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à la S.A.C.D. (Société des auteurs dramatiques)


MARKETING TERMINUS

par Michel Fustier


Freud raconte l'histoire suivante: à l'article de la mort, un assureur reçoit la visite du curé de sa paroisse. Ils ont une longue entrevue. Le curé en ressort avec une assurance sur la vie.... N'est-il pas intéressant de chercher à savoir ce qui a bien pu se passer? Vendre une assurance sur la vie à quelqu'un qu vient vous offrir l'extrême-onction ! N'y aurait-il pas là-dedans du marketing avant la lettre?

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I - Entrée du curé: l'objet de la visite.
L'ASSUREUR - (couché, regardant le mur) Qu'est ce que c'est?
LE CURE - Une petite visite...
L'ASSUREUR - Ah! C'est toi, Julien?
LE CURE - Non, ce n'est pas Julien.
L'ASSUREUR - Je ne reconnais pas bien les voix... C'est mon neveu Jérôme, peut-être?
LE CURE - Non, ce n'est pas votre neveu Jérôme.
L'ASSUREUR - Parlez plus fort. Qui est-ce alors?
LE CURE - C'est monsieur le Curé.
L'ASSUREUR - Monsieur le Curé! (se retournant)
LE CURE - Le curé de la paroisse.
L'ASSUREUR - Je ne pouvais pas vous reconnaître, je ne vous ai jamais vu. Ni entendu.
LE CURE - Je sais, mon fils, je sais. Le dimanche, on n'est pas toujours libre... D'un côté comme de l'autre. Je vous comprends très bien.
L'ASSUREUR – Merci, monsieur le Curé. Oui, je ne suis pas un paroissien bien fidèle... Et puis, disons-le tout de suite, ce que vous racontez, vous autres les curés, quand on est jeune ça peut avoir encore un certain caractère de nouveauté, mais à mesure qu'on prend de l'âge... Vous devriez y penser, aux vieux! Il faut savoir se renouveler.
LE CURE – Vous savez, une fois qu'on a la vérité-vérité, que voulez-vous qu'on dise de plus? Et ce n'est pas trop de la rappeler souvent... Mais on dirait que ma présence vous redonne du chien!
L'ASSUREUR - Oh, peut-être bien que oui... Ca m'excite! Dans la famille on a toujours eu un vieux fonds d'anticléricalisme! Mettez-moi donc un oreiller sous la tête...
LE CURE - Je ne vous en veux pas.
L'ASSUREUR - Merci. Mais pour ce qui est de la vérité, eh oui, ça fatigue. Ca n'est pas comme l'assurance. Et qui plus est…
LE CURE - Pourquoi est-ce que vous me parlez d'assurance?
L'ASSUREUR - Parce que je suis assureur... "C'est là ma gloire, mon espérance et. . .!"
LE CURE - Il n'y a pas de sots métiers... Soyez un peu sérieux.
L'ASSUREUR - Merci! Mais moi, je varie mes effets.
LE CURE - Vous allez comparaître devant Dieu. Vous n'êtes plus assureur ni rien du tout. Votre dernière affaire est faite. C'est moi qui viens vous assurer.
L'ASSUREUR - Vous en avez de bonnes... Ma dernière affaire est faite! Je suis bien malade, mais ma dernière affaire n'est pas faite. Ne m'enterrez pas trop vite. J'ai encore des arguments en réserve, je parle bien, je sais manipuler les gens. Pour peu qu'il me tombe quelqu'un sous la main...
LE CURE - Si c'est vraiment ça, vous auriez dû vous faire curé.
L'ASSUREUR - Ca vient un peu tard comme idée: mais ça aurait mieux fonctionné, vos affaires! Moi, je réfléchis avant de parler et je m'intéresse à mes clients... Et ça marche! Ce que je raconte, on l'écoute. Si on ne l'écoutait pas, je ne gagnerais pas ma vie! Vous, vous enfilez toujours les mêmes formules. Tout ce que vous avez à dire, ça a déjà été dit! Vous tirez ça de votre grand sac... Et puis si vous loupez votre affaire, vous touchez quand même votre traitement.
LE CURE - Si maigre, mon fils, si maigre...
L'ASSUREUR - Enfin! …Je suppose que vous passiez par hasard.
LE CURE - En effet, mon fils, en effet... Par hasard.
L'ASSUREUR - C'est mal de mentir! C'est l'odeur de la mort qui vous a attiré. Et puis, pourquoi est-ce que vous employez toujours les mêmes effets: "si maigre, mon fils, si maigre..." - "En effet, mon fils, en effet." Ca lasse à la fin, ça fait pauvre.
LE CURE - Quand vous serez dans l'éternité, vous n'entendrez qu'une seule note, que les anges se répéteront à l'infini... Il faudra bien que vous vous en contentiez. Mais vous serez riche de tant de bonheurs!
L'ASSUREUR - Ne commencez pas à m'énerver.
LE CURE - Je m'en garderais bien...

II - Première passe d'armes
L'ASSUREUR - C'est ma fille qui vous a envoyé chercher?
LE CURE - Mademoiselle Françoise? Oui, j'avoue: c'est elle.
L'ASSUREUR - Ca lui ressemble bien. Vous n'auriez pas pu envoyer un avis de passage? Je me serais préparé... Ca se fait!
LE CURE - Pas chez nous. On joue toujours sur la surprise. On aime cueillir le client à chaud.
L'ASSUREUR - A moitié froid, vous voulez dire. En tout cas ça n'est pas une bonne technique.
LE CURE - Vous préférez que je me retire?
L'ASSUREUR - Je préférerais... Mais avant de partir, dites-moi exactement ce que vous voulez.
LE CURE - Mon fils...
L'ASSUREUR - Encore! Si vous comptez que je vais vous dire: mon père.
LE CURE - Nous n'avons qu'un Père qui est dans les cieux. C'est le moment...
L'ASSUREUR - Je vous vois venir... Belle transition!
LE CURE - Ah, la langue de bois, ça décoiffe, quelquefois.
L'ASSUREUR - Vous trouvez? Alors? Dans les cieux...
LE CURE - Justement. Dans les cieux... Voilà, je viens... enfin, c'est à dire... Écoutez, j'ai l'impression que vous vous débrouillez tellement mieux que moi, question bla-bla. Ce que je voudrais vous donner ma place!
L'ASSUREUR - Je n'ai pas envie de la prendre. Mais techniquement, ce que vous venez de faire n'est pas si mal: un compliment pour capter l'attention, c'est adroit. Vous avez fait du latin?
LE CURE – Un peu.
L'ASSUREUR - Que je suis bête! Ce que vous avez fait, c'est une "captatio benevolentiae" .
LE CURE - Vous en savez des choses... Mais je ne l'ai pas fait exprès! Vous, on sent que vous avez du métier.
L'ASSUREUR - C'est vrai que j'ai du métier. Je suis un bon professionnel. C'est ça qui compte, même aux yeux du bon Dieu.
LE CURE - Bien sûr... Dans le secteur libéral on vous forme, vous suivez des séminaires… On vous apprend même le latin! Et oui! Et si ça ne marche pas, on vous vire... Nous, nous ne sommes que des fonctionnaires, on s'encroûte... Je plaisante.
L'ASSUREUR - Alors, si on en revenait à nos moutons! L'Agneau de Dieu, justement.
LE CURE - Ah, mais dites donc, vous n'êtes vraiment pas complètement inculte.
L'ASSUREUR - J'ai quelques souvenirs...
LE CURE - Voilà ce que c'est que d'avoir une doctrine stable. Quand on arrive à son terme, on peut reprendre ses cahiers d'écolier. Rien n'a changé. Si seulement on avait écrit un peu plus gros, on pourrait tout relire... Mais vous allez voir, je vais renouer pour vous les fils de la doctrine…

III - Un peu de doctrine
L'ASSUREUR - Bon, si vous avez un argumentaire à placer, c'est le moment. Je me fatigue vite... même avec un oreiller de curé sous la tête.
LE CURE - Vous vous souvenez avoir entendu parler du paradis?
L'ASSUREUR - Oui, bien sûr. De ça, on s'en souvient...
LE CURE - C'est un début...
L'ASSUREUR - Vous n'êtes pas les seuls à en parler, d'ailleurs.
LE CURE - Oui, mais nous sommes les seuls à en avoir les clés... Je ne relève pas! Donc, le paradis... Il y a trois lieux importants: la terre... nous y sommes! Le paradis, vous êtes sur le point d'y aller, du moins j'espère. Et... et quoi?
L'ASSUREUR - Je ne sais pas.
LE CURE - Ne faites pas la bête. Et l'enfer!
L'ASSUREUR - Ah oui, c'est vrai... Ca existe toujours?
LE CURE - Bien sûr que ça existe toujours. Depuis quelque temps, on a un peu mis la sourdine… Il y a déjà ici-bas tellement d'enfers sur le modèle de celui que… enfin de celui dont... enfin baste: mais sur le plan de la doctrine, il n'y a aucun doute, ça existe toujours, on peut le ressortir quand on veut. Ce qui fait que pour tout résumer, quand on quitte la terre, on peut aller soit au paradis soit en enfer. C'est clair?
L'ASSUREUR - C'est clair.
LE CURE - Tout ça, c'est Dieu qui l'a dit. Vous croyez en Dieu?
L'ASSUREUR - Ca dépend vraiment des jours.
LE CURE - Aujourd'hui, cher ami, cela vaudrait mieux.
L'ASSUREUR - Je sens que si c'était le contraire, ça m'épargnerait bien du tracas. Si je ne crois pas en Dieu, il ne peut rien sur moi.
LE CURE - En un sens vous avez raison. Mais attention, quand vous mourrez, vous cesserez de ne pas croire... Fatalement! Et alors…! Je reprends donc le fil de ma démonstration. Pour me résumer, du lieu qui s'appelle terre, vous qui allez mourir, si vous êtes pécheur naturellement, c'est à dire si vous avez commis de gros péchés, vous allez passer au lieu appelé enfer.... Je suis obligé d'insister, il y a tant de petits pêcheurs à la ligne par ici: ça leur donne des chocs! Si vous n'êtes pas pécheur, c'est à dire si vous n'avez pas commis de gros péchés, vous passez directement au paradis.
L'ASSUREUR - Oui, je me souviens de la théorie maintenant.
LE CURE - Très bien. Je...
L'ASSUREUR - Mais il n'y avait pas aussi une histoire de purgatoire.
LE CURE - Si, mais simplifions, pas de purgatoire, c'est déjà assez compliqué... Je ne veux pas vous fatiguer sans raison. Et d'ailleurs la question est encore en discussion. Reprenons donc: le paradis, l'enfer... Et si par hasard vous avez commis des péchés et que vous vouliez quand même entrer au paradis, je suis là pour ça: il faut vous confesser.
L'ASSUREUR – Dites-moi, qu'est ce que c'est que le paradis, exactement?
LE CURE - Ah, c'est un lieu absolument exceptionnel...
L'ASSUREUR - Faites-moi l'article. Vous voulez me vendre quoi, au juste?
LE CURE - Mon cher ami: votre vie éternelle.
L'ASSUREUR - Il faudrait que ça me motive, comme on dit.
LE CURE - Je sais! Motiver, c'est la maladie du siècle. La vie éternelle, vous n'avez pas une petite idée?
L'ASSUREUR - Ah non, pas du tout. Nuit et Brouillard!
LE CURE - Allons, allons! La vie éternelle, c'est la vie éternelle.
L'ASSUREUR - C'est ce que tout le monde dit... Moi, ça ne me parle pas. Essayez de me donner quand même une définition.
LE CURE - La vie éternelle, enfin le paradis, c'est… l'éternelle contemplation de Dieu.
L'ASSUREUR - Ah! (un temps) Et sans ça, l'enfer? ...C'est bien là que j'irai si je ne me confesse pas?
LE CURE - Oui.
L'ASSUREUR - Et c'est quoi, l'enfer?
LE CURE - Ah, ça. rien que le mot... Faites-moi confiance! Ce n'est pas permis d'être méfiant comme ça!
L'ASSUREUR - J'épluche les contrats, moi. Quand il y a des clauses qui ne sont pas claires... Monsieur le Curé, est-ce que vous n'auriez pas plutôt envie de me vendre tout simplement une confession.
LE CURE - Hélas, cher fils, je suis responsable des moyens, pas des résultats.
L'ASSUREUR - Le type qui fait l'entretien de la chaudière, chaque fois qu'il passe, il me fait signer un papier... Une confession, c'est comme un nettoyage, pas vrai?
LE CURE - Cela n'est pas sans rapports.
L'ASSUREUR - Alors: premièrement on ne nettoie pas une chaudière qu'on va foutre au trou. Et ensuite ça ne vous dégoûte pas de venir raconter aux gens qu'ils sont sales et qu'ils auraient besoin de se laver. Vous ne pourriez pas les laisser mourir tranquilles, sans les humilier encore une fois avec ce que vous appelez leurs "péchés".
LE CURE - Dieu n'accepte que les débarbouillés. Enfin, c'est la doctrine officielle. Et puis quand même, mourir propre!
L'ASSUREUR - Et qu'est ce que vous en savez si j'ai commis des péchés? Et qu'est ce que ça pourrait bien faire que j'en aie commis? Vous m'énervez avec vos certitudes. Moi, ce que je crois, c'est qu'il y a une vie avant la mort et c'est ce que je dis toujours à mes clients. Le reste...
LE CURE - Eh bien, moi, je dis toujours aux miens qu'il y a une vie après la mort.
L'ASSUREUR - On est vraiment des deux côtés de la barrière, tous les deux.
LE CURE - Pas tant que ça, mon cher fils, pas tant que ça!
L'ASSUREUR - Encore: pas tant que ça, mon cher fils, pas tant que ça!
LE CURE - Je vous demande pardon.

IV - L'assureur examine le terrain
L'ASSUREUR - Je vous absous. Pour votre pénitence, parlez-moi un peu de vous.
LE CURE - Croyez-vous que ce soit bien le moment?
L'ASSUREUR - Mais si, mais si... Tiens mettez-moi donc un second oreiller...
LE CURE - Comme ça?
L'ASSUREUR - Oui... Merci. Les gens qui vous disent des choses, j'aime bien savoir qui ils sont, d'où ils sortent, comment ils y sont venus ...Ca permet de situer, ça relativise.
LE CURE - N'avez-vous pas peur que ce soit une vaine curiosité? Il est ici question de l'absolu.
L'ASSUREUR - Il faut toujours faire la dernière volonté des mourants.
LE CURE - Bien. Qu'est ce que vous voulez que je vous raconte?
L'ASSUREUR - Dites-moi qui vous êtes? Il y a bien "un cœur qui bat sous cette..."?
LE CURE - Un cœur, bien sûr... Qu'est ce que vous voulez dire?
L'ASSUREUR - Rien de mal, monsieur le Curé, rien de mal...
LE CURE - Ne me chipez pas mes formules: rien de mal, monsieur le curé, rien de mal...
L'ASSUREUR - Ah, mais dites donc, si vous avez en plus de l'humour! C'est un bon point en tout cas... Je veux dire, tout curé que vous êtes, vous avez certainement des problèmes, des emmerdements, des soucis...
LE CURE - Ah, pour ça!
L'ASSUREUR - Par exemple? ...Il faut vous tirer les vers du nez! Je ne vous demande pas vos péchés, je suis discret, moi, je vous demande vos problèmes.
LE CURE - Mais c'est la même chose mon fils, c'est la même chose... Oh, pardon! Eh bien d'abord, le toit du presbytère qui tombe en ruine...
L'ASSUREUR - Ca n'est pas un péché, ça.
LE CURE - Si, c'est un péché: si j'étais moins paresseux! Et puis j'ai mon petit-neveu, le fils de ma sœur. Elle me l'a laissé en mourant. Il est malade. Moi, je prends volontiers la charge des âmes, mais celle des corps…
L'ASSUREUR - Qu'est ce qu'il a comme maladie?
LE CURE - Il est dans un établissement... Qu'est ce qu'il va devenir quand je disparaîtrai. Je l'aime, ce gosse.
L'ASSUREUR - Ce n'est pas non plus un péché.
LE CURE - Mais si: je n'ai pas confiance dans la Providence. C'est un péché, ça. Même chose pour mon ulcère, si j'avais confiance, il disparaîtrait... C'est psychosomatique! Psychosomatique, ça veut dire que c'est mon corps qui est puni, parce que je n'ai pas l'âme claire.
L'ASSUREUR - Oui, je comprends ce que vous voulez dire...
LE CURE - Et si je tombe vraiment malade, on m'enverra chez les bonnes sœurs pour qu'elles me soignent! Vous ne savez pas ce que c'est que d'entrer chez les bonnes sœurs... A moins qu'on ait des sous pour leur faire de petits cadeaux!
L'ASSUREUR - Ah bon! C'est comme ça que ça se passe...
LE CURE - On s'imagine que chez les curés tout nage dans un océan de générosité et de béatitude. Si vous saviez la vérité... Je peux vous dire quelque chose? Je viens chez des gens comme vous, je les vois, ils ont une famille, ils ont bien travaillé, ils ont bien gagné leur vie, ils s'entendent bien avec leurs enfants, ils sont paisibles, ils attendent la mort tranquillement: et je me dis, moi...
L'ASSUREUR - Vous, quoi…? Vous avez trop cru en l'éternité?
LE CURE – Ah! (un temps) Peut-être. Et puis j'ai des ennuis avec mon évêque: je ne suis pas assez orthodoxe. Et puis… mais ça, vous le gardez pour vous: quand mes paroissiens m'ont fait des vacheries, je leur lis les mandements de l'évêque qui sont tellement rasoir... Et ils sont allés lui raconter ça!
L'ASSUREUR - Ils vous en veulent?
LE CURE – Pas vraiment. Et puis, rasoir pour rasoir, l'évêque voudrait que je me coupe la barbe...

V - L'assureur contre-attaque.
L'ASSUREUR - Ca fait du bien, monsieur le Curé. On croyait qu'on avait affaire à un extra-terrestre: mais non, on a affaire à un homme! C'est bon.
LE CURE - Un homme! Enfin oui, si vous voulez.
L'ASSUREUR - Et tout ça, ça donne de l'importance à ce que vous dites.
LE CURE - Si vous voulez tout savoir, mon vrai péché, c'est l'imagination! Vous voyez, on dirait que je me confesse.
L'ASSUREUR - C'est bien l'impression que j'avais... Allez-y si ça vous fait du bien. Qu'est-ce que vous voulez dire: l'imagination?
LE CURE - Je me représente ce qui pourrait m'arriver dans la vie: mon toit, mon évêque, mon neveu, ma santé, mon éternité même... et ça m'accable. Ca m'empêche de vivre. La pensée de ce qui pourrait m'arriver demain m'empoisonne chaque jour que je vis... C'est ça le mal. Vous comprenez?
L'ASSUREUR - Je comprends.
LE CURE - S'il n'y avait pas demain, je vivrais heureux aujourd'hui! Je vous disais tout à l'heure que je me reprochais ma paresse: mais quand on a l'impression d'avoir des montagnes à soulever, on n'a pas envie de travailler. Vous voyez, vous, vous êtes au bout du rouleau! Eh bien je vous envie: vous n'avez plus de souci à vous faire.
L'ASSUREUR – Je comprends ce que vous dites. Mais alors, pourquoi est-ce que, avec vos histoires d'éternité, vous cherchez à m'en redonner, à moi, du souci…?
LE CURE - Il ne faut pas m'en vouloir. C'est la coutume... C'est comme ça qu'on tient les gens. Sans ça ils ne vous obéiraient pas. Je ne dis pas ça pour vous, vous êtes bien trop malin.
L'ASSUREUR - Pourquoi voulez-vous qu'ils obéissent.
LE CURE - Je n'en sais plus rien. Il faut leur donner l'habitude de croire ce qu'on leur dit. Et de toute façon. c'est bien d'obéir. Et puis il faut protéger la doctrine... L'orthodoxie, ça compte et il y a beaucoup de gens qui ne vivent que de ça.
L'ASSUREUR - Tant que ça? Mais revenons à vous. En ce qui vous concerne, il faudrait faire un peu de psychothérapie. Il faudrait vous dire: non, je n'ai pas de montagnes à soulever, ce soir, il me reste tout juste une brouette de sable à transporter et après c'est fini. Ca vous redonnerait du courage. A chaque jour suffit sa brouette.
LE CURE - Il me semble que j'ai déjà entendu quelque chose du même genre.
L'ASSUREUR – Oh, je n'invente rien. Moi. c'est comme ça que j'ai vécu... heureux! Chaque jour je me disais: j'ai tant de clients à faire et quand ils étaient faits, contrat, pas contrat, j'étais tranquille. Je ne pensais surtout pas à ceux du lendemain. Je ne me suis jamais fait de bile! Mais il faut probablement des grâces spéciales, comme vous dites...
LE CURE - Certainement, mon fils, certainement.
L'ASSUREUR – Vraiment, cette manie de répéter deux fois la même chose! C'est pour meubler, c'est parce que vous n'avez pas grand-chose à dire?
LE CURE - Peut-être, après tout, peut-être...
L'ASSUREUR - Consolez-vous: ça donne une certaine profondeur à... à votre pas grand-chose! (un temps) Ou alors, il faudrait que vous alliez faire un petit tour chez les bouddhistes: pour ce qui est de maîtriser leur imagination, eux... Je sais qu'à vous autres, curés, qui ne vivez que de ça, apparitions, fantasmes, terreurs, miracles... çà doit vous être difficile. Mais tout de même, un peu de contrôle de soi, ce serait bon... Si vous en reveniez à mon affaire?
LE CURE - Si vous voulez.
L'ASSUREUR - Maintenant que je sais qui vous êtes!

VI - Les prescriptions de l'assureur
LE CURE - Justement, maintenant que vous savez qui je suis...
L'ASSUREUR - Ca n'a pas d'importance: maintenant c'est le métier qui doit ressortir... Donc, le paradis.
LE CURE - J'ai tout à faire pour vous convaincre, j'ai l'impression.
L'ASSUREUR - Beaucoup, en tout cas. Et… je vous interromps, mais ça me frappe tout à coup!
LE CURE – Quoi donc?
L'ASSUREUR - Dans un cas comme le vôtre, d'accord, il faut d'abord mettre un frein à la folle du logis... Mais ensuite, il n'est pas interdit d'employer quelques moyens pratiques d'éviter de se faire du souci, pour la plus grande gloire de Dieu.
LE CURE - Quelques moyens pratiques?
L'ASSUREUR - Oui.
LE CURE - Quoi, par exemple?
L'ASSUREUR - Prenez le cas de votre neveu: qu'est-ce qu'il va devenir quand vous ne serez plus ici? C'est bien ça qui vous tracasse?
LE CURE - Évidemment. C'est les trois-quarts de mon tourment.
L'ASSUREUR - Vous êtes un homme bon, monsieur le Curé...
LE CURE - Je ne sais pas ce que je suis. Non, je vous le répète, je crois que je n'ai pas assez de confiance dans la Providence.
L'ASSUREUR - Mais elle ne demande pas mieux que de se faire aider, la Providence: prenez une assurance.
LE CURE - On dit ça... Une assurance?
L'ASSUREUR - Ca n'est pas une formule creuse. Tous les dimanches à la messe vous faites une petite quête… pour les malades de la paroisse! Et vous versez ça à: La Concorde, 115 rue Ferdinand de Lesseps... De ma part. Si jamais vous mourrez, votre neveu est à l'abri du besoin pour le reste de ses jours.
LE CURE - C'est extraordinaire! Ce serait possible?
L'ASSUREUR - Mais bien sûr. Et si vous voulez échapper aux bonnes sœurs, moi je vous trouve un truc qui vous permettra de vous faire soigner comme un prince à l'Hôpital Américain à Neuilly.
LE CURE - Ca veut dire une autre quête?
L'ASSUREUR - Naturellement. Et toujours pour les malades de la paroisse! C'est évident.
LE CURE - C'est un peu tiré par les cheveux...
L'ASSUREUR - Vous pourriez en faire une le premier dimanche du mois et l'autre le troisième...
LE CURE - Le temps qu'ils aient oublié?
L'ASSUREUR - Par exemple. A moins que vous puissiez avec votre traitement...
LE CURE - Oh, mon traitement! ...Mais il y aurait peut-être aussi quelques paroissiens généreux qui m'ont à la bonne... Oui, ce serait une idée!
L'ASSUREUR - Eh bien, voilà... Enfin, c'est à vous de voir. Et une fois que vous avez réglé ces deux problèmes, alors les autres, à vous de jouer: vous les prenez en charge directement… Le toit par exemple...
LE CURE - Oh! A partir de là, ce n'est plus rien. Aide-toi toi même. Je veux dire: Aide ton toit toi-même!
L'ASSUREUR - C'est tout à fait ça, vous êtes un marrant, au fond! Quant à l'évêque: un peu de fermeté. On a beau habiter dans un palais, quand on manque de personnel, on est bien obligé de plier.
LE CURE - Même pour la barbe.
L'ASSUREUR - L'autorité a besoin d'être défiée. Ca la stimule... De toute façon, ça fera plaisir à vos paroissiens. Ils auront I'impression d'avoir un curé, un vrai. De nos jours, c'est ce qui manque le plus. Et puis la barbe est le meilleur substitut de… enfin, vous voyez ce que je veux dire.
LE CURE - Savez-vous que vous me redonnez envie de vivre. Bon Dieu, ce que je peux avoir envié de faire chier ce vieux schnock!
L'ASSUREUR - Ah! Vous vous libérez! C'est bon, ça…! Tenez, passez-moi mes documents.
LE CURE - Ceux-ci? ... Voilà.
L'ASSUREUR - Deux petites signatures... Lu et approuvé, signez, datez.
LE CURE - Tenez...
L'ASSUREUR - Et vous voilà comme reparti du bon pied.
LE CURE - Vous croyez? C'est peut-être vrai. Et mon ulcère.
L'ASSUREUR - Il passera tout seul maintenant... Tout est en règle, je crois. Mais souvenez-vous, l'essentiel, c'est de tenir la bride à votre imagination...

VII - Pour en finir.
LE CURE - Ah oui, l'imagination... Et vous pensez vraiment que les bouddhistes pourraient...
L'ASSUREUR - Certainement. Le malheur, c'est surtout dans la tête! Méditation transcendantale… Tenez, je vous note un nom et une adresse. (il écrit)
LE CURE - Ah bon! Merci.
L'ASSUREUR - Et pas besoin d'en parler à la reine-mère... Vous voyez ce que je veux dire.
LE CURE - Naturellement… Ah! Si je pouvais seulement cesser de penser à mon éternité! (un temps) Mais vous avez inversé les rôles. J'étais venu pour vous aider à mourir...
L'ASSUREUR - Oui, eh bien, si c'est ça... vous avez ajouté quelques minutes à ma vie: qu'est ce que vous pouviez faire de mieux? Se sentir encore un peu utile, n'est-ce pas ce qu'il peut y avoir de plus réconfortant? Quand je pense que vous vouliez me faire dire mes péchés.
LE CURE - D'ordinaire, ça soulage…
L'ASSUREUR - Et merde! ...Et vous ne savez pas ce qu'on dira de moi?
LE CURE - Non.
L'ASSUREUR – On croyait qu'il était mort, mais il était encore vivant. C'est pas beau?
LE CURE - Ca va chercher loin ce que vous dites là.
L'ASSUREUR - Et peut-être même qu'au moment de mourir, je serai tellement vivant que je ne m'apercevrai même pas que je meurs… Vous ne savez pas?
LE CURE - Non.
L'ASSUREUR - Ca m'a fait plaisir de discuter avec vous. Je vais même vous dire une chose: Dieu...
LE CURE – Quoi, Dieu?
L'ASSUREUR - Eh bien, Dieu, c'est utile...
LE CURE - Ce témoignage de dernière minute... Il vous sera compté.
LTASSUREUR - Foutez-moi la paix... Je ne dis pas que c'est vrai. Mais c'est utile. Ca ne convainc pas toujours, mais ça donne à réfléchir. C'est bon. Mais maintenant...
LE CURE - Mais maintenant?
L'ASSUREUR - Mais maintenant… je me suis un peu fatigué à... bavarder… (un temps) et je sens… que ça va venir. Alors, enlevez-moi mes oreillers… Merci! Et merci aussi de vos bonnes intentions... Je voudrais être au calme, seul en face de moi, comme un homme.
LE CURE - Vous voulez que je m'en aille.
L'ASSUREUR - Non, restez... Mais ne dites plus rien: donnez-moi simplement la main, vous aussi comme un homme avec un autre homme.
LE CURE - Et qu'est ce que je fais de ces papiers?
L'ASSUREUR - Passez-les à Françoise: elle s'occupera de tout... Et maintenant, monsieur le curé… (silence) Que je sente bien votre main... Voilà! J'ai bien vécu, jusqu'à la fin.... Adieu (il ferme les yeux, le silence s'établit).

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