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à la S.A.C.D. (Société des auteurs dramatiques)

LA VERIDIQUE HISTOIRE DU
PATRON QUI NE DONNAIT PAS D'ORDRES

par Michel Fustier

Une entreprise en faillite. On attend le nouveau patron. Mais ce n'est pas un patron ordinaire: il ne se conforme pas aux règles habituelles et il n'aime pas donner des ordres... Il livre un long combat avec les ouvriers et les cadres: ils en sortent tous vainqueurs.
Ce récit est fait pour être lu en public. Son style, inspiré du "Ainsi parlait Zarathoustra", appelle une certaine solennité. Le lecteur devra faire ressortir l'ambiance ironique, tumultueuse et dramatique des débats engagés. En raison du caractère ...prophétique du texte, on pourrait imaginer qu'il se place derrière une sorte de grand lutrin et en faisant comme si les spectateurs étaient les travailleurs de l'entreprise. De la salle monteraient les interpellations, le lecteur faisant face, comme Martin. En particulier la scène de l'assemblée générale se jouerait comme si la salle était le lieu de l'assemblée, le lecteur montrant du doigt les différents intervenants.

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I
Quand Martin descendit de son bureau, il vit que les ouvriers étaient rassemblés dans la cour de l'usine. Ils attendaient.
Martin s'approcha d'eux et ils lui dirent: Te voilà! Que vas-tu faire? Mais il les regarda et ne leur répondit pas. Puis il traversa leurs rangs serrés. Et il les regardait les uns après les autres dans les yeux. Et mesure qu'il avançait, il se faisait un grand silence.
Puis Martin s'arrêta et se retourna vers eux. Mais il ne disait toujours rien. Ils se demandèrent: est-ce bien lui? Et il leur dit: oui, c'est moi.
Alors le silence se fit encore plus profond, car tous s'attendaient à ce qu'il prenne la parole. Mais Martin resta muet. Ils lui reposèrent leur question: que vas-tu faire?
Et il leur répondit: je ne sais pas.
À ce moment Esparbrille, le représentant du personnel, s'approcha de lui et lui dit: comment cela se fait-il que tu ne saches pas ce que tu vas faire? Tu es le nouveau patron! Et nous, nous t'attendons pour que tu sauves cette boite de la faillite.
Martin ne répondit toujours pas. Esparbrille reprit: nous pensions que tu savais ce que tu voulais et que tu allais tout de suite nous donner des ordres: "Voilà mon plan: allez ici, allez là; faites ceci, faites cela."
Et tu aurais ajouté, comme un bon chef: "Et plus vite que ça, sans quoi je vous botterai le derrière." Et toi, tu nous réponds: "Je ne sais pas."
Martin leur dit de nouveau: je ne sais pas. Comment voulez-vous que je sache?
Esparbrille, étonné, recula de quelques pas et la foule des ouvriers gronda doucement: des ordres, nous voulons des ordres. - Des ordres? Vous êtes donc des esclaves? - Nous ne sommes pas des esclaves, mais nous obéissons aux ordres.
Alors Martin dit, s'adressant à Esparbrille: depuis combien d'années travailles-tu dans cette usine? - Depuis vingt-cinq ans - Et tes compagnons? - Cela dépend: depuis cinq ou dix ans, ou vingt, ou plus encore. Le plus vieux, il est ici depuis trente-quatre ans. Et il ne voudrait bien ne pas partir.
Martin répondit: eh bien moi, je n'y travaille que depuis une demi-heure. Et encore, je n'y ai pas fait grand chose...
Alors, dans cette usine, moi, qui n'y travaille que depuis une demi-heure et qui n'y ai quasiment rien fait, j'irais vous dire, à vous qui y travaillez depuis des dizaines et des dizaines d'années: faites ceci, faites cela! Si Je vous disais ça, je serais bien le plus stupide des patrons.
Nous te demandons bien pardon, répondirent-ils étonnés, mais ils sont tous comme ça! Ne te dérobe pas, tu es le chef, tu dois donner des ordres.
Il réfléchit un instant et il leur dit: je ne suis pas un chef qui donne des ordres. - Alors, que viens-tu faire ici? Et la foule des ouvriers commença à murmurer… Celui que tu remplaces, il v avait trente ans qu'il était ici, et il savait toujours tout ce qu'il fallait faire, il donnait des ordres toute la journée.
Ses ordres n'étaient pas toujours bons, mais c'était un bon patron: il donnait des ordres.
Il leur dit: pourquoi ne l'avez-vous pas gardé, pourquoi vous a-t-il mis en faillite? Ils répondirent: ça n'était pas sa faute. Il travaillait beaucoup. Il arrivait le matin avant tout le monde et il commençait à donner ses ordres. Et le soir, quand tout le monde était parti, il donnait encore des ordres. Il a donné plus d'ordres qu'aucun patron au monde.
Il insista: si vous êtes en faillite, de qui est-ce la faute? Ils répondirent: de personne, de la conjoncture. Il demanda encore: qui vous a dit ça? Ils répondirent: c'est lui qui nous l'a dit. - Et vous l'avez cru? - C'était un homme compétent. Il avait des diplômes. Il a fait tout ce qu'il a pu. Il s'est même tué à la tâche.

II
Martin dit: eh bien moi, je ne suis pas un homme compétent! Je ne connais ni la mécanique, ni l'électricité, ni les moteurs... Et je ne fais pas état de mes diplômes. De plus, je n'ai pas l'intention de me tuer à la tâche... Mais écoutez-moi bien.
Ce que je sais, c'est que si je ne sais rien, moi, vous, vous savez tout. Vous en savez à vous tous non seulement bien plus que moi, mais bien plus que n'en savait votre ancien patron, bien plus même que n'en aurait jamais su aucun super-patron.
Vous me demandez ce qu'il faut faire et moi, je vous réponds: si quelqu'un sait ce qu'il faut faire ici, c'est vous.
Ils se frappèrent la tête avec le doigt et ils se dirent: il veut donc que nous nous donnions des ordres! Ce n'est pas conforme à l'usage. Le chef ordonne, les ouvriers obéissent. Il faut respecter les règles.
Martin reprit: je ne respecte pas les règles. Il y a longtemps que je ne respecte pas les règles. Je ne dis pas que toutes les règles soient mauvaises, mais certaines règles sont tellement vieilles qu'elles ressemblent à des planches pourries et je ne veux pas mettre le pied dessus.
Ils dirent: à nous, il ne nous est pas permis de ne pas respecter les règles.
Il leur répondit: est-ce que vous n'êtes pas libres?
Ils dirent: tu nous l'as déjà demandé et nous t'avons répondu: nous sommes libres. Nous sommes libres, sauf en ce qui concerne les règles.
Il leur répondit: si vous êtes libres, sauf en ce qui concerne les règles, vous n'êtes pas libres.
Ils dirent: si, nous sommes libres. Ne nous insulte pas! Pourquoi est-ce que tu veux nous faire faire ton boulot. Nous ne sommes pas payés pour ça.
Il leur répondit: si vous n'êtes pas payés pour ça, vous ne serez bientôt plus payés pour rien du tout. Ni pour ça, ni pour le reste.
Ils se dirent entre eux: c'est un bradeur. Il vient pour liquider la boite. Et ils lui demandèrent: tu as donc un plan de congédiement?
Il répondit: non. Un plan de congédiement, c'est vous qui en avez un. Et il y a longtemps que vous l'avez mis en application. Je trouve même qu'il commence à très bien marcher. Moi, je n'ai pas de plan.
Ils dirent: nous ne comprenons pas.
Il répondit: voulez-vous que je vous explique encore une fois?
Ils dirent: Jusqu'à présent tu n'as rien expliqué du tout!
Josette Malard, qui était curieuse d'esprit, s'avança: qu'il explique, ça en vaut peut-être la peine.
Alors Esparbrille faillit dire: si on le laisse s'expliquer, on va se faire embobiner... Mais après qu'il eut tourné sept fois sa langue dans sa bouche, il ne le dit pas.

III
Alors Martin expliqua: les petits ruisseaux font les grandes rivières.
Quand la grande rivière ne coule plus - la grande rivière du bénéfice, je veux dire - ce n'est pas parce qu'elle y met de la mauvaise volonté, ni parce qu'elle est tout à coup devenue paresseuse, ni parce qu'il y a des pertes souterraines:
C'est tout simplement parce que les mille petits ruisseaux qui se jettent dans la grande rivière ne lui apportent plus d'eau. Et s'ils ne lui apportent plus d'eau, c'est qu'ils sont eux-mêmes desséchés. Il n'y a pas de mystère.
Ils murmurèrent: ce qu'il dit est juste.
Martin reprit: tout le problème est donc celui des petits ruisseaux. Or chacun d'entre vous se trouve avoir la responsabilité d'un petit ruisseau...
Esparbrille fronça le sourcil... Ils dirent: comment cela?
Martin continua: un peu de perte sur le tour 34, et un peu de perte dans les casiers du magasin, et un peu de perte parce qu'il y il des erreurs sur les bordereaux, et un peu de perte parce que la téléphoniste, - peut-être, je n'en sais rien, c'est un exemple - n'est pas assez aimable avec les clients... Tout ça, ce sont les petits ruisseaux desséchés qui ne nourrissent plus la grande rivière.
A ce moment Esparbrille, le délégué du personnel, sentit le péril et s'avança en grondant: la classe ouvrière ne permettra pas, ce sont en réalité les carences de la direction... Mais ils étaient tous déjà au courant. Ils dirent: chut, tais-toi!
Et Martin continua: alors moi, qui ne sais même pas la marque du tour 24, ni même s'il y a un tour 24, qui ne sais pas où se trouve le magasin, qui n'ai aucune idée de la façon dont il faut tenir un planning et qui n'ai jamais entendu la voix de la téléphoniste, comment voulez-vous que je vous dise la manière de remettre en eau tous les ruisseaux.
Donc, quand vous ne demandez ce que je vais faire, je vous retourne la question. La seule façon d'alimenter à nouveau la grande rivière, c'est de ressusciter les mille ruisseaux. Et pour cela, vous qui êtes les maîtres des ruisseaux, c'est vous qui savez ce qu'il faut faire.
Vous êtes plus de mille ouvriers: cela veut dire que chacun de vous détient un millième de la solution. Et il n'y a que lui qui le détient parce qu'il est le seul à savoir exactement comment ça se passe chez lui. Mille millièmes, cela fait toute la solution.
Je suis votre chef, mais je ne peux pas manger ni boire à votre place, ni faire pipi pour vous.
Ils dirent: c'est évident!
Il répondit: Je ne sais pas si c'est tellement évident que ça... Jusqu'à présent vous avez vécu dans une philosophie de la soumission, il vous faut vivre maintenant dans une philosophie de l'initiative.
Ils lui dirent: pourquoi est-ce que tout à coup tu emploies des grands mots?
Alors, je vais dire des gros mots... Non, ça me démange, mais pas de gros mots... ... mais si dans les trois jours... on peut avoir de bonnes théories, mais il ne faut pas en être prisonnier!
Si dans les trois jours vous n'avez pas fait la liste détaillée de toutes les choses qui ne vont pas, chacun dans votre coin, et de toutes les idées que vous avez pour que ça aille mieux...
Je prends mes cliques et mes claques et je me tire.

IV
Là, tu parles clair. On ne sait pas encore si on a envie de te garder, mais nous allons nous réunir pour examiner tes propositions. Tu penses toujours la même chose à propos des règles?
Toujours. La faillite, elle n'est pas née de la conjoncture mais de ce qu'il y a dans vos têtes: à savoir ces fameuses règles.
Ils dirent: non. Ici, tu parles sans savoir.
Je parle comme je parle. A vous de jouer.
Le jour suivant ils revinrent: vraiment, nous ne voulons pas changer les règles.
Très bien. Hier encore nous avons perdu sept cent mille francs.
Le second jour il revinrent et ils dirent: les règles, ça compte quand même, non?
Bien sûr que ça compte! Et conformément aux règles, hier nous avons encore perdu neuf cent mille francs. Moi aussi, je compte: aussi bien que les règles! Plus ça va, moins ça va!
Le troisième jour ils revinrent et ils dirent: bien! Que faut-il que nous fassions?
Il leur dit: c'en est bien fini avec les règles?
Ils répondirent: oui. Enseigne-nous.
Il dit: tout ce qui peut être enseigné ne vaut pas la peine d'être appris. Mais, puisque vous êtes devenu des hommes libres, agissez comme des hommes libres.

V
Et Martin se retira dans son bureau avec le chef du personnel. Il s'approcha de la fenêtre et vit les ouvriers qui partaient, car c'était la fin de la journée. Ils étaient pensifs.
Et Martin demanda à son chef du personnel: quel est celui-là qui sort avec son vélo? - Il s'appelle Kélékian. Il fait des courses. Tous les jours après le travail il va s'entraîner. Il fait cent cinquante kilomètres avant de rentrer dîner...
Et celui-là? - Celui-là, c'est Johanon. Il se construit un bateau: ça fait trois ans qu'il est dessus... Et celui-là, il a le plus beau jardin du pays... Et celui-là, sa passion, ce sont les micro-ordinateurs... Et celui-là, il fait une collection de timbres: il correspond avec le monde entier et il sait toutes les langues.
Martin demanda: et dans l'usine, que font-ils? Le chef du personnel répondit: je ne sais pas bien, des choses sans importance... celles qu'on leur a dit de faire. Ils s'ennuient et ils tirent au cul. Ils n'ont pas une âme d'ouvrier, ils ne savent pas obéir...
Martin se dit alors: il a dans l'homme une prodigieuse énergie. Je n'ai rien contre les vélos, ou les bateaux, ou les timbres-poste, mais si je pouvais trouver le moyen qu'ils s'intéressent aussi un peu à leur entreprise!
Pour le moment ils sont tous endormis: il faudrait leur prendre la main pour venir la leur mettre sur l'outil, il faudrait leur souffler la réponse à la question qu'on leur pose... C'est l'habitude qu'on leur a donnée.
Je ne ferai pas cela. D'ailleurs, je ne le pourrais pas. Et cela ne servirait à rien. J'aurais beau cracher le feu à la tête de mes troupes, ils ne me suivraient pas: la marmite doit commencer à bouillir par le fond!

VI
Au bout de quelques jours les ouvriers revinrent. Comme il n'y avait pas beaucoup de travail à faire, ce qui étaient précisément la raison pour laquelle ils étaient en faillite, ils avaient eu du temps pour réfléchir et ils dirent: nous savons comment il faut faire pour que les mille petits ruisseaux se remettent de nouveau à couler.
Et ils avaient apportés avec eux de gros cahiers sur lesquels ils avaient écrit toutes leur idées. Martin les feuilleta et il leur dit: c'est bien. Mais moi je ne peux pas tout comprendre parce que je ne suis pas du métier. Il faut que nous en parlions avec vos cadres.
Ils répondirent: les cadres! Ils ne voudront pas. Ils pensent que nous ne pouvons rien faire de bon. D'ailleurs ils se sont enfermés dans leurs bureaux et ils boudent. Ils ne sont pas contents de l'histoire de mille petits ruisseaux. Ils pensent qu'entre la grande rivière et les mille petits ruisseaux, il y a beaucoup de moyennes rivières qui ont leur importance.
Martin se dit: que je suis donc bête! Je n'ai pas pensé aux cadres. Il alla donc les trouver, et pour les faire sortir de leurs bureaux, il leur offrit à déjeuner et ils discutèrent.
Les cadres dirent: nous, nous avons été formés au commandement! - Qui est-ce qui vous a formés au commandement? - Nous avons lu la Bible, elle est pleine de commandements. Et nous avons été élevés dans des lycées de l'État ou des collèges de jésuites, ce qui n'est pas fondamentalement différent. Et puis nous sommes tous des officiers de réserve de l'armée française.
Et au cœur de l'armée, au cœur de l'Église, au cœur de l'école, il y a l'obéissance et la hiérarchie. Et voilà que toi, Martin, un Martin qui sort on ne sait pas trop d'où, tu passes par dessus notre tête et tu t'adresses directement aux ouvriers.
Martin leur répondit: Napoléon faisait bien des proclamations à toute l'armée! Il disait à ses soldats qu'ils avaient un bâton de maréchal dans leur giberne. Et le Pape, surtout avec la radio et la télévision, est-ce qu'il se gène pour court-circuiter les évêques!
Ils dirent: court-circuiter, passe encore! Avec ces moyens modernes de communication, on ne peut pas l'éviter... Mais nous avons le Savoir et pour nous la Vérité est descendante: et toi tu voudrais la faire remonter. Tu sais bien que les pentes ne se remontent pas!
On voit bien que tu n'as pas les pieds sur terre. Tu ne les connais pas. Des idées pourraient sortir de la base! Cela, ni Napoléon ni le Pape ne le permettraient. Ni même le ministre de l'Éducation nationale.
Martin se tut un instant, comme s'il hésitait. Puis il dit: Je respecte les grandes institutions... Malheureusement vous n'avez pas bien choisi vos exemples: vous trouvez que l'école dans notre pays marche bien? Si l'entreprise ne marchait pas mieux que l'école, ou que l'armée, ou que l'Église, il y a longtemps qu'elle se serait effondrée! ...A votre place, j'aurais réfléchi un peu plus longtemps avant de parler.

VII
Ils baissèrent la tête et on n'entendit plus que le bruit des fourchettes...
A moins, à moins... alors là, nous te pardonnerions tout, qu'il s'agisse...
De groupes de progrès, dit l'un d'eux? - Il ne s'agit pas de groupes de progrès.
Ou de cercles de qualité? C'est une valeur reconnue, dit un autre. - Il ne s'agit pas de cercles de qualité.
Ou d'Analyse de la valeur? dit un troisième. Ca marche, il parait. - Il ne s'agit pas d'analyse de la valeur.
Ou encore d'une approche stratégique participative? dit un quatrième. On en dit du bien. - Il ne s'agit pas d'une approche stratégique participative.
Est-ce qu'il ne s'agirait pas alors de séances de brainstorming? dit un cinquième. Dans certains cas, c'est bon.
Martin se mit alors en colère: quand est-ce que vous aurez fini de vous gargariser avec des mots? Pourquoi est-ce que vous avez toujours besoin de mettre les choses de la vie dans les petits casiers de votre intelligence?
Ce que nous devons faire, c'est ce que nous devons faire: cela n'a pas de nom... A moins que vous ne l'appeliez... justement la vie.
Vous allez suivre des séminaires où l'on discute de tout sans jamais faire quoi que ce soit, et cela vous fait du mal, car vous vous plongez ensuite dans les délices morbides de la raison raisonnante qui veut comprendre et classer.
Et vous en oubliez d'exister… Vous ne comprenez pas ce que je veux faire? Ils dirent: non, pas du tout.
Martin continua: voici la seule explication que je vous donnerai: je suis votre chef et je ne suis pas votre chef... Qu'est ce que je fais du principe d'identité? Je m'en moque... Et vos ouvriers sont vos subordonnés et ils ne sont pas vos subordonnés.
Mais ce que vous devez savoir, c'est qu'ils ne réussiront pas sans vous, sans vos connaissances, sans votre intelligence. Et vous vous ne réussirez pas sans leur volonté de vivre et sans leur énergie.
Alors foutez-nous la paix avec vos catégories. Soyez ce que vous êtes! Ne regardez pas trop longtemps où vous allez poser le pied: mais marchez! Il faut créer une nouvelle classe de cadres: non plus des donneurs d'ordres, mais des créateurs, des créateurs d'hommes... d'hommes libres!
Quand vous aurez créé des hommes libres, vous verrez quelle sera votre joie. Vous ne bouderez plus dans vos bureaux.
Et si vous voulez des professeurs... je ne suis pas contre le savoir, au contraire: qu'ils viennent ici travailler avec nous. Et qu'ils nous montrent que ça marche.
C'est l'action réussie qui est la grande institutrice.
Ils dirent: nous ne comprenons pas encore tout...

VIII
Alors Martin se dit: les ouvriers et les cadres, maintenant il faut qu'ils parlent entre eux...
Et il loua le grenier à grains de la ville, l'ancien grenier à grains, et tout le personnel s'y réunit. Ils arrivèrent tous empilés dans des cars, et la réunion dura depuis le matin à neuf heures jusqu'au soir à minuit cinquante.
Et il leur dit: voilà, pour la première fois nous sommes tous ensemble et nous avons des choses à nous dire. Pour que nous puissions nous en tirer, il faut que tous apprennent ce qui n'est su que par quelques-uns.
Ils étaient timides au début. Une secrétaire dit: on me donne des enveloppes trop petites pour y mettre mes lettres, je suis obligée de les recouper.
Un ouvrier dit: je rentre à sept heures du matin, mais les bordereaux de travail n'arrivent qu'à huit heures.
Un autre: le planning nous envoie des ordres de fabrication, mais souvent il n'y a pas ce qu'il faut au magasin...
Le magasiner dit: moi, ce n'est pas mon boulot de prévoir. Les commandes sont passées par le service administratif.
Un contremaître dit: ce qui nous tue, ce sont les commandes urgentes. A peine on a commencé quelque chose, il faut démonter les outils et puis les remonter ensuite.
Un compagnon renchérit: et les commandes urgentes, ça ne veut pas dire qu'elle sont urgentes, mais simplement qu'ils les avaient oubliées.
Une ouvrière dit: quand il n'y a plus de travail, ils nous font rester à poireauter, sur un pied puis sur un autre, alors qu'on a tant de choses à faire chez nous.
Un vieil ouvrier dit: ma presse, elle me pisse l'huile sur les souliers. Je saurais bien la réparer, mais je n'ai pas le droit d'y toucher.
Une autre ouvrière dit: moi, le matin, je n'ai pas envie de venir... Je sais que je vais encore me faire engueuler, comme ça, pour rien... Ca me donne des nausées. Le seul bon moment, c'est le soir quand je pars.
Un autre contremaître dit: justement, les délais, c'est à cause de l'absentéisme. On compte sur quelqu'un le matin et il n'est pas là. Il faut souvent qu'on le remplace nous-mêmes et pendant ce temps on ne fait pas notre boulot et on est de mauvaise humeur et on engueule les gens, et le lendemain ils ne viennent pas parce qu'on les a engueulés…
L'ouvrière dit: on est bien d'accord. C'est bien ce que je disais.
Un monteur dit: moi, quand j'arrive chez le client pour faire une installation, je ne sais jamais si je ne vais pas avoir à démonter toute la bécane pour arriver à la faire tourner. Ca fait mauvaise impression et je perds mon temps.
Les cadres étaient un peu gênés... Ils dirent: oui, tout ne marche pas très bien, mais ce n'est pas de notre faute. On ne s'entend pas entre nous. Et puis les ouvriers, il nous font marcher.
Et les cadres ajoutèrent: et puis l'ancien directeur il voulait s'occuper de tout, alors, nous, forcément...

IX
Et les commerciaux, qui étaient là eux aussi pour une fois! les commerciaux dirent: nous pourrions vendre plus, mais les délais sont trop longs...
Il y avait des commerciaux qui n'avaient jamais vu un ouvrier, il y avait des ouvriers qui n'avaient jamais vu un commercial! Ils se regardèrent bien en face.
Et les ouvriers répondirent: mais si les délais sont si longs, c'est parce que vous ne vendez pas assez. Alors il faut bien qu'on fasse durer le travail. Qu'on ait l'air d'être occupés!
Les commerciaux répondirent: si on pouvait tomber les délais à six mois, on vendrait deux fois plus.
Les ouvriers se concertèrent du regard, ils hésitèrent quelques instants et dirent: tomber les délais à six mois, c'est possible...
Laissez-nous rire, dirent les commerciaux. Vous n'avez jamais pu mieux faire que huit mois.
Nous n'avons jamais voulu faire mieux que huit mois, parce qu'on en aurait profité pour nous foutre à la porte. Mais si vous nous garantissez que vous pouvez doubler les commandes, alors, nous, on fera six mois et il faudra embaucher...
Comme quoi il apparut que les ouvriers savaient beaucoup mieux ce qu'ils faisaient qu'on aurait pu l'imaginer.
Et il se dit encore beaucoup d'autres choses: depuis neuf heures du matin jusqu'à tard dans la nuit.
A la fin Martin dit: eh bien maintenant au moins, je sais que ce qui nous a coulé, et ce n'est pas la conjoncture. D'ailleurs je le savais déjà. Mais maintenant, vous le savez tous.
Et il ajouta: mais c'est un problème trop compliqué pour un seul homme.
Là-dessus, Martin s'éclipsa Ce qu'il avait à faire, il l'avait fait. D'ailleurs il était trop occupé avec les banques! Il dit: je pense que je pourrai les faire attendre encore un mois, peut-être- deux. Mais pas plus!
Il s'éclipsa non parce qu'il avait peur de la besogne, mais parce qu'il savait …il le savait et il le voulait bien aussi un petit peu… il savait en tout cas qu'il n'y avait pas d'autre moyens que de les laisser en face d'eux-mêmes pour qu'ils se prennent par la main et qu'ils se remettent à vivre.

X
Et justement Josette Malard, celle qui avait l'esprit curieux dit: si l'usine ferme, c'est la misère dans la vallée... Demain, c'est le pont de l'Ascension... On a du temps. Au lieu d'aller jouer au foot, on pourrait s'occuper de ce qui ne marche pas.
Ah oui? Comment ça? ...Josette Malard, celle-là! Jusqu'à présent on avait toujours trouvé que les bonnes femmes, si futées qu'elles soient, ça ne pouvait rien comprendre aux problèmes compliqués. Et puis le foot, quand même!
Elle insista: eh bien, par exemple, tous ceux qui connaissent le planning, comment ça marche, ils pourraient se réunir. Et ceux qui connaissent bien les approvisionnements, et ceux qui connaissent bien le dépannage ...etc. Et on prendrait des décisions. Et on remettrait la mécanique en route. Et tant pis pour le foot!
Pourquoi pas? Ca n'est qu'une idée de femme, c'est peut-être un peu trop simple, ça ne tient peut-être pas assez compte de la complexité du réel... Mais pourquoi pas?
Peut-être que les problèmes compliqués, il faut d'abord les simplifier.
Et puis la vie... C'est du compliqué terriblement simple, la vie. Et la vie donc, c'est bien l'affaire des femmes: et elles ne se débrouillent pas si mal!
Les cadres n'étaient toujours pas très fiers. Ils dirent: est-ce que vous voulez de nous? Les ouvriers répondirent: on ne peut rien faire sans vous... - Ah. Quand même! ...Les cadres se sentirent déjà un petit peu mieux!
Les commerciaux dirent: tout ça c'est bien joli, mais il faut vite livrer, les clients s'impatientent.
Les ouvriers répondirent: si ce que vous nous avez dit est vrai, dès lundi, la machine repart à toute vitesse.
Les commerciaux reprirent: il y a même une grosse commande en attente, mais nous n'avons pas osé la prendre car il faudrait la livrer pour septembre.
Les ouvriers dirent: où est le problème?
Les commerciaux dirent: le mois d'août, c'est les vacances!
Les ouvriers dirent: pour une fois nous nous en passerons.
Puis, étonnés de leur propre audace, ils regardèrent Esparbrille, qui fit semblant de n'avoir pas entendu... C'était un bon délégué syndical.
Les commerciaux dirent: alors nous allons l'avoir, cette commande.
Les ouvriers dirent: prenez toutes les commandes que vous pourrez! Maintenant que nous sommes libres... (coup d'œil à droite, coup d'œil à gauche...) nous travaillerons la nuit s'il le faut.
Les commerciaux dirent: c'est nouveau, ça! Les ouvriers dirent: oui, c'est nouveau.
Les commerciaux dirent: ça nous redonne du cœur au ventre.

XI
Plusieurs mois s'écoulèrent. Martin passait toujours beaucoup de temps avec les banquiers qui ne voulaient pas croire ce qu'il leur racontait.
Et puis un jour, quand Martin rentra d'un de ses voyages à Paris, les ouvriers vinrent le chercher et lui dirent: viens voir.
Et ils lui firent faire le tour de l'usine et ils lui montrèrent tout ce qu'ils avaient fait pour que les mille petits ruisseaux se remettent à couler.
Et ils lui dirent: regarde, c'est déjà humide... Il faut que la terre boive un bon coup. Et quand elle sera imbibée, ça coulera vraiment.
Ca ne va pas tarder maintenant. D'autant plus que nos délais sont déjà au dessous de six mois. Nous avons plus que tenu parole.
Martin alla voir les cadres et ils lui dirent: nous ne savons pas comment ça se fait, mais nous n'avons plus besoin de leur donner des ordres.
Ils travaillent tout seuls et quand ils ont fini, le soir, ils nous posent des questions. Et nous, nous sommes obligés de nous replonger dans nos livres pour pouvoir leur répondre.
Mais nous n'avons pas le temps de t'en dire davantage, car nous sommes très occupés. Ca s'agite dans nos cerveaux et ce n'est pas un mince travail que de remettre en eau les ruisseaux de notre connaissance.
Et les commerciaux téléphonèrent à Martin et ils lui dirent: Pouvons-nous vraiment accélérer. La qualité est bonne maintenant et si nous faisions encore tomber nos délais, nous passerions devant tous nos concurrents.
Il leur répondit: accélérez, mais doucement. Il ne faut quand même pas casser la baraque...
Et il se passa encore beaucoup de temps. Il y eut des hauts et des bas et ce fut difficile. Il y eut des jours d'espoir et des jours de désespoir. Mais petit à petit le bateau cessa de piquer dans la vague, se redressa et prit de la vitesse.
A tel point qu'un jour les banquiers vinrent en délégation et ils dirent: comment cela se fait-il, vous sortez du rouge? Votre compte devient même créditeur! Nous voulons voir ça de nos yeux.
Et les ouvriers et les cadres leur dirent: nous vous raconterions volontiers l'histoire de la grande rivière et des petits ruisseaux.
Les banquiers répondirent: il y a des choses plus importantes que de raconter des histoires! On ne gagne pas de sous à raconter des histoires... Mais si nous avions su plus tôt que vous aviez besoin d'argent...
Tu parles, dit Martin parlant à sa propre personne!
...nous serions depuis longtemps venus vous voir. En tout cas maintenant que vous n'en manquez plus, nous vous en prêterions volontiers.
Les ouvriers et les cadres dirent: ils sont bien aimables, ces banquiers à retardement Mais effectivement, si on pouvait s'acheter quelques machines modernes, on arriverait peut-être à réduire les délais à cinq mois!

XII
Cette histoire n'est pas un conte de fées, ni une fable. Elle est de vérité vraie.
Nous l'avons racontée parce qu'il nous a semblé qu'elle méritait de l'être... En tout cas elle donne à réfléchir, tant elle montre bien qu'il y a dans l'homme des réserves incroyables d'énergie et d'imagination et qu'il suffit quelquefois d'ouvrir une vanne pour qu'elles se mettent à jaillir.
Cette histoire, évidemment, nous l'avons racontée à notre façon. Nous avons brodé un petit peu, nous l'avons enrichie pour la rendre plus savoureuse, nous l'avons croisée avec d'autres histoires analogues que nous connaissons.
Et, comme il faut le faire au théâtre, nous avons grossi les traits, accentué les contrastes... C'est pour ça que nous avons été si méchants avec les cadres, qui nous ont servi de repoussoir et qui ne le méritent probablement pas.
Pour une fois que nous ne nous en prenions pas au patron, il fallait bien que nous trouvions une tête de Turc! Pas de bonne pièce sans tête de Turc. Entre parenthèses, on ne devrait plus dire "tête de Turc". Des Turcs, justement, il y en avait parmi les ouvriers, qui ne sont pas plus tête que les autres.
Mais le fond de l'histoire, lui, il est vrai. Tellement vrai que, si vous voulez savoir où ça s'est passé, vous n'avez qu'à écrire à l'auteur et il vous le dira. Et il vous dira qui est Martin.
A moins que vous ne le sachiez déjà... A moins que cela ne se soit passé chez vous... A moins que vous ne soyez Martin. Pourquoi pas? Il y en a, des Martin, plus qu'on ne pense,
Grâce à qui la vie est quelquefois plus forte que les règles... Pas toujours, mais quelquefois.

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