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CHERCHE PATRON DESESPEREMENT.
Michel Fustier

Il y a, c'est bien connu, une pénurie de main d'œuvre qualifiée et les patrons sont maintenant obligés de dénicher les bons ouvriers, qui leur tiennent la dragée haute et qui vérifient avant d'accepter qu'ils sont effectivement de bons patrons.
Le Patron, digne et sec, un peu coincé, mal à l'aise dans sa nouvelle fonction. L'Ouvrier très décontracté, du type curieux, compétent et bordélique. La scène représente la salle à manger-cuisine de l'Ouvrier.

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LE PATRON - C'est ici, monsieur Sangrelet?
L'OUVRIER - (à table) Oui, c'est moi.
LE PATRON - Bonjour monsieur... Sangrelet. C'est pour l'annonce...
L'OUVRIER - Quelle annonce?
LE PATRON - "P3 d'entretien cherche patron. Exp. cons. b.h Se présenter aux heures des repas."
L'OUVRIER - Oui, c'est bien ça. Entrez! Je casse la croute... Vous voulez manger un morceau?
LE PATRON - Non, merci...Je suis attendu pour déjeuner.
L'OUVRIER - Ah, ah: un déjeuner d'affaires! Comme vous voudrez... Mais ça risque de durer...
LE PATRON - Oh, je prendrai tout mon temps.
L'OUVRIER - Moi, de toute façon, je pointe au quart. J'ai un patron emmerdant...Justement! C'est pour ça que... Mais asseyez-vous, asseyez- vous quand même... Je vous débarrasse la chaise...C'est un peu le foutoir.
LE PATRON - Merci.
L'OUVRIER - Ca ne fait pas une bonne impression, hein? (continue à manger en regardant le patron)... Mais vous ne cherchez pas une femme de ménage.
LE PATRON - Non, j'ai ce qu'il me faut.
L'OUVRIER - Un petit blanc, quand même.
LE PATRON - Non, merci... Donc, vous chercher un nouveau patron?
L'OUVRIER - Oui, j'en ai vraiment assez du mien. Non seulement il est emmerdant - passe encore! mais comme patron il n'est pas à la hauteur.
LE PATRON - Ah! Pas à la hauteur...
L'OUVRIER - C'est dur, par les temps qui courent de trouver un patron à qui on puisse faire totalement confiance. Il y en a tellement qui vous bousillent leur boite en deux temps trois mouvements... Donc vous êtes candidat?
LE PATRON - Oui, sans doute. Je...

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L'OUVRIER - Et vous pensez que vous, votre boite, vous la tenez bien?
LE PATRON - J'ai des références... Et voici mon curriculum. Et mes tests.
L'OUVRIER.- Les papiers, c'est une affaire... J'aime mieux une bonne petite conversat1on, entre quatre z'yeux. Les papiers...
LE PATRON - Ce n'est pas exactement mon avis. Donc vous ne les voulez pas?
L'OUVRIER - Mettez-les quand même là sur le coin de la table. Si vous y attachez de l'importance, j'y jetterai un coup d'œil... Je vous passe un coup de torchon. Voilà!
LE PATRON - Tenez.
L'OUVRIER - Merci. Laissez-moi le temps de finir... Le civet, il ne faut pas le laisser refroidir (il avale). Vous avez eu bien tort de ne pas en prendre... Ça n'est pas poli de parler la bouche pleine.
LE PATRON - Mais je vous en prie...
L'OUVRIER - (après avoir mangé tranquillement) Voilà: ça y est.
LE PATRON - Je suis à votre disposition.

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L'OUVRIER - (quittant la table) Ah, quand on change de boulot, il faut se laver les mains! (il se lave les ma1ns) Bon! Commençons par le commencement. Ça fait combien de temps que vous cherchez un P3 d'entretien.
LE PATRON - Oh!, trois mois déjà. Largement!
L'OUVRIER - Mais trois mois, ça fait long... Je sais bien qu'on se fait rares, mais tout de même! Ça ne plaide pas en votre faveur... L'entretien c'est important!
LE PATRON - J'ai tellement d'autres soucis!
L'OUVRIER – J'aime mieux ça! Mais justement: parlez-moi un peu de vous...
LE PATRON - Eh bien voilà. Je m'appelle Buissonnet, Jean Buissonnet, H.E.C...,C.P.A, I.C.G...
L'OUVRIER - Qu'est-ce que c'est que ça?
LE PATRON -... Mes diplômes.
L'OUVRIER - Attendez, recommencez!
LE PATRON - H.E.C. Hautes Etudes Commerciales, C.P.A., Centre de Préparation aux affaires, I.C.G., Institut de contrôle de gestion...
L'OUVRIER - Ca en jette!
LE PATRON - Oui, c'est fait pour ça. Mais c'est bien peu de chose. De nos jours, le moindre patron... Mais Je suis en train de suivre un cours du soir pour obtenir mon diplôme de...
L'OUVRIER - De quoi?
LE PATRON - D'ingénieur des Arts et Métiers. C'est un diplôme qui...
L'OUVRIER - Ca va, ça va, les Gad'zarts, on les connaît. Bon, continuez.
LE PATRON - ... Si je peux me permettre moi aussi une question, vous, dans votre annonce, qu'est-ce que ça veut dire: exp, cons, b.h.?
L'OUVRIER - Cela veut dire: expérience, conscience, bonne humeur.
LE PATRON - Ah bon! Mais tout ça..."P3 cherche patron... expérience, conscience, bonne humeur", c'est pour le P3 ou pour le patron.
L'OUVRIER - Ah, mais... c'est pour les deux!
LE PATRON - En ce qui me concerne, autant vous le dire, je ne suis pas toujours de bonne humeur, je vous avertis...
L'OUVRIER - Si vous vous en rendez compte, ça n'est déjà pas mal!
LE PATRON - Si je m'en rends compte!... Bon, nous continuons?

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L'OUVRIER - Allez-y, allez-y...
LE PATRON - J'ai quarante-sept ans, marié trois enfants...
L'OUVRIER - Classique...
LE PATRON - .... Et je dirige la Générale de Sertissage.
L'OUVRIER - Ah, la G.S... Oui, bien connu... Mais dites donc, pas très... bonne réputation.
LE PATRON - Comment ça?
L'OUVRIER - Des réflexions, au passage! Ça rentre et ça sort un peu beaucoup...
LE PATRON - Nous ne servons pas de rentes. Nous ne conservons qu'un personnel d'élite. Pour les autres nous favorisons la mobilité.
L'OUVRIER - Ah fichtre!...Mais détendez-vous! Vous êtes raide comme un parapluie...Vous voulez vous mettre dans le fauteuil?
LE PATRON - Ca va très bien comme ça. Je suis toujours un peu guindé, en effet, c'est ma nature. Surtout quand je cherche un emploi.
L'OUVRIER - La Générale de Sertissage! Mais j'y pense, j'ai un copain chez vous. Oui, à l'atelier des presses. Je lui passerais b1en un coup de téléphone, ça ne vous ennuie pas?
LE PATRON - Pas du tout, je vous en prie.
L'OUVRIER - Rappelez-moi le numéro de votre boite?
LE PATRON - Ah, quand je n'ai pas ma secrétaire sous la main...42 35 78 28...
L'OUVRIER - Merci. (il téléphone).
LE PATRON - Vous voulez que je vous laisse.
L'OUVRIER - Ca vaudrait peut-être mieux.
LE PATRON - (il s'éclipse)
L'OUVRIER - Allô, vous pouvez me passer Emile Bertin...Oui c'est ça, à l'atelier des presses ... Salut Mimile: tu ne sais pas, j'ai fait une touche... J'ai ton patron qui est venu me voir... Lequel? Pourquoi? Ils sont plusieurs? (appelant) Hep, vous là-bas, c'est comment déjà votre nom?
LE PATRON - (passant la tête par la porte) Monsieur Buissonnet... Jean Buissonnet.
L'OUVRIER - Buissonnet...Tu vois ? Ah, Jeannot, c'est comme ça qu'on l'appelle... Jeannot, va pour Jeannot? Non, ce n'est pas la peine d'aller voir le fichier. Juste comme ça, ton impression (long silence: il écoute) Ah, Ah... Donc, pour te résumer, ça vaut la peine de continuer... bien. (il raccroche, on entends le cliquetis du téléphone)
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LE PATRON - Je peux rentrer?
L'OUVRIER - Oui. Il me dit que vous avez la tête un peu près du bonnet, mais qu'à part ça... Alors dites-moi, en dehors de toute la paperasse offic1elle, quel genre de patron êtes-vous? Entre hommes...Vous comprenez, dans une entreprise, c'est le patron qui donne le mouvement: ce que le patron fait, les cadres le font, ce que les cadres font, les contremaîtres le font aussi, et ainsi de suite. C'est pour ça que le patron, c'est important.
LE PATRON - Vous me flattez...
L'OUVRIER - (rigolard) Hein, Jeannot! Pas vrai?-
LE PATRON - Ah, je vois que vous êtes remonté aux sources. En ce qui concerne la question que vous m'avez posée, eh bien je crois pouvoir dire que je suis un patron...
L'OUVRIER - Attention à la langue de bois! Responsable?
LE PATRON - Oui... c'est ça... Je ne vois pas ce que je pourrais dire de plus: responsable!
L'OUVRIER - Je ne vois pas ce que vous auriez pu dire de moins...Responsable, ça n'est pas une réponse. Supposez que j'ai devant moi un gouffre qui me dirait: je suis profond~ ou un chien qui me dirait: je suis fidèle... Non, soyons sérieux. Vous n'iriez pas dire irresponsable!
LE PATRON - Mais...
L'OUVRIER - Mais à propos... (il regarde les papiers) vous n'auriez pas pu m'apporter un bilan et un compte d'exploitation.
LE PATRON - Je n'avais pas pensé que... Je dirai tout de suite à mon expert-comptable...
L'OUVRIER - Les trois dernières années, que je puisse faire quelques courbes. Les chiffres, ça ne trompe pas. Si vous êtes vraiment responsable ils me le diront. Bon, revenons-en à vous?
LE PATRON - Que voulez-vous que je vous dise?

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L'OUVRIER - Je vais essayer de vous aider un petit peu...Voyons! Entre autoritaire et libéral, comment vous situez-vous?
LE PATRON - Oh, mais dites donc: redoutable question...
L'OUVRIER - Pour un coup, vous n'avez pas de réponse toute faite.
LE PATRON - Non. Et il faut que j'y réfléchisse... Mais rassurez-vous, tout bien pesé, plutôt autor1taire.
L'OUVRIER – Ça vous coute de l'avouer.
LE PATRON - Non. Je suis plutôt fier.
L'OUVRIER - En tout cas, j'aime mieux ça.
LE PATRON - J'ai eu peur! Pourquoi?
L'OUVRIER - Nous avons vu récemment de ces portées de patrons libéraux, qui se vantaient de l'être et qui n'étaient pas capables à eux tous de prendre une seule décision... Autoritaire, pas trop, quand même?
LE PATRON - Si vous voulez une réponse plus précise, dans mon entreprise, chacun pour ce qui le concerne est le maître chez lui... Je leur fous la paix. Mais pour les questions qui sont de mon ressort, je sais généralement assez bien ce que je veux. A vous effraie?
L'OUVRIER - Ah, mais pas du tout... Comme ça, si j'entre chez vous, j'aurai mon boulot à faire dans mon petit coin et là, je pourrai m'organiser comme je veux? Et vous, de votre côté, vous ferez votre boulot et rien que votre boulot?
LE PATRON - Parfaitement. Et tout mon boulot. Quant à vous, vous pourrez même faire l'horaire libre, si vous voulez, ou piquer un petit roupillon au soleil le long du mur de la cour. Par contre...
L'OUVRIER - Par contre?
LE PATRON - Si vous, vous êtes merdique, vous ne ferez pas long feu. Il n'y a qu'une chose qui compte pour moi, c'est que votre travail soit fait et bien fait.
L'OUVRIER - On est bien du même avis... Ah mais dites donc vous, vous n'en avez pas l'air: mais c'est pour ça que ça valse un peu chez vous?
LE PATRON - Exactement.

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L'OUVRIER - Bon, ça va. Heureusement que j'aime prendre des risques.
LE PATRON : Oui, heureusement! Travail bien fait... Mais si j'en juge par l'état où je vois votre appartement...
L'OUVRIER - Oh là, dites donc, qui est-ce qui embauche ici! Qu'est-ce que vous y trouvez à redire à mon appartement? Je me suis déjà excusé... Ah bien sûr, si vous rêvez d'un ordre de bonne femme, avec des placards et des petits r1deaux. Et des fleurs! Moi, ici, c'est un ordre fonctionnel: un parfait poste de travail, tout sous la main. Si on veut trouver le temps de vivre, il faut savoir s'organiser.
LE PATRON - Oui, je vois. Vous n'êtes pas marié?
L'OUVRIER - Non. J'aime trop ma liberté.
LE PATRON - Vous ne seriez pas un peu anarchiste?
L'OUVRIER - Hou si, de fortes tendances...
LE PATRON Ça ne me déplaît pas. Je ne le suis pas du tout moi-même mais j'aime bien les anars: ce sont de bons ouvriers... Effectivement un peu bordéliques, mais...
L'OUVRIER - Un patron autoritaire qui aime bien les anars!
LE PATRON - Je ne suis pas autoritaire pour le plaisir et si je tombe sur quelqu'un qui sait se prendre en main...
L'OUVRIER - Moi, justement, pourvu qu'on me foute la paix...
LE PATRON – Je vous l'ai dit.
L'OUVRIER - ... Je fais du bon boulot.
LE PATRON - Excellent. C'est tout ce que je demande.

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L'OUVRIER - Voilà un point d'acquis. Je crois qu'on peut continuer. Parlez-moi un peu de votre créativité?
LE PATRON - De ma créativité?
L'OUVRIER - Oui, je veux dire, est-ce que vous êtes un enculeur de mouches, ou au contraire un gars plutôt farfelu qui lance à droite et à gauche des gerbes d'idées...
LE PATRON - Oh, là, là... des gerbes d'idées!
L'OUVRIER - Et, comme un semeur qui jette ses grains, il y en a toujours deux ou trois qui tombent dans la bonne terre.
LE PATRON - Les idées! Je ne sais pas si j'en ai beaucoup: vous n'avez qu'à me regarder, coincé comme je suis. Mais il me suffit de me promener dans l'usine et de bavarder avec les uns et les autres pour en ramasser à la pelle.
L'OUVRIER - Et vous les trouvez bonnes?
LE PATRON - Non, pas toutes.
L'OUVRIER - Ah, tout de même. Et celles qui sont bonnes?
LE PATRON - Mais celles qui sont bonnes, alors, là, je les recueille, je les soigne, je les élève... Et toute l'entrepr1se en fait son miel.
L'OUVRIER - C'est vrai, tout ça? Franchement je ne savais pas qu'ils en faisaient comme ça, des patrons, maintenant.
LE PATRON - Vous savez, tout change... Il ne faut pas vivre sur ses stéréotypes.
L'OUVRIER - On voit bien que vous suivez, vous aussi, de... enfin je ne sais pas bien comment on dit quand il s'agit d'un patron, des séminaires de formation, en plus de vos cours du soir?
LE PATRON - Ca m'arrive très souvent.
L'OUVRIER - Ca explique bien des choses. Le patron que j'ai maintenant, enfin celui dont je veux me séparer, justement, lui, la formation, c'est pour les autres. Et pour ça il n'est pas chien: on y va tous les deux mois en rangs par quatre: et j'en ai appris des choses...
LE PATRON - C'est bien ce que je vois!
L'OUVRIER - Mais lui, pas question: il croit déjà tout savoir. Sachant déjà, ne peut apprendre! Alors forcément, la marmite bouillonne. Et avec un gros couvercle bien vissé par-dessus... Lui, c'est un autoritaire, un vrai. Un de ces jours ça va éclater. Vous comprenez que j'aime mieux me tirer avant.
LE PATRON - Je comprends.
L'OUVRIER - Donc, vous écoutez ce qu'on vous dit... Vous savez que vous me plaisez quand même. Et moi, qu'est-ce que vous dites de moi?
LE PATRON - Vous avez des côtés sympathiques.
L'OUVRIER - Des côtés, seulement?
LE PATRON - Je ne vous connais pas encore assez bien.

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L'OUVRIER - Bon, je continue...Vous allez me connaître de mieux en mieux: est-ce que vous aimez l'argent? Attention à ce que vous allez répondre...
LE PATRON - Oui, j'aime l'argent. Je suis franc.
L'OUVRIER - Ah, très bien... Parce qu'un patron qui n'aime pas l'argent - ça existe! - je me méfierais plutôt.
LE PATRON - Pourquoi ça?
L'OUVRIER - Tiens! Parce que j'aime mieux travailler dans une entreprise qui fait des bénéfices...
LE PATRON - Oh, pour en faire, nous en faisons.
L'OUVRIER - Sans compter qu'on tombe quelquefois sur des patrons qui se croient obligés au contraire de faire du social, comme ils disent...
LE PATRON - Oui, et alors?
L'OUVRIER - Ils foutent leur nez partout et plus rien ne marche. Il y en même qui font du socio-économique, et là, ça se termine très mal. A force de prendre les ouvriers pour des cons! Et vous aimez l'argent beaucoup...? Oui, je dis ça parce qu'il y a des patrons qui aiment l'argent un petit peu, et ceux-là, ils ne prennent pas de risques et ils vont souvent brouter sur le dos de leur personnel. Tandis que ceux qui l'aiment beaucoup, ils vont plutôt le chercher chez leurs clients: et ça c'est bon, même pour l'ouvrier.
LE PATRON - Et plus le patron arrose l'ouvrier, mieux l'arbre pousse?
L'OUVRIER - Faut pas le noyer, quand même!
LE PATRON - Je n'ai pas dit ça. Vous voulez savoir ce que vous pourriez gagner chez moi? Quelles sont vos conditions?
L'OUVRIER - C'est prématuré. Il y a les lois du marché. Ni vous ni moi n'y pouvons rien. D'ailleurs c'est plutôt vous qui vous devriez vous préoccuper de ce que vous allez gagner si je vous embauche?
LE PATRON - Je suis en train de calculer mes risques...Ils ne sont pas négligeables... Est-ce que vous avez fini de me poser vos questions?

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L'OUVRIER - Non, pas encore... Où est-ce que j'ai mis ma check-list? Ah voilà. Quels sont vos intentions pour votre entreprise, avez-vous un projet, dans quelle direction allez-vous, jusqu'où...
LE PATRON - Ah ça dites donc, mon vieux, vous avez été élevé par des ingénieurs-conseils!
L'OUVRIER - Je ne vois pas le rapport.
LE PATRON - Moi, si! Bon, passons. Mes projets: A court terme? A moyen terme? A long terme?
L'OUVRIER - Commencons par le court terme.
LE PATRON - Eh bien, très très court terme, trouver un P3 d'entretien.
L'OUVRIER - Oui, ça je sais.
LE PATRON Ensuite... Vous voyez, nous sommes dans une profession qui est placée sous le signe de la grande série. Pour faire de la grande série, il faut investir dans des machines de production très performantes et les faire tourner le plus vite possible.
L'OUVRIER - Regarder tourner des machines, c'est emmerdant au possible. Et vous avez les reins assez solides pour vous payer tout ça?
LE PATRON - Que voulez-vous, dans quelques années nous nous ferons ramasser par un plus gros. D'ici là...
L'OUVRIER Ça ne me plaît pas. Vous savez que vous avez une autre voie.
LE PATRON - Ah vraiment! Laquelle?
L'OUVRIER - Rester petit mais devenir le spécialiste du mouton à cinq pattes: c'est beaucoup plus intéressant, on se creuse les méninges, c'est vivant. Et finalement, financièrement, on s'y retrouve.
LE PATRON - Décidément, vous avez un point de vue sur les choses...
L'OUVRIER - A force de bourlinguer...
LE PATRON - Nous en reparlerons, si vous voulez.
L'OUVRIER - Maintenant une autre question: votre masse salariale, c'est combien par rapport à votre chiffre d'affaires?
LE PATRON - Hein...! Dans les vingt-sept pour cent.
L'OUVRIER - Ah, vous avez déjà pas mal investi! Vingt-sept pour cent, c'est bon, ça.
LE PATRON - Pourquoi?
L'OUVRIER - Parce que -vingt-sept pour cent!- vous pouvez vraiment augmenter le personnel sans que ça vous conte la peau des fesses. Moi, je n'accepterais pas de rentrer dans une entreprise dont la masse salariale ferait plus de quarante pour cent. Quarante-cinq, si le patron était vraiment sympa.
LE PATRON - D'autres informations financières?
L'OUVRIER - Si seulement vous m'aviez apporté votre bilan! (voyant sur la table les documents que le patron a apporté). Tiens, mais qu'est-ce que c'est que ça?
LE PATRON - Les résultats de mes tests psychotechniques.
L'OUVRIER - Voyons: Compréhension... Oui, bon! Raisonnement... Esprit d'organisation... Maîtrise de soi... Ah, ah le point faible! Mémoire visuelle... Autorité... Energie... (il cont1nue à survoler du regard) Honnêteté... Marrant. Et c'est vrai tout ça?
LE PATRON - A soixante-dix pour cent! je suis loin d'^être parfait, autant vous le dire tout de suite.
L'OUVRIER - Oui, il faut toujours relativiser. Un test, c'est un ensemble flou. Il faut en prendre et en laisser.
LE PATRON - Hein? Qu'est-ce que vous connaissez aux ensembles flous?
L'OUVRIER - Les ensembles flous: c'est comme ça que je règle mes machines. Vingt pour cent de rendement en plus.
LE PATRON - Technique de pointe...Vous m'épatez.
L'OUVRIER - Je relativise...Vous avez de la chance de tomber sur moi. Avec un autre... vous lui apporteriez des papiers noirs sur blanc et vous lui diriez en même temps qu'il faut en prendre et en laisser: pourrait pas comprendre!
LE PATRON - Evidemment.

9
L'OUVRIER - Tenez, je vous rends votre papier? En ce qui me concerne, je voudrais simplement faire une déclaration.
LE PATRON - Allez-y.
L'OUVRIER - Pour me résumer, ce que je cherche, au fond c'est un patron intelligent. Qu'est-ce que ça veut d1re un patron intelligent? Rien à voir avec les diplômes... peut-être même que c'est en contradiction. Remuer les idées dans sa tête, ça n'est pas ça que j'appelle l'intelligence. Il y en a, leur cerveau est comme un petit grelot plein d'idées toutes faites: et toute la journée ils vous agitent leur grelot sous le nez: ça fait tellement de bruit que vous ne savez plus où vous en êtes, ça vous donne le tournis...
LE PATRON - Est-ce que je vous ai donné le tournis?
L'OUVRIER - Quoi?
LE PATRON - Est-ce que, là, maintenant, depuis que je suis chez vous...
L'OUVRIER - Je n'ai pas dit ça.
LE PATRON - Ah bon! Il me semble même que, pour ce qui est de tenir le crachoir...vous mériteriez d'être patron.
L'OUVRIER - Dites donc, ce n'est pas aimable.
LE PATRON - (s'énervant) Mais finissez donc, dites-moi ce que c'est pour vous qu'un patron intelligent.
L'OUVRIER - Un patron intelligent, c'est un patron...comment dire? Qui sa1t y fa1re...QU1 sa1t y fa1re avec tout le monde. Il sa1t y faire avec les clients: très important! Il sait y faire avec les ouvriers... important aussi! Il sait y faire avec les concurrents, avec les fournisseurs, avec le fisc... Bon, quoi, c'est un réaliste. Oui c'est ça, un finaud et un réaliste. Ça veut dire qu'il tient compte des choses, qu'il parle avec des gens et qu'il les écoute et qu'il leur répond. Même s'il est un peu manipulateur! Finalement, c'est agréable d'être b1en manipulé... Moi, si j'étais patron, je tâcherais d'être intelligent comme ça1
LE PATRON - Je suis très impressionné par votre déclaration! J'espère que là-aussi il faut en prendre et en laisser. De toute façon je cherche un P3 d'entretien et pas un directeur spirituel ou un expert en stratégie. Ni même un successeur. (il se lève)
L'OUVRIER - Hou, je ne m'y risquerais pas...Moi, ce que je vous en dis, c'est pour vous. J'essaye de vous expliquez...Supposez que je vous embauche -vous me plaisez bien, je vous l'ai dit - et puis que dans trois ou quatre mois ça coince!
LE PATRON – Ça pourrait bien arriver... Exigeant comme vous l'êtes.
L'OUVRIER - Ce serait très désagréable.
LE PATRON - (vexé) Mais précisément, je crois que je ne suis pas assez intelligent pour faire votre affaire. Tant pis! Tenons-en nous là! (il se dirige vers la porte)
L'OUVRIER - Ah, là, là! Passerez-vous! Il y en a tellement qui ne savent pas qu'ils ne sont pas intelligents!
LE PATRON - Je veux dire: je ne suis pas aussi intelligent que votre patron idéal, là, dans votre description...
L'OUVRIER - C'est bien ce que j'avais compris.

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LE PATRON - Des patrons parfaits, vous pouvez toujours courir...
L'OUVRIER - Rassurez-vous: surtout pas de patron parfait! Il aurait toujours raison... Ça ne serait pas supportable... Allons revenez, on ne va pas se séparer comme ça.
LE PATRON - Vous croyez que ça en vaut la peine? (il se rassied)
L'OUVRIER - Vous, jusqu'ici, vous m'avez dit que j'avais des côtés sympathiques: mais c'est tout. Et vous ne m'avez pas même dit lesquels et combien J'en avais, de côtés sympathiques. C'est peut-être ce qui vous manque, de ne pas savoir mettre votre interlocuteur à l'aise.
LE PATRON - Vos côtés sympathiques: Qu'est-ce que ça peut vous faire? Dans ce jeu idiot, ce n'est pas moi qui vous choisis, c'est vous qui me cho1s1ssez.
L'OUVRIER - C'est précisément pour le rendre un peu moins idiot que je vous demande: est-ce que je vous plais? Supposez qu'un beau jour vous me preniez en grippe! Si je vous pla1s, tout 1ra bien entre nous. Moi, je choisis celui qui me choisit.
LE PATRON - Pour tout dire} vous m'énervez un petit peu! Excusez- moi, je ne suis pas encore très habitué à ce type de démarche.
L'OUVRIER - Oui, je sais bien, c'est angoissant de chercher une situation.
LE PATRON - Mais comme vous l'avez si bien dit, il n'y a pas d'ouvrier parfait.
L'OUVRIER - J'ai dit ça?
LE PATRON - Non, enfin vous parliez des patrons.
L'OUVRIER - Ah, les ensembles flous?
LE PATRON - C'est symétrique: aussi flous les ouvriers que les patrons...
L'OUVRIER - Naturellement!
LE PATRON - Excusez-moi encore.
L'OUVRIER - Ca n'a pas d'importance... Somme toute, vous n'êtes pas mal. C'est bon, vous êtes embauché...
LE PATRON - Vraiment! Je pensais qu'après... Oh! Merci!
L'OUVRIER - De rien, de rien...
LE PATRON - Et quand est-ce que je prends mes fonctions?
L'OUVRIER - Demain: à huit heures, vous deviendrez mon patron.
LE PATRON - Si vite que ça?
L'OUVRIER - Ca presse, si je comprends bien. Vous avez déjà perdu trop de temps...Ça vous va?
LE PATRON - Oui... Oui... Je... Très bien. A demain...Vous ne voulez pas que je vous fasse envoyer mes bilans?
L'OUVRIER - Non, non, j'en sais assez. Je vous apporterai en même temps votre lettre d'embauche. De toute façon, Je vous fa1s fa1re un mois d'essai: nous sommes bien d'accord?
LE PATRON - Mais naturellement. J'espère vous donner toute satisfaction.
L'OUVRIER - Mais j'en suis convaincu. On trinque cette fois?
LE PATRON - Volontiers...