE CHEF DU PERSONNEL - Jurine... Promotion 53?
HERVÉ - Oui, c'est ça. Il est au Ministère.
LE CHEF DU PERSONNEL - Bonne chance. A demain. Merci encore.
HERVÉ - Non, à après-demain. Salut! (Il sort puis rentre)
A propos, n'oublie pas de préciser à Bornard les conditions du
marché ... Il en profiterait... Embrasse Nadine ...
VIII - L'AIR DU LARGE
LE CHEF DU PERSONNEL - Mon cher Verbier, on ne fait pas une réorganisation
sans casser des œufs. Ce n'est la faute de personne.
VERBIER - Je voudrais bien vous y voir!
LE CHEF DU PERSONNEL - Passer d'un organigramme en ligne à un organigramme
en colonnes ... Il y a des laissés pour compte, fatalement!
VERBIER - Fatalement? Il n'y a aucune place pour la fatalité là-dedans.
LE CHEF DU PERSONNEL - Allons donc! Si vous n'êtes pas convaincu, allez
voir l'ingénieur-conseil: il vous expliquera. De toute façon,
c'est très simple. Avant, nous avions comme directeur Amroux: vertical!
Maintenant, horizontal: Amroux s'occupe du rapport client-fournisseur. Eh oui!
Le comptable Bedeau devient responsable de toute la paperasse depuis l'entrée
jusqu'à la sortie. Plus de directeur technique: mais Jubin aux démarreurs,
Fauché aux essuie-glaces et Graciotto aux pots d'échappement.
Allègre prend les représentants ... Lui, c'est un horizontal-vertical,
et Rabichon l'Inspection du Travail: eh oui! ça vous occupe un homme
à plein temps maintenant. Les achats sont supprimés: chaque chef
de produit s'en occupera. Reste l'entretien ... Déjà horizontal
l'entretien: et c'est très bien. Ça nous a permis de faire une
fleur à Prognoli, qui le méritait bien en tant que délégué
syndical super-emmerdant. Conclusion: rien pour vous. On a beau retourner ça
dans tous les sens... Vous savez, c'est comme à chat perché. Toutes
les places sont prises, et il y a au milieu un gars qui a l'air d' ...
VERBIER - Qui a l'air d'un con, dites-le tout de suite.
LE CHEF DU PERSONNEL - Mais non: l'air de ... l'air de ... Enfin, ce n'est pas
vous le plus embêté. Je viens de voir Bedeau: il est catastrophé.
Et Graciotto... les pots d'échappement, il en fait une maladie. Quant
à moi, vous savez ce qu'on me fait faire? La mise à jour des dossiers
techniques. Que voulez-vous que je vous dise! Tandis que vous, vous allez pouvoir
choisir. Vous avez l'air ... du large, c'est ça, l'air du large!
IX - L'IDÉE FIXE
MICHAUD - (Feuilletant un dossier) Nous sommes le 30 Juin 1985 ... Tout a commencé
le 27 Avril 1981 lorsque le chef a osé introduire dans mon bureau, pour
y travailler à mes côtés, cette ...
LE CHEF DU PERSONNEL - Je sais, Michaud, je sais.
MI CHAUD - Cette personne que je ne veux pas nommer et qui...
LE CHEF DU PERSONNEL - Vous m'avez raconté cette histoire au moins une
dizaine de fois.
MICHAUD - ...qui s'est mis en tête de fermer la fenêtre! Une rien
du tout, une étrangère, une catastrophe: fermer la fenêtre!
Et si moi, je ne peux pas travailler au-dessus de 17 degrés? Cinquante
et un mois de supplice permanent.
LE CHEF DU PERSONNEL - N'exagérez pas. Voilà votre dernière
feuille de paie.
MICHAUD - Ecoutez-moi, Monsieur, écoutez-moi. J'ai fait preuve de bonne
volonté. Je suis monté à 18 degrés. Bien que cela
me donne des démangeaisons. Mais non, les Arabes ne sont pas faits comme
les autres! Chaque fois qu'elle arrivait, elle fermait la fenêtre et la
température montait jusqu'à des vingt, vingt et un quelquefois.
Tout ça, c'est voyou et compagnie. Moi, à vingt et un, je tourne
de l'œil. J'ai le sens civique, moi! Faut économiser l'énergie.
LE CHEF DU PERSONNEL - Mais naturellement.
MICHAUD - Monsieur le Chef du Personnel, je vous ai fait trois notes circonstanciées
à ce sujet, vous ne m'avez pas répondu. Je vous ai alors écrit
officiellement: une lettre recommandée. Rien. J'ai alerté l'inspection
du travail: la première fois, c'est un inspecteur très bien qui
est venu. Un monsieur d'âge déjà. Il a fait un rapport parfait,
tout à fait dans mon sens, que j'ai fait parvenir à la direction
de l'établissement. Mais, monsieur Tuilier, il s'en fout... La seconde
fois, c'était un petit jeune avec une moustache, il n'a rien voulu savoir.
Aucune conscience professionnelle. Probablement un coco! Et tout ça pour
cette Aïcha, toujours avec son petit corsage et décolletée
jusque-là... Naturellement. Alors j'ai écrit au siège de
Paris, à la direction des Relations Humaines. Et puis j'ai fait constater
par le médecin du travail que mon poste était devenu insalubre:
vous avez eu son rapport. Là-dessus, j'ai reçu une réponse
de la direction des Relations Humaines ... Ceux-là, en fait de relations
humaines ... De nos jours, on ne peut se fier à personne: les étiquettes
ne veulent plus rien dire. Mon pauvre monsieur ...
LE CHEF DU PERSONNEL - Je ne suis pas votre pauvre monsieur.
MICHAUD - Si vous saviez tout ce que je sais! Mais voilà, il n'y a plus
personne qui s'intéresse à un vieil employé qui a passé
toute sa vie au service des autres... Alors j'ai demandé un rapport à
l'Agence pour les économies d'énergie: ils ont été
formels. La température de 18° de doit pas être dépassée.
J'ai envoyé un double de ce rapport à la Présidence de
la République... oui, monsieur, je n'ai pas peur de m'adresser aux personnes
compétentes, qu'ils sachent un peu comme on gaspille l'argent des Français!
Et là-dessus, vous ne savez pas ce qu'ils ont fait? Ils ont condamné
la fenêtre ... C'est cette petite intrigante qui a été voir
le chef du service d'entretien. Et je ne veux pas savoir ce qu'ils ont fricoté
ensemble. Je suis large d'esprit, moi, mais... Ils ont condamné la fenêtre.
Là où il y a de la gêne, il n'y a pas de plaisir.
LE CHEF DU PERSONNEL - Voilà, monsieur Michaud. Tout ça c'est
fini. Signez ici.
MICHAUD - Et vous savez ce qu'elle a eu l'audace de faire? Elle a apporté
un radiateur électrique privé. Elle l'a introduit frauduleusement
dans l'entreprise. Rien que pour ça...! Ces étrangers, ils se
croient partout chez eux. Alors, j'ai été voir le délégué
syndical. Moi, normalement, je n'aime pas avoir affaire à ces gens-là.
Mais en cas de besoin... II m'a dit que ce n'était pas de sa compétence,
qu'il fallait que ce soit le comité d'entreprise ...
LE CHEF DU PERSONNEL - Cette fois, tout est en règle. Au revoir, monsieur
Michaud. Pardon, adieu.
MICHAUD - Que ce soit le comité d'entreprise, mais le comité d'entreprise
c'est panier de crabes et queue de poisson... Ou alors peut-être l'ingénieur-conseil,
justement, il pourrait me donner un conseil ...
LE CHEF DU PERSONNEL - Maintenant, votre supplice est terminé.
MICHAUD - Et avec tout çà, on ne m'a même pas dit pourquoi
on me foutait à la porte ...
X - LE GRAPHOLOGUE
LE CHEF DU PERSONNEL - Ah! encore une chose, Chavanieux. Je viens de liquider
votre dossier. Vous ne savez pas ce que j'ai retrouvé?
CHAVANIEUX - Qu'est-ce que vous voulez bien que ça me fasse?
LE CHEF DU PERSONNEL - Vous avez tort: un document étonnant. «Examen
graphologique de monsieur Chavanieux». C'est probablement sur la foi de
ce document qu'on vous avait désastreusement engagé ... «Sujet
brillant», hein: brillant... Ça vous intéresse?
CHAVANIEUX - Au point où j'en suis, une connerie de plus ou de moins.
LE CHEF DU PERSONNEL - «Caractérisé par une capacité
de compréhension exceptionnelle et une intensité d'action hors
du commun ... »
CHAVANJEUX - Vous êtes des rigolos.
LE CHEF DU PERSONNEL - «Une intelligence souple et sûre, capable
aussi bien d'analyse que de synthèse, avec une capacité peu ordinaire
d'accéder rapidement à l'essentiel...»
CHAVANIEUX - Vous êtes sûr que ...
LE CHEF DU PERSONNEL - C'est bien vous. Regardez: signé Corticos, le
célèbre graphologue ... «Une attention sans défaut,
une surveillance implacable de l'environnement».
CHAVANIEUX - Je me reconnais parfaitement.
LE CHEF DU PERSONNEL - Vous voyez bien! «Une volonté soutenue qui
lui permet d'atteindre sans faiblesse les buts qu'il s'est fixés. Sans
pourtant que cette volonté tourne jamais à l'obstination.»
CHAVANIEUX - Jusqu'ici je me méfiais des graphologues ...
LE CHEF DU PERSONNEL - Ecoutez quand même la fin : «A quoi s'ajoute
un rare talent pour se rendre sympathique, le sens des relations humaines, une
aptitude développée à la négociation».
CHAVANIEUX - Ça ne vous fait pas quelque chose de me foutre à
la porte?
LE CHEF DU PERSONNEL - Et enfin, couronnant le tout - couronnant! - «Un
sens moral élevé, le dévouement, la solidarité,
la fidélité» ... Tiens, je vous le donne. Je ne vous veux
pas de mal. Il y aura peut-être un autre couillon qui s'y laissera prendre.
XI - REMERCIEMENTS
BONNETON - Monsieur le chef du personnel, je suis très conscient du sentiment
de lassitude - pour ne pas dire plus - que ma présence vous inspire,
et j'ai pris la décision de profiter de certaines opportunités
qui s'offrent à moi pour vous demander de me licencier.
LE CHEF DU PERSONNEL - Vous licencier, monsieur Bonneton! Mais, si vous voulez
partir, vous n'avez qu'à donner votre démission. C'est bien plus
simple.
BONNETON - Mais non. Il faut que je sois licencié. Si je suis licencié,
l'Etat me fait une rente. Il n'y a que les imbéciles qui donnent leur
démission.
LE CHEF DU PERSONNEL - Mais ça fait des tas de tintouins ... L'Inspection
du Travail, le comité d'entreprise ...
BONNETON - Mon vieux, si vous voulez me voir partir, il faut en prendre les
risques. C'est une chance que je vous donne. La seule chance ...
LE CHEF DU PERSONNEL - Enfin, si vous y tenez...
BONNETON - Vous verrez quel plaisir ça fera au Président!
LE CHEF DU PERSONNEL - Mais alors, dictez-moi votre lettre de congédiement.
J'ai horreur de rédiger ces trucs. On fait toujours des fautes de psychologie.
BONNETON - Je vous ai préparé un projet.
LE CHEF DU PERSONNEL - Ah bon! (Lisant) «Cher monsieur Bonneton, nous
vous confirmons nos récents entretiens. A la suite de la vaste réorganisation
que vous avez vous-même suggérée, nous avons décidé
de supprimer votre poste qui est devenu sans objet.» On voit qu'il y a
longtemps que vous préparez ça. «Naturellement, nous vous
adressons nos compliments les plus sincères et nous vous prions de croire
à notre gratitude pour le zèle et la compétence avec lesquels
vous avez rempli vos fonctions.»
BONNETON - Ça peut aller?
LE CHEF DU PERSONNEL - Mais bien sûr, c'est très bien. Mais ce
n'est pas un congédiement, c'est un remerciement.
BONNETON - Exact. Et ce n'est pas fini.
LE CHEF DU PERSONNEL - (Lisant) «Nous avons particulièrement apprécié
le haut degré d'engagement ... »
BONNETON - Non, ça j'ai barré. C'était un peu abstrait.
LE CHEF DU PERSONNEL - Ah oui! «Nous avons particulièrement apprécié
la fougue naturelle de votre tempérament et les vives clartés
de votre intelligence... » Vous y tenez vraiment?
BONNETON - Mais oui.
LE CHEF DU PERSONNEL - « ...de votre intelligence. Nous en garderons longtemps
le souvenir.»
BONNETON - Il faut bien préparer la chute.
LE CHEF DU PERSONNEL - Quelle chute?
BONNETON - Vous allez voir.
LE CHEF DU PERSONNEL - (Lisant) «En témoignage de reconnaissance,
nous vous prions d'accepter pour honorer votre départ ... » Vous
voulez dire que vous voulez aussi avoir ...
BONNETON - Ça va de soi.
LE CHEF DU PERSONNEL - «Pour honorer votre départ, ce modeste chèque
de 1 million de francs... » Anciens?
BONNETON - Non, nouveaux.
LE CHEF DU PERSONNEL - Vous êtes gonflé!
BONNETON - Non, lucide. J'ai pesé à leur juste valeur les emmerdements
que je vous cause. Vous direz au Président que c'est ça ou rien.
XII - JE VOUS DONNERAIS BIEN MA PLACE
LE CHEF DU PERSONNEL - Asseyez-vous, Granger. Je vous donnerais bien ma place
...
GRANGER - Vraiment?
LE CHEF DU PERSONNEL - Mais oui. Vous ne savez pas ce que c'est que la vie d'un
chef du personnel... Non bien sûr, vous ne pouvez pas le savoir... Vous
avez toujours vécu heureux dans votre petit coin, sans tracas, sans responsabilités.
Vous pensez: la recherche! Tandis que moi...
GRANGER - Remettez-vous, mon vieux ...
LE CHEF DU PERSONNEL - C'est facile à dire. Vous comprenez, le chef du
personnel... C'est comme si on disait le chef des emmerdements... Dans une entreprise,
qu'est-ce qu'il y a de difficile? La technique, mais ce n'est rien: les problèmes
techniques finissent toujours par se résoudre. Les machines? Vous avez
déjà vu une machine se mettre en grève, vous? Le fric?
Allons donc! des problèmes de certificat d'études: addition, soustraction.
Et vous, la recherche... moi aussi, quand j'étais gosse, je jouais avec
des trains électriques... Mais le personnel! Laissez-moi prendre un cachet.
(Il prend) Voilà avec quoi je vis, moi, avec des cachets. Je vais finir
par me détraquer la santé. Elle est à prendre, ma place.
Je le dis bien haut... L'embauche, les conflits, la paie, les Arabes, l'administration,
les fiches. Et les licenciements. Vous croyez que ça m'amuse, moi, les
licenciements? Il n'y a qu'à voir la gueule que vous me faites. C'est
pas marrant! Et voilà encore qu'ils veulent me flanquer un ordinateur.
Avec une console! Je vous le demande un peu: a-t-on idée d'appeler ça
une console. Quel beau nom pour un affligé! Et la masse salariale! Eh
bien! je vous garantis, quand on est tout seul pour manier ça... Chaque
soir, j'ai les reins en compote. Où est votre dossier? (Il consulte le
dossier) Et encore, s'il ne fallait pas faire de la psychologie à longueur
de journée! Que voulez-vous, moi, j'ai été élevé
dans les sciences exactes... alors, les montées imprévisibles
de l'inconscient....! Je ne suis pas sourcier! Voilà, ça c'est
pour vous. Ça, c'est pour moi. Signez ici. Merci. Au revoir, mon vieux.
Et souhaitez-moi bonne chance ... ou sans ça, je serais capable un de
ces jours de me congédier moi-même.
XIII - PRIME DE RETOUR
LE CHEF DU PERSONNEL - Asseyez-vous ici, monsieur Ben Medi.
MOHAMED - Qu'est-ce que tu as? T'es fâché? Tu me dis plus tu ...
LE CHEF DU PERSONNEL - Mais non, Mohamed, pas fâché.
MOHAMED - Alors tu me dis tu. Tu es mon père.
LE CHEF DU PERSONNEL - Si tu veux. Comment tu vas, Mohamed?
MOHAMED - J'peux pas mieux.
LE CHEF DU PERSONNEL - Vraiment? Tu n'es pas un peu fatigué? Ça
fait combien de temps que tu es ici?
MOHAMED - Ça fait bientôt dix ans, et j 'pète le feu.
LE CHEF DU PERSONNEL - Bientôt dix ans! C'est bien. Ça fait un
chiffre rond.
MOHAMED - Eh oui! dix ans, et puis vingt ans, et puis trente ans: tout ça,
c'est des chiffres ronds.
LE CHEF DU PERSONNEL - Ecoute-moi, Mohamed ...
MOHAMED - Je sais pas si j'ai le temps aujourd'hui... Le chef...
LE CHEF DU PERSONNEL - Ne t'inquiète pas. Il est au courant.
MOHAMED - Ah! Il est au courant de quoi? Qu'est-ce que tu veux?
LE CHEF DU PERSONNEL - Voilà: si tu le désires, quand tu auras
dix ans juste, tu peux repartir au pays. Ça pourrait te faire plaisir.
Si tu repars, je te donne cinq millions pour ton anniversaire.
MOHAMED - Qu'est-ce que tu dis: cinq millions? ...Cinq?
LE CHEF DU PERSONNEL - Oui.
MOHAMED - Qu'est-ce que tu as? Tu n'es pas content? Je travaille pas bien? Cinq
millions! Faut que j'en fasse des conneries.
LE CHEF DU PERSONNEL - Mais si, tu travailles très bien.
MOHAMED - Alors pourquoi tu paies si cher pour te débarrasser de moi?
LE CHEF DU PERSONNEL - C'est une occasion. Réfléchis.
MOHAMED - Cinq millions! Mais dis, tu parles en anciens francs ou en nouveaux?
LE CHEF DU PERSONNEL - Anciens, Mohamed, anciens.
MOHAMED - Je sais pas pourquoi vous, les Français, vous parlez toujours
en anciens francs. C'est pourtant pas difficile. C'est pour ça qu'on
ne se comprend pas. Cinq millions, moi ça m'a fait un choc! Mais si c'est
des anciens... Et alors, à moi, Mohamed ben Medi, tu me proposes 50.000
francs ... Je suis pas un mendiant, moi. 50.000 francs, tu te rends compte:
si je rentre au pays, j'ai même pas de quoi faire un cadeau à la
belle-mère. Pourquoi est-ce que je rentrerais au pays?
LE CHEF DU PERSONNEL - Ecoute, Mohamed, je ne sais pas si tu réalises
bien la situation ...
MOHAMED - Ecoute-moi, chef, j'ai une meilleure idée. Puisque tu as 50.000
francs pour moi, je te fais un cadeau ... Si, si! Tu as besoin d'acheter une
bagnole, la tienne est nase. Et toi, en échange, tu vires Korsakoff.
LE CHEF DU PERSONNEL - Je vire Korsakoff?
MOHAMED - Eh oui! Si tu as du personnel en trop, ça ne te coûte
rien de virer Korsakoff. C'est un sale raciste. Tu vois, ton usine pour moi,
c'est déjà la terre promise. Et si Korsakoff partait, ce serait
le jardin d'Allah. Et quant tu le vires, ce salaud de petit chef, la production
de l'atelier elle remonte de ça (Geste) C'est bon ça que la production
elle remonte. C'est bon pour tous. Et tu as bien mérité ta voiture
neuve.
LE CHEF DU PERSONNEL - Mais c'est le délégué syndical,
Korsakoff.
MOHAMED - Te laisse pas intimider. On fera pas une minute de grève. Et
sa faute grave, je te l'apporte sur un plateau. On a tout un dossier. Dix fautes
graves si tu veux, quinze. Et même on fait une collecte et on lui paie
son billet de retour. Tu verras qu'il y aura même de quoi l'envoyer jusqu'en
Sibérie. Le retour au pays, c'est le retour au pays... Que ceux qui sont
venus les premiers ils repartent d'abord. C'est juste, non? ...First in, first
out!
XIV - L'HISTOIRE DE POL POT
LE CHEF DU PERSONNEL - Bonsoir. Ça va? C'est pour une embauche?
CHAZETTE - Non, c'est pour un licenciement.
LE CHEF DU PERSONNEL - Bon, ça ne fait rien. Asseyez-vous là.
Vous vous appelez comment? Et surtout ne vous prenez pas pour un cas particulier.
CHAZETTE - Chazette.
LE CHEF DU PERSONNEL - Ah oui! Chazette, je suis au courant ... Oui, ici ça
va, ça vient. Il y en a qui entrent et il y en a qui sortent... Tenez:
la dame que vous avez croisée dans l'antichambre, c'était pour
entrer. Et vous, Chazette, c'est pour sortir. Suffit de maintenir l'équilibre
... Mais il y en a tant qui veulent entrer maintenant: ceux qui sortent on les
attend au tournant, fatalement. Chazette ... Ah! voilà. Mais selon les
cas, ça va, ça vient plus ou moins vite, c'est écrit dans
les astres. (Lisant) «Licenciement immédiat pour faute grave».
Alors vous, vous étiez drôlement pressé. Qu'est-ce que vous
avez fait? (Lisant) «Quinze jours d'invalidité au contremaître
de l'atelier des presses». Ah ça! Dites donc, mais c'est bien,
ça. Vous avez boxé Pol Pot?
CHAZETTE - Eh oui! j'ai boxé Pol Pot.
LE CHEF DU PERSONNEL - Cet hippopotame, ce paquet de linge sale, cette graisse
gluante, ce poulpe en chaleur ...
CHAZETTE - Comme vous dites!
LE CHEF DU PERSONNEL - Mais c'est fantastique!
CHAZETTE - Vous trouvez?
LE CHEF DU PERSONNEL - Mais parfaitement! Pourquoi est-ce que vous ne l'avez
pas dit tout de suite? Fort?
CHAZETTE - Quoi, fort?
LE CHEF DU PERSONNEL - Vous avez tapé fort?
CHAZETTE - Ben, encore assez.
LE CHEF DU PERSONNEL - Vous ne vous êtes pas fait mal au moins?
CHAZETTE - Sur le coup j'ai rien senti. Maintenant oui: j'ai quand même
dû taper fort.
LE CHEF DU PERSONNEL - Et lui?
CHAZETTE - Son nez ... Ça pissait du sang partout.
LE CHEF DU PERSONNEL - Bon Dieu! Il se passe des années: rien n'arrive,
la grisaille... On fait faillite, on est repris, l'usine brûle, on change
de boss... le train-train. Et tout à coup Pol Pot prend un vilain coup
dans la gueule!
CHAZETTE - Vous croyez que c'est si important que ça?
LE CHEF DU PERSONNEL - Comment donc! C'est l'ordre ancien qui s'écroule.
Vous ne voyez pas l'effet que ça me fait. Racontez-moi ça en détail.
CHAZETTE - Hou là! Ça va prendre du temps.
LE CHEF DU PERSONNEL - Ça ne fait rien. J'en profiterai pour boire un
coup. Vous aussi. Ça cassera un peu le rythme de ce défilé
... Allez-y. J'annonce: récit de Chazette.
CHAZETTE - C'est à dire que pour se raconter... c'est tout dans les gestes!
Mais je vais quand même essayer. Donc, ce matin vers huit heures, j'étais
sur mon char... Coup de téléphone: l'Adélaïde a cassé
son outil. Une vraie catastrophe, l'Adélaïde. Il y a des matins
où elle n'est pas bien réveillée, et tout à coup
elle baille et ça casse... Bref, Pol Pot nous appelle. Urgence. Mission
délicate. Dans ces cas-là, le Lion m'envoie: bien noté,
maître de moi, correct. Pol Pot et son harem! Donc j'y vais.
LE CHEF DU PERSONNEL - Et alors?
CHAZETTE - Et alors, le temps d'arriver avec ma caisse à outils: «Toc,
toc, permission d'entrer?» ...Vous savez comme ils sont, les mécaniciens
de la marine. «Permission d'entrer». Et qu'est-ce que je vois? Tout
l'atelier qui sable le champagne. Ils ont toujours des bouteilles au frigo et
quand ils se sentent un peu cafardeux... Pol Pot était assis au milieu
de ses bonnes femmes avec la Rosine sur ses genoux. Visiblement ils n'avaient
pas fini leur nuit.
LE CHEF DU PERSONNEL - La Rosine, c'est laquelle?
CHAZETTE - Vous savez, la blonde toujours bien sapée.
LE CHEF DU PERSONNEL - Celle qui...
CHAZETTE - Oui, c'est ça, celle qui tortille son petit cul en marchant.
LE CHEF DU PERSONNEL - On dirait qu'elle fait des huit, comme ça.
CHAZETTE - Oui, mais plutôt à l'horizontale: le signe de l'infini.
LE CHEF DU PERSONNEL - C'est juste. Bien observé, Chazette.
CHAZETTE - Vous savez, moi je suis mécanicien, j'ai le sens du mouvement
des choses.
LE CHEF DU PERSONNEL - Et alors?
CHAZETTE - Alors il me dit: «Toujours à la remorque les gars de
l'entretien... Tu veux qu'on t'offre un verre d'huile de vidange?» Je
ne me formalise pas. Ça fait partie du folklore... et puis si on répond,
c'est l'escalade verbale. Je me mets à démonter l'outil. C'était
la glissière qui en avait pris un coup: comment faire? «Alors,
gros cul, tu te remues?» Ça ne me plaît pas. Je me roule
une cigarette en le regardant comme ça, tranquillement: «Gros cul
toi-même.» Lui non plus, ça ne lui plaît pas. Devant
toutes ses bonnes femmes: surtout quand on a le plus bel arrière-train
de la bordée! Il me dit: «Je vais t'apprendre à respecter
tes supérieurs... » Moi, j'ai de petites fesses bien moulées
dans mes jeans Gros cul, ça m'est égal. Mais, quand on me parle
de supérieurs, je vois rouge. Pas anarchiste pour rien. Surtout lui!
Et il ajoute: «Tu veux que je te fasse lécher ma botte?»
Et alors, moi: «Très bien. Violences verbales.» Je laisse
tout en place, je me prépare à sortir. Il m'attrape par mon revers:
«Tu vas te grouiller de nous réparer ça.» Par mon
revers! Voies de fait. La moutarde me monte au nez. Je lui flanque mon poing
dans la figure et je m'esquive. Il tombe sur un tas de ferraille, il se débat
en hurlant... Moi, je recule de quelques pas. Je contemple la scène.
Puis, goguenard: «Permission de sortir?» Il s'étrangle de
fureur. Je fais demi-tour et je me tire.
LE CHEF DU PERSONNEL - Et alors?
CHAZETTE - Et alors, me voilà.
LE CHEF DU PERSONNEL - Félicitations! C'est le plus beau motif de congédiement
que j'ai jamais enregistré. Naturellement, je ne peux pas vous donner
d'indemnité. Mais croyez à ma très vive admiration. Je
vous ferai un excellent certificat.
XV - SANS INTÉRÊT
DURAND - (Entrant et remettant un papier au chef du personnel)
LE CHEF DU PERSONNEL - (Lisant) Votre cas, Durand, ne présente aucune
espèce d'intérêt, ni pour vous, ni pour moi, ni pour les
spectateurs. Ce sera pour la prochaine fois. Au revoir.
DURAND - J'aime autant. (Il sort)
LE CHEF DU PERSONNEL - Il y en a qui se font des idées! Et comme ça
nous rattrapons le temps que le récit de Chazette nous a fait perdre.
Au suivant!
XVI - LA CLOCHE
CAPOTI - Mais qu'est-ce que je vais devenir?
LE CHEF DU PERSONNEL - Ça alors, mon vieux, c'est une question qu'il
aurait fallu vous poser avant. ..
CAPOTI - Avant quoi?
LE CHEF DU PERSONNEL - Avant d'avoir commencé à fatiguer tout
le monde.
CAPOTI - Mais je n'ai jamais commencé.
LE CHEF DU PERSONNEL - C'est vrai. Il y a bien longtemps que ça dure.
Ça dure même depuis toujours.
CAPOTI - Vous voyez bien! Alors je ne comprends pas pourquoi ça a duré
si longtemps et puis tout à coup, aujourd'hui. ..
LE CHEF DU PERSONNEL - C'est comme les autos qui cassent: la veille ça
marchait et aujourd'hui ça a cassé.
CAPOTI - Mais j'ai rien fait de plus...
LE CHEF DU PERSONNEL - Justement!
CAPOTI - Mais qu'est-ce que je vais devenir?
LE CHEF DU PERSONNEL - Je ne suis pas votre maman, Capoti.
CAPOTI - C'est pas logique! J'ai rien fait de moins non plus. Si seulement vous
m'aviez averti.
LE CHEF DU PERSONNEL - On vous a averti... Trois lettres recommandées
depuis le début de l'année.
CAPOTI - Mais ça c'est la routine. Ça veut simplement dire que
vous faites votre boulot. Mais de là à penser...
LE CHEF DU PERSONNEL - Même le syndicat vous a lâché! De
toute façon il ne pouvait rien faire.
CAPOTI - Mais qu'est-ce que je vais devenir?
LE CHEF DU PERSONNEL - Ça fait la troisième fois que vous me le
demandez. Mais il n'y a que vous qui puissiez vous donner la réponse.
CAPOTI - J'ai plus qu'à me suicider.
LE CHEF DU PERSONNEL - A vous de voir, Capoti.
CAPOTI - C'est tout vu, monsieur le chef du personnel. Je vais me suicider.
LE CHEF DU PERSONNEL - D'un seul coup? ...ou au fil des litrons?
CAPOTI - D'un seul coup. Pan!
LE CHEF DU PERSONNEL - Personne n'a pu vous empêcher de vous faire foutre
à la porte. Personne ne pourra vous empêcher de vous suicider...
surtout pas moi. Par solidarité avec les autres chefs de personnel.
CAPOTI - Ça la fout mal.
LE CHEF DU PERSONNEL - Pardon?
CAPOTI - Je veux dire pour vous, pour la boîte, c'est ennuyeux.
LE CHEF DU PERSONNEL - Mais pas du tout, pas du tout, Capoti.
CAPOTI - Vous avez beau faire le mariole, qu'est-ce qu'on va dire!
LE CHEF DU PERSONNEL - Oh! bien sûr. Mais les chiens aboient, la caravane
passe. Rassurez-vous. Si vous en avez vraiment envie, je m'arrangerai. Ne vous
faites pas de souci pour nous. On vous offrira même une couronne.
CAPOTI - Et si je faisais ça là, dans votre bureau ...
LE CHEF DU PERSONNEL - Vous n'avez pas de revolver.
CAPOTI - Non, mais l'émotion... ça m'aurait fichu un coup. Et
comme ça, sans que personne ne s'y attende, avec un rictus. Et demain,
dans le journal : «On le congédie, son cœur s'arrête.»
LE CHEF DU PERSONNEL - Capoti, vous êtes un lymphatique. Vous avez des
muscles de coton, mais des nerfs d'acier.
CAPOTI - Ça veut dire quoi?
LE CHEF DU PERSONNEL - Que vous êtes totalement insensible aux émotions.
CAPOTI - Mais si vous ne voulez pas que je me suicide, qu'est-ce qui me reste?
LE CHEF DU PERSONNEL - Soyons lucides, Capoti: la cloche! Dans les rues, sous
les ponts, avec le pinard et le saucisson... Vous continuerez à faire
à l'extérieur de l'usine ce que vous avez commencé depuis
longtemps à faire à l'intérieur. Mais là au moins,
il n'y aura personne pour vous embêter. On ne trouve pas toujours sa voie
du premier coup. Adieu, Capoti.
XVII - ENTRE MILITAIRES
LE CHEF DU PERSONNEL - Entrez, asseyez-vous... Cette fois-ci c'est fini, Lopez,
on a réussi à vous avoir.
LOPEZ - (Silencieux s'assied)
LE CHEF DU PERSONNEL - Hein? Ça vous la coupe?
LOPEZ - (Silence)
LE CHEF DU PERSONNEL - Vous avez perdu votre langue? De toute façon vous
n'avez plus rien à dire.
LOPEZ - (Silence)
LE CHEF DU PERSONNEL - Je vais vous expédier ça. Vous allez voir.
(Il s'affaire)
LOPEZ - (Sortant un papier de sa poche et lui montrant)
LE CHEF DU PERSONNEL - Voilà, vos papiers sont prêts ... Ça
va être torché en vitesse ... (Voyant le papier) Qu'est-ce que
c'est que ça?
LOPEZ - Un papier qui vous intéresse.
LE CHEF DU PERSONNEL - Faites voir. (Il lit) Ah! la salope!
LOPEZ - C'est ma copine maintenant.
LE CHEF DU PERSONNEL - Tout ça n'a aucune valeur, il n'y a pas de témoin.
LOPEZ - Elle n'est pas la seule à avoir été violée
à l'embauche, capitaine Grumbach.
LE CHEF DU PERSONNEL - Mais dites donc, c'est du chantage!
LOPEZ - Jamais de la vie.
LE CHEF DU PERSONNEL - Qu'est-ce que vous voulez?
LOPEZ - Je veux une promotion.
LE CHEF DU PERSONNEL - Au lieu de vous faire sortir, vous voudriez que je vous
fasse monter.
LOPEZ - Ma foi, c'est bien dit.
LE CHEF DU PERSONNEL - Lopez, si vous faites ça... je vous casserai,
je vous écraserai, je vous broierai... Vous en baverez des feuilles de
cactus.
LOPEZ - Vous feriez mieux d'être beau joueur. Vous en avez possédé
tellement: c'est une petite revanche. J'ai aussi un papier de Thérèse
Lemoine et un autre de la petite Gaillard.
LE CHEF DU PERSONNEL - Qu'est-ce que vous voulez exactement?
LOPEZ - Chef d'équipe à l'atelier entretien... et une lettre d'excuses
pour avoir été soupçonné injustement.
LE CHEF DU PERSONNEL - Vous ne trouvez pas que vous y allez un peu fort?
LOPEZ - Moi, quand je vois une brèche, je m'y engouffre.
LE CHEF DU PERSONNEL - Vous êtes un bon stratège.
LOPEZ - J'ai servi à la Légion. (Il se met au garde-à-vous)
LE CHEF DU PERSONNEL - Vous ne pouviez pas le dire plus tôt, mon vieux.
LOPEZ - Pas fou. Moins on en dit, mieux on se porte. Pas vrai, mon capitaine?
LE CHEF DU PERSONNEL - Vous avez lu Sun Tzu? Repos.
LOPEZ - Sun Tzu? Connais pas. Un Chinetoque?
LE CHEF DU PERSONNEL - Oui, un Chinetoque. Ecoutez, Lopez... entre anciens militaires...
d'accord. Mais à deux conditions: d'abord vous m'apportez tous ces papiers.
Ensuite on marche la main dans la main: vous me faites du renseignement.
LOPEZ - Du renseignement? Oui, mais alors c'est une place de contremaître
que je veux... Faut toujours demander plus.
LE CHEF DU PERSONNEL - Commençons par le commencement. Chef d'équipe
d'abord, on verra après. D'accord?
LOPEZ - C'est vrai... Faut être réaliste. D'accord.
LE CHEF DU PERSONNEL - Ce sera fait dès que vous m'aurez apporté
les originaux. Vous avez ma parole. Faut pas abuser de la victoire, Lopez.
XVIII - GRAND SIÈCLE
LECOMTE
Non merci, croyez-moi, je ne peux supporter
Le poste humiliant que vous me décrétez.
Et puisque mon rival, contre toute justice,
Obtient sans coup férir le prestigieux office
De présider à la recherche des produits:
Je vous quitte, monsieur, avant d'être éconduit.
LE SUPER INTENDANT
Dominez, s'il vous plaît, cette indigne colère.
Comment voudriez-vous que Leroy la tolère ...
LECOMTE
Vous m'osez proposer la documentation,
Pâle service, objet de toute dérision,
Extincteur, étouffoir, carrosse de garage.
De vos méchancetés, ayez donc le courage!
LE SUPER INTENDANT
Non, votre humeur n'a pas de raison d'exploser.
Le poste qui vous est aujourd'hui proposé
Surpasse en dignité celui dont se fait gloire
Un collègue médiocre aux titres dérisoires.
Et pour vous soulager dans vos commencements,
Nous vous affecterons un très bon assistant.
Vous avez l'expérience, il aura la jeunesse,
Et tous deux passerez les plus belles promesses.
LECOMTE
Plutôt que d'aller dire à un vieux serviteur
Qu'il est prié d'aller se faire voir ailleurs,
On lui offre un emploi –répugnant stratagème! –
Si bas qu'il démissionne à l'instant de lui-même
LE SUPER INTENDANT
Lecomte? Je vous prie...
LECOMTE
Ah!
LE SUPER INTENDANT
Calmez-vous.
LECOMTE
Non pas!
LE SUPER INTENDANT
Ecoutez donc.
LECOMTE
Adieu.
LE SUPER INTENDANT
Revenez sur vos pas
Nous voulons vous garder. Ne partez pas si vite.
Avez-vous bien pesé...
LECOMTE
Vos serments hypocrites
Ne peuvent m'empêcher de m'en aller sur l'heur
Pour conserver le peu qu'il me reste d'honneur
XIX - ÇA AVAIT DÉJÀ TROP DURÉ
LE CHEF DU PERSONNEL - Mais non, vous ne me dérangez pas.
POUTOUNET - (Entrant timidement)
LE CHEF DU PERSONNEL - Entrez, asseyez-vous. Je règle ça tout
de suite. (Il s'affaire à son bureau)
POUTOUNET - (Toujours debout) Eh oui! ça ne pouvait pas durer.
LE CHEF DU PERSONNEL - (Il classe des documents. Silence)
POUTOUNET - Je me disais bien ...
LE CHEF DU PERSONNEL - (Il donne deux ou trois coups de tampon)
POUTOUNET - Depuis le jour où je suis entré, je me disais bien
...
LE CHEF DU PERSONNEL - (Il consulte son fichier)
POUTOUNET - Ça devait finir par craquer.
LE CHEF DU PERSONNEL - (Il rapporte les données d'une fiche sur une autre)
POUTOUNET - Il n'y a qu'une chose qui m'étonne, c'est que ça n'ait
pas craqué plus tôt. Oh pardon!
LE CHEF DU PERSONNEL - (Il fait un calcul sur sa machine)
POUTOUNET - Tenez, l'année dernière, j'ai bien cru que ça
y était!
LE CHEF DU PERSONNEL - (Il fait un nouveau calcul)
POUTOUNET - Et puis non. Peut-être qu'on m'avait oublié.
LE CHEF DU PERSONNEL - (Il additionne une série de chiffres)
POUTOUNET - De toute façon, vous avez été bien patient.
LE CHEF DU PERSONNEL - (Il continue)
POUTOUNET - On n'aura pas eu de printemps cette année.
LE CHEF DU PERSONNEL - (Il transfère les résultats de son addition)
POUTOUNET - Remarquez que ça ne change pas grand' chose.
LE CHEF DU PERSONNEL - (Il consulte la convention collective)
POUTOUNET - Savoir l'été, comment ça sera.
LE CHEF DU PERSONNEL - (Il fait un nouveau calcul)
POUTOUNET - Eh oui! Ça avait déjà bien trop duré.
Qu'est-ce que vous voulez!
LE CHEF DU PERSONNEL - Voilà, ça va être prêt, monsieur
Poutounet. (Ecrivant encore)
POUTOUNET - Ah! Ça n'aura pas traîné cette fois.
LE CHEF DU PERSONNEL - Un coup de tampon. Tenez: c'est en ordre.
POUTOUNET - (Prenant ce qu'on lui tend et se préparant à sortir)
Et alors je sors quand?
LE CHEF DU PERSONNEL - A la fin de la semaine.
POUTOUNET - Vous croyez que...
LE CHEF DU PERSONNEL - Si vous voulez vous en aller tout de suite...?
POUTOUNET - Oh merci! monsieur le chef du personnel. Ça me soulagerait.
Depuis le temps!
XX - PRODUCTIVITE
LE CHEF DU PERSONNEL - Entrez. Nous allons régler ça tout de suite.
(Se frottant les mains) Regardez ça!
STAPFLER - Qu'est-ce que c'est?
LE CHEF DU PERSONNEL - C'est une petite merveille. Le nouvel ordinateur du service
du personnel. Ça vous intéresse?
STAPFLER - Pas spécialement.
LE CHEF DU PERSONNEL - Vous avez tort. Ça vous concerne. J'introduis
votre nom: S.T.A.P.F.L.E.R ... C'est bien ça?
STAPFLER - Oui.
LE CHEF DU PERSONNEL - Très bien. Alors vous voyez: la machine me pose
un point d'interrogation. Qu'est-ce que vous voulez en faire de ce bonhomme-là?
STAPFLER - Ah!
LE CHEF DU PERSONNEL - Et moi je réponds: je vais le licencier. Voilà!
Et vous voyez: elle me demande maintenant quelle sorte de licenciement? Simple,
économique, abusif, pour faute grave. Et je réponds, dans votre
cas: simple.
STAPFLER - Qu'est-ce que ça veut dire?
LE CHEF DU PERSONNEL - Vous allez voir. Ce qu'il y a d'important, c'est qu'à
partir de là elle se débrouille toute seule. Elle va chercher
en mémoire votre numéro de Sécurité Sociale, votre
matricule, votre date d'entrée ... Elle calcule vos congés, votre
indemnité ... Moi, je n'ai plus rien à toucher. Rassurez-vous:
ça marche à tous les coups. Elle va vous cracher votre lettre
de licenciement, votre dernière feuille de paie, votre certificat de
travail, le reçu pour solde, l'information à l'Inspection du Travail.
.. Tenez, voilà déjà votre lettre de licenciement.
STAPFLER - (Lisant) «Nous avons le regret ... »
LE CHEF DU PERSONNEL - (Reprenant la lettre) Oh là! c'est un peu sec.
Attendez, nous allons y mettre un peu de chaleur humaine. (Il tape quelques
indications sur la machine) Voila. Ça sort. Evidemment c'est un peu plus
long parce qu'il faut qu'elle cherche... Là, c'est beaucoup mieux. (Il
lit) «Cher ami, vous n'êtes pas sans savoir que la conjoncture économique...
» etc. etc. C'est courtois, compréhensif, une pointe d'humour même,
un zeste de mélancolie, un éloge discret. Ça passe tellement
mieux. Ça vous va?
STAPFLER - Si c'est vous qui le dites!
LE CHEF DU PERSONNEL - Et voilà le reste, tout à la fois: tenez,
ça c'est pour vous, ça aussi, ça c'est pour moi, ça
c'est pour vous ... Vous voyez, on n'a plus qu'à faire le tri.
STAPFLER - Merci.
LE CHEF DU PERSONNEL - Mais je n'y suis pour rien. Attention, le plus important,
votre chèque.
STAPFLER - Merci encore.
LE CHEF DU PERSONNEL - Et ça y est! Moins de quatre minutes. Avec une
petite machine comme ça, je me sens capable de faire au moins soixante
licenciements par jour. En cas de besoin, je monterais même à soixante-dix.
Mais rassurez-vous, j'amortis largement à 12-13. Et quand le grand jour
sera venu, je serai aussi capable d'embaucher: et là je vous parie que
je monte à 100-150 par jour. Mais ce n'est pas demain la veille. Allez,
salut. Au suivant.
SORTIE FUGUÉE
LE CHEF DU PERSONNEL - Savez-vous que vous avez une rudement bonne idée,
monsieur Rougier?
ROUGIER - N'est-ce pas? On nous a toujours recommandé de choisir les
marchés porteurs. Or le chômage...
LE CHEF DU PERSONNEL - Bien sûr, entre les chômeurs et les retraités,
vous avez tout l'avenir du pays.
ROUGIER - Et le plus fort c'est qu'ils se tiennent par la main. On cueille les
types à la sortie du boulot et on les garde gros et gras jusqu'au cimetière.
LE CHEF DU PERSONNEL - Je me demande si je n'aurais pas envie d'y mettre des
capitaux dans votre truc ...
ROUGIER - Attendez, réglons d'abord mes affaires. Donc primo: je ne travaille
pas mon préavis. Deuxio: mes sept mois quarante d'indemnité. Avec
ça j'obtiens un prêt innovatif. Nous sommes bien d'accord?
LE CHEF DU PERSONNEL - Ça va vous faire dans les 200 - 250.000. Ça
ne va pas encore bien loin.
ROUGIER - Et vous dites que vous, ça vous intéresserait?
LE CHEF DU PERSONNEL - Faudrait voir. Moi aussi je cherche le marché
porteur.
ROUGIER - Si vous avez des capitaux à placer ...
LE CHEF DU PERSONNEL - Vous dites que dans votre lac, au milieu de vos terres
... Ça fait combien?
ROU GIER - 12 hectares.
LE CHEF DU PERSONNEL - Oui, c'est pas mal pour un petit héritage ...
Donc: un parc de loisirs pour pêcheur à la ligne. 10 Frs la truite.
ROUGIER - C'est ça. Plus annexes: pliants chauffants pour les dames qui
tricotent, terrain de sport pour les enfants, gargote, manège, boulodrome
...
LE CHEF DU PERSONNEL – C'est bon, tout ça!
ROUGIER - Plus on organisera de. trucs autour de la pêche, plus la mayonnaise
prendra: c'est une question de masse critique! Mais encore plus à proximité
d'une grande ville qui produit surtout du chômeur, par les temps qui courent.
Plus de chômeur que de valeur ajoutée, en tout cas. Et du chômeur
pêcheur: c'est dans les chromosomes. Plutôt que de se faire engueuler
par bobonne à la maison...! Et comme par définition, ils ne travaillent
pas, ils viennent toute la semaine: pas de jours creux. Et comme, pêcher
dans un élevage privé, ça marche toute l'année:
pas de saisons creuses. De quoi récupérer au moins la moitié
des prestations de l'ASSEDIC. Et ceux qui sont fauchés, on leur fait
faire des petits boulots clandestins dans les bois: abattre un arbre, ça
vous redresse un homme!
LE CHEF DU PERSONNEL - C'est encore meilleur ...
ROUGIER - Et à la belle saison on peut faire venir des filles.
LE CHEF DU PERSONNEL - Faudrait voir.
ROUGIER - A façon, en sous-traitance ...
LE CHEF DU PERSONNEL - Moi, je me contenterais des truites. Faut pas se mettre
les bonnes femmes à dos.
ROUGIER - Enfin, ça c'est du détail. Mais vous voyez le schéma.
Si seulement on pouvait être deux ou trois pour gérer ça.
LE CHEF DU PERSONNEL - Deux ou trois?
ROUGIER - Oui, même quatre. Oui, il y aurait du boulot!
LE CHEF DU PERSONNEL - C'est bien ce que j'avais compris. Je pourrais peut-être
vous arranger ça.
ROUGIER - Ah oui?
LE CHEF DU PERSONNEL - Ecoutez: Faidherbe et Pitoulot... Ici, ça branle
au manche... Vous êtes copains?
ROUGIER - Oui, plutôt. C'est des gars comme ça qu'il nous faudrait.
LE CHEF DU PERSONNEL - S'ils marchent, je les fous à la porte.
ROUGIER - Avec une indemnité?
LE CHEF DU PERSONNEL - Naturellement. Et même... ça y est, c'est
formidable...
ROUGIER - Quoi?
LE CHEF DU PERSONNEL - Je les fous à la porte abusivement. Licenciement
abusif. Vous connaissez? La boîte est condamnée: ça peut
aller loin, 200 ou 300.000 francs pour chacun... Primo: ça fait des capitaux.
Deuxio: ça me sert de prétexte pour me licencier moi-même:
carence professionnelle! Ils n'oseront pas invoquer la faute grave, trop contents
de se débarrasser de moi, et avec mon ancienneté, ça me
fait un paquet.
ROUGIER - Ça alors!
LE CHEF DU PERSONNEL - Nous nous retrouvons tous les quatre dehors avec au moins
un bon petit million et demi.
ROU GIER - Ah oui! là ça peut aller.
LE CHEF DU PERSONNEL - Et nous montons notre bastringue. J'aurais aussi l'idée
qu'on pourrait racheter les machines des entreprises en faillite. On les monterait
là-haut dans des cahutes et on les leur louerait pour qu'ils puissent
travailler au noir, entre deux truites.
ROUGIER - Ah! ça, dites donc, c'est encore mieux que les filles.
LE CHEF DU PERSONNEL - C'est le B.A.BA. Ça augmenterait leur revenu sans
que bobonne en sache rien. Et à nous la bonne soupe ... Ecoutez: la journée
est finie. On va discuter ça chez Bidule: on a des chances d'y retrouver
Faidherbe et Pitoulot. Salut la compagnie!