BENEDICTE ET LE CONTREMAITRE.
Un vieux contremaître est convoqué chez le conseil en formation.
Avez-vous des besoins en formation? Le contremaître a une peur terrible
de se retrouver à l'école et il s'efforce de paraître très
sûr de lui... Le conseil, qui connaît son métier et son homme,
commence par le mettre en confiance en lui demandant quelques conseils pour
ses subordonnés... Puis il l'amène progressivement à l'idée
qu'il serait quand même bon pour lui de suivre une formation. A la fin
le contremaître est retourné.
I
(Le bureau du responsable de la formation)
MADAME MAGNIN - Asseyez-vous, monsieur Dubillard, asseyez-vous.
DUBILLARD - Oui, M'dame. Ici?
MADAME MAGNIN - Oui.
DUBILLARD - (S'assoit)
MADAME MAGNlN - Mais pas comme ça, monsieur Dubillard. Ne restez pas
piqué sur la pointe des fesses... Mettez-vous à l'aise: enfoncez-vous
dans le' fauteuil: vous êtes chez vous.
DUBILLARD - C'est à dire ...
MADAME MAGNlN - Du temps de mon prédécesseur, vous n'étiez
jamais venu dans ce bureau?
DUBILLARD - Ma foi non. Je l'ai jamais même rencontré, votre pré...
cess (il bafouille) précecesseur. Mais cette fois, le chef, il m'a dit:
va voir le ... enfin la dame du bureau 46, elle t'attend. Alors je suis venu.
MADAME MAGNIN - Vous êtes le bienvenu, monsieur Dubillard.
DUBILLARD - Merci. M'dame.
MADAME MAGNIN - Appelez-moi Bénédicte.
DUBILLARD - Moi? Bénédicte?
MADA:M:E MAGNIN - Oui. Ça vous gêne?
DUBILLARD – C’est-à-dire... Je mange pas de ce pain-là.
MADAME MAGNIN - Comme vous voudrez.
DUBILLARD - Vous voyez pas que vous vous mettiez à m'appeler Antoine!
MADAME MAGNIN - Pas sans votre permission.
DUBILLARD - Suis pas pour les prénoms,
MADAME MAGNIN - Vous fumez, monsieur Dubillard?
DUBILLARD – C'est défendu.
MADAME MAGNlN - Si on en grillait une tous les deux, ni vu ni connu. Ça
vous dit?
DUBILLARD - Si ça me dit ... Pour les prénoms je suis pas, mais
pour fumer, ça je suis ... Dans les ateliers, on peut plus.
MADAME MAGNIN - Ici non plus, mais... (elle lui tend un paquet de cigarettes)
chut! Ni vu ni connu ...
DUBILLARD - Merci. C'est chouette. (ils allument leurs cigarettes) Alors, comme
ça, on désobéit au règlement.
MADAME MAGNlN - Il faut bien prendre ses responsabilités ... Eh bien
voilà, je vous écoute ...
DUBILLARD - Ah! Mais c'est à dire Moi, j'ai rien de spécial à
vous dire, sinon que c'est bien bon de vot' part de... (il tire sur la cigarette).
II
MADAME MAGNIN - Vous savez ce que je fais dans la maison?
DUBILLARD - Ce que vous faites? Non. Vous seriez pas rattachée, comme
qui dirait, au service administratif? A moins que - ce soit au service du personnel
...
MADA:M:E MAGNIN - Au service du personnel. Mais oui, monsieur Dubillard. Et
j'y fais quoi, au service du personne1?
DUBILLARD - J'sais pas. Peut-être bien que vous vous occuperiez des paies.
MADAME MAGNIN - Des paies. C'est exactement ça. Vous gagnez combien,
monsieur Dubillard.
DUBILLARD - Ah ben, si vous le savez pas!
MADAME MAGNIN - Je ne peux pas tout savoir par cœur.
DUBILLARD - Sept mille deux cents ... Brut. Net, ça me fait dans les
six mille six cent vingt.
MADAME MAGNIN - C'est pas beaucoup.
DUBILLARD - C'est pas à moi qu'il faut le dire. Mais dites, aux paies,
vous y pouvez quelque chose?
MADAME MAGNIN - Bien sûr, monsieur Dubillard.
DUBILLARD - Oh, mais dites... C'est quand même pas vous qui décidez?
MADAME MAGNIN - Bien sûr que non. Mais j'y peux quelque chose... Pas à
la paie de demain ni à celle d'après-demain. Mais à celle
de l'année prochaine ...
DUBILLARD - Ah bon ... Pas avant?
MADAME MAGNIN - Ou au plus tard dans deux ou trois ans.
DUBILLARD - Tant pis! ...Mais pour dans deux ou trois ans, qu'est-ce qu'il faut
faire pour... y a une demande à- remplir?
MADAME MAGNlN - Monsieur Dubillard, je vais tout vous dire...
DUBILLARD - Ah ben, ça alors!. .. Alors vous vous occupez pas de la paie.
III
MADAME MAGNlN - Mais si: parce que la meilleur façon d'être mieux
payé c'est de suivre une formation... Vous me comprenez?
DUBILLARD - Non... Enfin je veux dire, j'veux pas suivre de formation.
MADAME MAGNlN - Pourquoi, monsieur Dubillard.
DUBILLARD - Parce que... .J 'veux pas.
MADAME MAGNlN - Expliquez-moi quand même un peu.
DUBILLARD - J'ai mes raisons ... Alors c'était pour ça, pour la
formation, que le chef, y m'a envoyé?
MADAME MAGNIN - Mais oui.
DUBILLARD - Si j'avais su ...
MADAME MAGNIN - Vous ne seriez pas venu'?
DUBILLARD - J'ai pas besoin de formation. Tout ce qui faut savoir pour faire
mon boulot, je le sais.
MADAME MAGNIN - Ah bon! Vraiment tout?
DUBILLARD - Oui, oui. Pensez, ça tait vingt-sept ans... Une fois ils
ont voulu m'envoyer à... comment on dit?
MADAME MAGNlN - Un séminaire?
DUBILLARD - Un séminaire, c'est ça. Oh, c'est vieux déjà...
Le professeur, il était tout le temps à me demander: Dubillard,
qu'est-ce que vous en pensez? Dubillard, qu'est-ce que vous avez à répondre?
Moi j'en pensais rien du tout, j'avais rien à répondre... A la
fin j'ai dégueulé, Non, non: je vous dis, j'ai pas besoin de rien
apprendre.
MADAME MAGNlN - Alors dans ce cas... Faut pas m'en vouloir, monsieur Dubillard.
Tout le monde n'est pas comme vous,
DUBILLARD - Oh, je sais bien. Y a des tire-au-cul qui... Et puis après
ils viennent vous faire la leçon,
MADAME MAGNIN - Vous finirez bien quand même votre cigarette... Attention,
ça Va tomber! Tenez voilà le cendrier.
DUBILLARD - Pardon! Vous m'avez fait un choc Je pensais même plus à
ma cigarette. Si c'est pas dommage,
IV
MADAME MAGNIN - Nais puisque vous êtes là, bon, d'accord, vous
n'avez pas besoin de formation, j'en ai pris note, mais... puisque vous êtes
là, je vais tout de même en profiter pour vous demander deux ou
trois renseignements.
DUBlLLARD - Ah! Des renseignements ... ?
MADAME MAGNlN - Oui. Vous avez bien sous vos ordres Lebret Johannis?
DUBILLARD - Oui. Un bon gars.
MADAME MAGNIN - Il m'a demandé de suivre un cours de statistique. C'est
bon pour lui, ça
DUBILLARD - Lebret? De statistique!
MADAME MAGNIN - Oui. Et Durieux voudrait faire de l'électronique appliquée,
DUBILLARD - De l'électronique... Durieux! L'a déjà son
bac...
MADAME MAGNIN - C'est pas une raison... Ça vous ferait une bonne équipe.
Question contrôle vous seriez paré. Vous pourriez discuter ça
ensemble.
DUBILLARD - Ah! Discuter...
MADAME MAGNIN - Ça ne vous arrive jamais? Le contrôle, ça
va devenir de plus
en plus important. Avec toutes ces histoires de qualité ...
DUBILLARD - Oui, ça, la qualité, avec ça y nous bassinent.
MADAME MAGNIN - Oui, mais ça n'est pas pour embarrasser quelqu'un comme
vous, qui possédez parfaitement votre métier.
DUBILLARD - Non, pour sûr... Allez, il faut que je m'en aille.
MADAME MAGNIN - Vous ne m'avez pas répondu, monsieur Dubillard.
DUBILLARD - Pas répondu?
MADAME MAGNIN - Oui, pour Durieux et Lebret. La statistique et l'électronique,
c'est bon?
DUBILLARD - Sûr que c'est bon. C'est tout bon. Mais faudrait pas que ça
leur prenne trop de temps... Voilà, je m'en vais.
V
MADAME MAGNIN - Attendez un peu. J'ai encore des choses à vous demander.
DUBILLARD - Ah bon!
MADMŒ MAGNIN - Oui. En statistique, est-ce qu'il faut que j'envoie Lebret
au cours d'initiation ou au Gours de perfectionnement.
DUBILLARD - Ah, moi, ça j'sais pas. Ce serait plutôt à vous
de répondre.
MADAME MAGNlN - Mais moi, je ne le connais pas, Lebret. Voyons, dans le cours
d’initiation on leur apprend à faire des graphiques, à analyser
une série, à découvrir les valeurs typiques, les indices
de dispersion. et puis un petit coup d'œil sur la loi de Gauss et tout
le tremblement... Il sait tout ça? _.
DUBILLARD - Y saurait peut-être bien un peu.
MADAME MAGNIN - Un peu seulement?
DUBILLARD - Peut-être un peu plus qu'un peu,.. Des fois!
MADAME MAGNIN - Parce que dans le cours de perfectionnement, là on creuse
les lois à fond, on apprend les corrélations... Et puis surtout
l'interprétation! Alors, si je l'envoie au perfectionnement et qu'il
n'ait pas les bases!
DUBILLARD - Vaudrait mieux pas,
MADAME MAGNIN - A moins que vous, vous puissiez vous charger de lui rafraîchir
la mémoire.
DUBILLARD - Oh ben, si vous croyez que j'ai le temps!
MADAM:E MAGNlN - Alors je l'envoie à l 'initiation.
DUBILLARD - Ça vaudrait peut-être mieux.
VI
MADAME MAGNIN - Et Durieux?
DUBILLARD - Quoi Durieux?
MADAME MAGNIN - Il s'y connaît déjà en électronique?
DUBILLARD - Oh, pour sûr. Pour ce qui est de pousser les boutons, y en
a pas deux comme lui!
MADAME MAGNIN - Les boutons rouges et les boutons noirs?
DUBILLARD - Oui. Et pis sur l'ordinateur... Y sait y taper! Avec tous ses doigts!
MADAME MAGNIN - Est-ce qu'il sait ce que c'est qu'un circuit logique.
DUBILLARD - Un circulogique? Ça, faudrait lui demander." J'y vais
tout de suite. (Il se lève)
MADAME MAGNIN - Monsieur Dubillard!
DUBILLARD - Quoi donc?
MADAME MAGNlN - Et une diode, et un composant et un transistor?
DUBILLARD - Oh là, oh là... Faut que j'y note.
MADAME MAGNIN - Tenez, voilà un papier.
DUBILLARD - Merci. (Il note laborieusement)
MADAME MAGNlN - Et puis demandez-lui aussi s'il sait ce que c'est qu'Halicarnasse,
Pondichéry, Chandernagor.
DUBILLARD - Kali... quoi?
MADAME MAGNlN - Monsieur Dubillard, on ferait peut-être mieux de parler
un peu sérieusement, tous les deux.
DUBILLARD - Ah! Sérieusement?
VII
MADAME MAGNIN - Revenez donc vous asseoir. Nous allons nous occuper de vous.
DUBILLARD - De moi? Pourquoi de moi? Alors on laissse tomber Lebret et Durieux?
MADAME MAGNlN - Oui, on laisse tomber. Je me débrouillerai toute seule.
Mais en ce qui vous concerne, Monsieur Dubillard, je crois qu'il y a un problème...
Je n'y vois pas clair et je vais vous passer aux rayons X. Rassurez-vous, contrôle
non destructif: ça ne vous fera pas de mal. Mais comme ça je verrai
un peu ce que vous savez et ce que vous ne savez pas. L'épreuve de vérité!
Je vais faire toc, toc avec mon doigt sur votre crane et on entendra bien là
où ça sonne creux et là où ça sonne plein.
DUBILLARD - Oh ben dites... Je veux pas qu'on me touche! Je vous l'ai dit, ce
qu'il faut savoir... je le sais, plutôt deux fois qu'une. C'est plein
partout.
MADAME MAGNlN - Je suis obligé de faire mon rapport ... Monsieur Dubillard,
vous êtes le plus ancien contremaître de la maison et 'vous... Pouvez-vous
m'expliquer d'abord en quoi consiste votre travail.
DUBILLARD - Mon boulot, c'est mon boulot. C'est clair.
MADAME MAGNIN - "Je suis celui que je suis"?
DUBILLARD - Quoi?
MADAME MAGNIN - Rien. Racontez-moi quand même un peu. Le matin ... ?
VIII
DUBILLARD - Ben, le matin, j'arrive... Toujours en avance de cinq minutes:
faut montrer l'exemple! Je trouve sur mon bureau les bons de travail de la veille,
je les compte, ça prend du temps, vous savez, j'inscris ça sur
mon petit carnet - des fois qu'aurait des contestations - et je les porte à
monsieur Caurton, pour qu'il y donne à l'ordinateur... - -
MADA1tiE MAGNIN - Et ensuite.
DUBILLARD - Ensuite? Ensuite je reviens et je vais voir si les gars, y sont
bien tous au boulot.
MADAME MAGNIN - Vous en avez combien?
DUBILLARD - Six. Quelquefois... sept... Donc je regarde s'ils sont bien tous
au boulot. Et quand je dis au boulot, c'est au boulot. Et puis je vérifie
si l'ordinateur leur a bien envoyé à tous leurs bons de travail
de la journée... Et puis je pousse un ou deux petits coups de gueule...
faut maintenir la pression! Et puis je les surveille: faut les tenir, vous savez.
MADAME MAGNlN - Jusqu'à midi?
DUBILLARD - Oui. Et puis je compte les pièces qu’ils ont faites,
le les range par dix dans des cartons et je vais les porter au magasin dans
les temps morts... Je profite quand ils sont tous bien occupés.
MADAME MAGNIN - Et L'après-midi?
DUBILLARD - Et l'après-midi, c'est tout comme. Sauf que vers les deux
ou trois heures il faut avoir l'œil: ils s'endormiraient facilement sur
leurs machines... Ah j'allais oublier: à deux heure trente la secrétaire
du chef d'atelier vient me faire signer les feuilles de présence. C'est
important, ça.
MADAME MAGNIN - Bien sûr!
DUBILLARD - C'est pour la paie. Et puis le chef d'atelier, y passe toujours
vers les trois, quatre heures. Il regarde si je suis bien là .... Il
est pas bavard, du moins avec mol. Et pi y va voir les gars. Et y s'explique
avec eux.
MADAME MAGNIN -, Il s'explique?
DUBILLARD - Comme s'il avait retrouvé sa langue. Il leur montre des trucs
sur leurs plans. Ils discutent un peu. Quelquefois il reste des demi-heures...
Moi, je ferme les yeux. Faut bien. Et puis c'est compliqué maintenant,
les machines!
MADAME MAGNIN - Et ensuite?
DUBILLARD - Eh ben, ensuite c'est fini... Ah si, le soir, un quart d'heure avant
la fin, je siffle le nettoyage: que tout soit propre! Et je passe l'inspection.
IX
MADAME MAGNIN - Ca vous fait de grosses journées.
DUBILLARD - Sûr, sûr ...
MADAME MAGNIN - Pour sept mille deux cents francs par mois!
DUBILLARD - Brut!
MADAME MAGNIN - Brut.
DUBILLARD - Oui.
MADAME MAGNlN - Et vous n'avez pas l'impression après tout que la boite,
elle pourrait se passer de vous? C'est une question que je pose à tout
le monde ...
DUBILLARD - Se passer de moi! Vingt-sept de métier, de l'expérience...
et puis ma conscience professionnelle... (Long silence) C'est pour ça
que je m'absente jamais. Vaut mieux pas leur donner des idées.
MADA1Œ MAGNIN - Dans les dix mille, ça vous irait? Net.
DUBILLARD - Qu'est-ce que vous dites? Dix mille net! Si ça m'irait!
MADAME MAGNIN - Garanti cinq ans.
DUBILLARD - Sûr? Ah ça, dites donc ...
MADAME MAGNIN - Oui, mais alors il faut la formation.
DUBILLARD - La formation... Encore! Y a pas moyen de faire autrement?
MADAME MAGNIN - J'ai beau me creuser la tête...
DUBILLARD - Parce que la formation, moi, je vous l'ai dit ...
MADAME MAGNlN - Il ne faut pas s'en faire une montagne. Ce n'est pas parce que
vous avez un séminaire sur l'estomac! ...Tenez, pour faire un bon' contremaître,
voilà le cahier des charges. (Elle feuillette) C'est simple... Donc pour
faire un bon contremaître, il faut, en partant de zéro: Trente
heures de formation à l'organisation. Trente-cinq heures de formation
à la qualité et au contrôle qualité. Cent vingt-heures
de formation au fonctionnement technique des machines. Cinquante heures de formation
à la psychologie de l'homme au travail. C'est tout. Vous voyez bien que
ce n'est pas grand-chose.
DUBILLARD - Ah ben dites donc! Ça fait combien de jours, tout ça?
MADAME MAGNlN - Dans les vingt-cinq, trente ... C'est bien dommage qu'on ne
vous aie pas fait suivre ça depuis longtemps.
X
DUBILLARD - Alors, moi, il faudrait Que je retourne me casser le cul à
l'école
pendant vingt-cinq, trente jours, comme un gamin. Ils m'en ont fait assez chier!
Oh, pardon, M'dame. Et alors, jusqu'à présent, comment j'ai fait?
Ca fait tout de
même vingt-sept ans que .. ,
MADAME MAGNlN - Bien sûr qu'on ne va pas vous faire réapprendre
ce que vous
savez déjà: c'est la moindre des choses. Et Justement. il faut
qu'on fasse le point ensemble. Ça vous ferait des bonifications. .
DUBILLARD - Comment ça, des bonifications?
MADAME MAGNIN - Oui, des journées de formation en moins.
DUBILLARD - Ah! Et vous avez dit dix mille net?
MADAME MAGNIN - Oui...
DUBILLARD - Qu'est ce qui faut pas faire pour gagner sa chienne de vie? Et si
Je savais déjà tout ça par cœur, tout ce qu'ils y
disent dans vot' formation. On sait jamais.
MADAME MAGNIN - Alors c'est dix mille francs tout de suite.
DUBILLARD - Pour être logique, il faudrait même me faire un rappel.
MADAME MAGNIN - Eh! Voyez-vous ça, vous raisonnez pas si mal, monsieur
Dubillard... On va...
DUBlLLARD - Y aurait pas des cours de raisonnement, à votre machin, que
j'aurais peut-être pas besoin de les suivre!
MADAME MAGNlN - Malheureusement pas, monsieur Dubillard.
DUBILLARD - C'est bien ma chance.
XI
MADAME MAGNlN - Commençons par l'organisation. Je vous ai dit trente
heures d'organisation. Qu'est-ce que l'organisation?
DUBILLARD - Hou là, dites, c'est une grande question. L'organisation,
c'est comme qui dirait... Je suis censé savoir?
MADAME MAGNIN - Oui.
DUBILLARD - Eh bien, si vous voulez gue je vous dise... c'est quand ça
arrive à l'heure. Voilà: c'est ça l'organisation. Et pour
que ça arrive à l'heure, faut que ça parte à l'heure.
Forcément! Ou sans ça, on est toujours à la course.
MADAME MAGNlN - C'est très bien ...
DUBILLARD - Ah ben là, vous voyez: j'savais pas que je savais!
MADAME MAGNIN - Et qu'est-ce qu'une fiche suiveuse?
DUBILLARD - C'est une fiche... je me lance! une fiche qui... hé, hé,
qui va toute seule dans son trou: toc (geste) ...Dites, M'dame, qu'est-ce que
vous me faites pas dire? '
MADAME MAGNIN - Comme papa dans maman?
DUBILLARD - Oh là, vous en connaissez un bout. Vous me feriez rougir!
MADAME MAGNIN - Remettez-vous, monsieur Dubillard. D'ailleurs ça n'est
pas du tout ça: vous vous en doutiez. Et qu'est-ce qu'un prix de revient,
DUBILLARD - Ah, ça, j'ai jamais su. Y m'en parlent toujours, mais j'ai
jamais su. Je vais pas faire de l'esbroufe et vous dire que je sais. Je sais
pas. Je sais seulement que c'est... magique. On dit "prix de revient"
et tout le monde s'écrase. Avec l'ingénieur on peut discuter,
pas avec le prix de revient.
MADAME MAGNIN - Très bien, monsieur Dubillard. Vous avez des notions...
DUBILLARD - Ah oui?
MADANE MAGNIN - Et puis ce que vous ne savez pas, vous ne faites pas semblant
de le savoir: c'est déjà ça, Mais quand même, je
crois que... organisation, cours complet: initiation et perfectionnement. Ça
vous clarifiera les idées. Voyons maintenant la qualité. Qu'est-ce
qu'un indicateur?
DUBILLARD - Un indicateur... C'est quelqu'un comme qui dirait qui moucharde.
Par exemple, si j'arrivais en retard...
MADAME MAGNlN - Et l'auto-contrôle.
DUBILLARD – Ça, c'est quand on est sait ce qu'on fait avec sa voiture...
MADAME MAGNIN - Et une réunion d'atelier?
DUBILLARD - Ah, mais vous allez continuer longtemps? ...Ça, c'est bien
simple. Quand il y a deux ateliers, on les réunit: ça en ferait
plus qu'un seul? .
MADAME MAGNlN - Monsieur Dubillard, en ce qui concerne la qualité nous
serons même obligés de vous faire un petit cours particulier de
mise à niveau.
DUBILLARD - Pour moi tout seul?
MADAME MAGNIN - Pour vous tout seul.
DUBILLARD - Je suis verni! Ne direz pas que vous ne me soignez pas.
XII
MADAME MAGNIN - Mais oui, je vous soigne. Et en ce qui concerne le fonctionnement
technique des machines, vous vous y connaissez?
DUBILLARD - Oh, alors là, non. Autrefois, on leur voyait leurs pignons
et leurs courroies, aux machines, enfin tout ce qu'elles avaient dans le ventre.
Maintenant c'est tout capoté. C'est mystère et boule de gomme.
Juste les boutons qui passent. C'est comme qui dirait magique, là aussi.
MADAME MAGNlN - Décidément, (le taquinant)... beaucoup y en avoir
de magie dans la tête à toi... ! Donc cours complet sur le fonctionnement
des machines: descriptif, réglage, entretien, dépannage, approvisionnement...
DUBILLARD - Je comprendrai?
MADAME MAGNIN - C'est à dire que. ça deviendra un peu moins magique
... Vous savez comment ça s'appelle, la magie, maintenant? Ça
s'appelle une boite noire. Dans une boite noire on fait rentrer des choses,
et il en sort d'autres choses. Mais comment ça s'est passé à
l'intérieur pour que les choses qui rentrent se changent dans les choses
qui sortent, personne ne le sait... Alors effectivement, on peut bien dire que
c'est magique.
DUBILLARD - Oui, mais je comprendrai pas, moi.
MADAME MAGNIN - Pas tout, mais un petit peu.
DUBILLARD - Ah, mais dites, là alors, je vais peut-être pouvoir
parler avec l'ingénieur!
MADAME MAGNIN - Evidemment.
DUBILLARD - Au lieu d'aller trouver directement les gars, il viendra ma voir.
On causera boites noires ... Et moi ensuite, j'irai expliquer aux gars.
MADAME MAGNlN - Vous ne trouvez pas que c'est plus normal?
DUBILLARD - Normal, normal... Mais dites, vos cours, si j'y vais, mes gars,
justement, pendant ce temps, ils vont pas en profiter pour tirer leur flemme?
C'est vite pris, les mauvaises habitudes,
MADAME MAGNlN - Vous n'avez aucune crainte à avoir, Car précisément
la quatrième partie de votre formation: la psychologie de l'homme au
travail, vous permettra, dès votre retour, de reprendre immédiatement
la situation en main.
DUBILLARD - Ah! Même Chapot?
MADAME MAGNlN - Pourquoi Chapot?
DUBILLARD - Parce que c'est un cabochard.
MADAME MAGNlN - Il viendra vous manger dans la main.
DUBILLARD - Evidemment: avec tout ce que j'aurai appris! Et puis quand je gagnerai
dix mille francs par mois! Ça vous pose... Et quand est-ce qu'on commence,
m'dame Bénédicte?
MADAME MAGNlN - Mon pauvre monsieur Antoine...
DUBILLARD - Pourquoi est-ce que vous me dites mon "pauvre monsieur Antoine"
juste au moment où je deviens riche.
MADAME MAGNIN - Parce que ce n'est pas encore fait. Et puis c'est du moyen terme!
DUBILLARD - Ca veut dire quoi?
MADAME MAGNIN – Que ça prendra du temps.
DUBILLARD - Mais vous pensez que je serai capable?
MADAME MAGNlN - Naturellement.
XIII
DUBILLARD - Si je suis capable, y aurait vraiment pas moyen de commencer tout
de suite.
MADAME MAGNlN - Quand vous êtes entré ici, vous ne vouliez entendre
parler de rien.
DUBILLARD - Ah oui... Mais je ne savais pas tout ce que vous m'avez dit.
MADAME MAGNlN - Mais, pour tout dire, il y a une session qui commence la semaine
prochaine...
DUBILLARD - Peut- être bien que ça m'intéresse. Et puis
vous êtes si gentille! ...
MADAME MAGNlN – Merci!
DUBILLARD – La semaine prochaine! Et si j'y allais... Si vous dites que
je suis capable!
NADAME MAGNIN - Oui, mais moi, je me demande si je peux vous laisser vous engager
comme ça... Vous ne vous souvenez pas de ce que vous m'avez dit tout
à l'heure, à propos de ce séminaire que vous avez suivi...
DUBILLARD - C'était pas la même chose: faire des cocotes en papier:
voilà tout ce qui nous ont fait faire! ...L'ingénieur, il serait
d'accord?
MADAME MAGNIN - Bien sûr qu'il serait d'accord. C'est lui qui vous a envoyé
ici, pas vrai?
DUBILLARD - Oui, mais je me méfie. Des fois qu'il vous commande de faire
une chose, et puis c'est une autre: et il vous dit que vous avez pas compris.
MADAME MAGNlN - Dites-moi encore... C'est entre nous, hein! Si vous pouviez
lui dire: allez, allez voir la dame du bureau 46, qu'est-ce que vous voudriez
que je lui fasse suivre comme séminaire à l'ingénieur?
Ça m'intéresse.
DUBILLARD - Oh lui, il en saurait plutôt trop! Ça lui ferait du
bien d'en savoir moins. Peut-être qu'il se poserait des questions quelquefois
...Mais quand même, si on pouvait lui apprendre à dire "bonjour,
bonsoir".
MADAIŒ MAGNIN - La politesse, quoi?
DUBILLARD - Oh, c'est pas qui soit pas poli,,, Il ne dit jamais merde ou bordel
de dieu ou fils de pute... Non ça, il dit jamais. Ce serait plutôt
qu'il passe comme ça, sans avoir l'air de voir le monde. Et on sait jamais
ce qu'il pense... Moi, je me sens pas à l'aise.
MADAME MAGNlN - Ce serait plutôt la communication?
DUBILLARD - Ah oui, la communication. C'est ça, la communication. Il
parle avec les ouvriers, pas avec les contremaîtres. La communication
avec les contremaîtres! Même que des fois, je me demande s'il a
pas envie de me virer. A force de faire comme si je n'étais pas là!
A part ça, c'est pas un mauvais cheval. ~ ~. ~
MADAME MAGNIN - Vous virer?
DUBILLARD - Suis pas idiot, faut pas croire. Vous aussi, vous y avez pensé.
A
vous entendre, vous savez même ce que je pense?
MADAME MAGNIN - Quoi donc, monsieur Antoine?
DUBILLARD - Toute cette formation, c'est un prétexte: "Vous voyez
bien, Dubillard, vous n'êtes pas à la hauteur ... " Vous seriez
de mèche avec lùi".
MADA1Œ MAGNIN - Monsieur Dubillard!
DU ILLARD - Remarquez, c'est votre boulot. Vous n'y êtes pour rien, m'dame
Bénédicte. Vous avez même été très
gentille, Vous n'auriez pas une autre cigarette?
XIV
MADAME MAGNlN – Mais si, monsieur Antoine". (ils allument une autre
cigarette).
DUBILLARD - Dites donc, vous savez ce que je pense, m'dame Bénédicte
: ces cigarettes, ce serait pas quelque chose pour -sauf vot' respect- appâter
le poisson.
MADM1E MAGNIN - Je ne vois pas d'objection à ce que vous me compariez
à un pécheur à la ligne. J'ai fait de belles prises.
DUBILLARD - Oui, mais moi je suis que du menu fretin.
MADAME MAGNlN – Ça dépend de quel point de vue on se place.
Vous savez ce que je pense, moi?
DUBILLARD - Non ... Pas encore.
MADAME MAGNlN - Cette formation, on va faire tout ce qu'on pourra pour que vous
la réussissiez. Les meilleurs profs, tout le temps que vous voudrez.
On vous donnera même des répétitions particulières.
Et pour que vous ne paniquiez pas, on ira voir le médecin, qu'il vous
ordonne des antidépresseurs.
DUBILLARD - Qu'est-ce que c'est que ça... ?
MADAME MAGNlN - C'est des trucs, quand vous irez suivre les cours, vous irez
les mains dans les poches, en sifflotant ...
DUBILLARD - Et si j'ai des emmerdes, je pourrai venir vous voir?
MADAME MAGNIN - Bien sûr! Vous savez, tout votre problème, c'est
qu'on vous a laissé végéter dans votre coin. Mais vous
n'êtes pas plus bête qu'un autre. Je pense même que vous êtes
bien plus malin que beaucoup.
DUBILLARD - Alors, l'ingénieur, il l'aura dans le ...
MADAME MAGNIN - Comme vous dites.
DUBILLARD - Ca, ça me ferait plaisir! Nom de dieu! Qui soye obligé
de me parler!
MADAME MAGNIN - Et votre femme, qu'est-ce qu'elle en pensera, si vous vous absentez
pour aller suivre des séminaires.
DUBILLARD - Oh ben alors, elle! Vous pensez: dix mille francs! On va pouvoir
finir de payer la voiture... Elle me pousserait plutôt. Si vous saviez
comme elle peut m'asticoter!
MADAME MAGNIN - Et bien alors, tout le monde serait content.
DUBILLARD - Sauf l'ingénieur. Je vous le dis, il m'a dans le nez,
MADAME MAGNlN - Mais pas du tout: il sera très content lui aussi. Qu'est-ce
que vous pariez?
DUBILLARD - Trois apéros ...Hein ...Bénédicte?
JtADAME MAGNIN - Tope-la, Antoine! Vous croyez que c'est plus difficile de suivre
des séminaires que de m'appeler Bénédicte?
DUB ILLA:RD - Peut-être pas... Ça m'est venu comme ça.
MADAME MAGNlN - C'est toujours comme ça que ça se passe. La veille,
on ne peut pas. Et puis le lendemain, on peut. Comment ça s'est fait,
on n'en sait rien, mais c'est fait.
DUBILLARD - Oui, je sais, la boite noire. Et les statistiques, faudra que...?
MADAME MAGNlN - Pas la peine. Si Lebret les suit, ça en fera un dans
l'équipe, ça suffit!
DUEILLARD - Et l'électronique.
MADAME MAGNlN - C'est la même chose.
DUBILLARD - Alors, le chef, il a pas besoin de tout savoir.
MADAME MAGNlN - Mais non, ce ne serait pas possible.
DUBILLARD - Je pense bien comme vous. Alors c'est lundi qu'on commence? MADAME
MAGNlN - C'est bien ça. Au revoir, Antoine.
DUBILLARD - A tantôt... Bénédicte... (il se lève)
Vous savez, Bénédicte, depuis vingt-sept ans que je suis dans
la maison, c'est la première fois que je parle avec quelqu'un... Enfin,
j'veux dire avec quelqu'un qui soye... quelqu'un! Ça m'était jamais-
arrivé. Il est quelle heure? Cinq heures et demie! Ca fait une demi-heure
que je suis là... Une demi-heure à parler de moi! Ça c'est
chic, croyez-moi... Et encore, je vous ai pas tout dit.
MADAME MAGNlN - Ce sera pour la prochaine fois, Antoine. A lundi. (Il sort)