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à la S.A.C.D. (Société des auteurs dramatiques)

PERTES ET PROFITS
(ou LE MYSTÈRE DES COÛTS CACHÉS)

par Michel Fustier

Un manœuvre de fabrication s'est livré à des analyses inquiétantes sur les conséquences de sa démotivation et de son laisser-aller. Il en tire argument pour obtenir une augmentation substantielle et une promotion.
La scène se passe dans une petite entreprise de produits d'entretien.
Monsieur le Directeur est un homme précis, sec, impatient, efficace, qui économise ses mots (à la Jouvet). Blanchard est au contraire un bavard, enveloppant et matois, dont l'allure un peu fruste dissimule beaucoup d'astuce.


SCÉNE 1
(L'atelier de fabrication. On entend un bruit de fond.)
Le Directeur : Alors, Blanchard, ça tourne ?
Blanchard : Ma foi, monsieur le Directeur, pour tourner, ça tourne... Ça tourne et ça retourne. Tous les jours que le bon Dieu fait.
Le Directeur : Parfait, Blanchard, parfait.
Blanchard : Ce n'est pas que ça ne grince pas un peu de temps en temps : même que ça en devient désagréable. Mais pour tourner, ça tourne.
Le Directeur : Ça grince ? Si ça grince, faut lubrifier, Blanchard. Surtout si c'est désagréable. (Il) n'y a pas de raison. Tout grincement est le signe d'une anomalie. Ça m'étonne que ce soit moi qui doive vous dire ça... Vous êtes un vieux routier !
Blanchard : Je voudrais bien, monsieur le Directeur, mais...
Le Directeur : Mais quoi ?
Blanchard : Mais ils n'ont pas l'huile qu'il faut au magasin.
Le Directeur : Qu'est-ce que c'est que cette histoire ?
Blanchard : C'est pas une histoire. C'est la vérité... Ce qu'il faudrait, c'est quelque chose comme... de l'huile de tête.
Le Directeur : De l'huile de tête ?
Blanchard : Oui, monsieur le Directeur. C'est là-dedans que ça grince.
Le Directeur : (Vous) plaisantez, Blanchard !
Blanchard : Pas du tout, monsieur le Directeur. Les machines, elles marchent. C'est le bonhomme qui ne tourne plus rond.
Le Directeur : Je vois, Blanchard. Vous avez des états d'âme.
Blanchard : Des quoi ?
Le Directeur : Des états d'âme. On ne s'entend pas ici !
Blanchard : S'il n'y avait que le bruit ! Mais c'est surtout la poussière. Des états d'âme ? Si c'est comme ça que ça s'appelle, oui.
Le Directeur : Alors, allez voir le psychologue. Il en a de l'huile de tête, lui... Des états d'âme !
Blanchard : J'aimerais mieux avoir une conversation avec vous, monsieur le Directeur.
Le Directeur : (Je ne) suis pas votre nounou, Blanchard. Qu'est-ce que vous voulez que j'y fasse à vos états d'âme ? Je ne m'intéresse pas aux états d'âme, moi.
Blanchard : Pour une fois que vous êtes venu me voir dans mon atelier, monsieur le Directeur, j'irais bien vous voir dans votre bureau. Bavarder un peu.
Le Directeur : Si vous y tenez absolument, Blanchard...
Blanchard : J'arrête l'atelier à seize heures. Le temps de nettoyer, de prendre une douche. Est-ce que vous pouvez me recevoir à dix-sept heures ? De toute façon, vous ne partez pas avant dix-huit heures, dix-huit heures trente, vous.
Le Directeur : Entendu, Blanchard, à dix-sept heures... Mais je vous préviens, si c'est pour me demander une augmentation, vous perdez votre temps.
Blanchard : Depuis vingt-trois ans que je suis le manœuvre de fabrication, j'ai jamais rien demandé.
Le Directeur : C'est vrai, Blanchard. A ce soir.

SCÈNE 2
(Le bureau du directeur.)
Le Directeur : Entrez, Blanchard. Asseyez-vous. Alors ? Vous avez voulu me voir. Me voilà.
Blanchard : Merci, monsieur le Directeur. Vous ne le regretterez pas.
Le Directeur : (Je) l'espère bien ! (De) quoi s'agit-il ?
Blanchard . Eh bien ! voilà. je trouve que l'usine, elle perd des sous.
Le Directeur : Qu'est-ce que vous en savez, Blanchard?
Blanchard : Oh ! bien sûr, je ne sais pas tout. Mais dans mon petit coin il y a une fuite. Une petite fuite bien sûr... mais les petits ruisseaux font les grandes rivières.
Le Directeur : Ah ! Ah ! Dites-moi ça Blanchard. Une fuite ?
Blanchard : Oui. Depuis deux ou trois ans.
Le Directeur : (Depuis) deux ou trois ans ? (Eh) bien ! dites donc. Quelle fuite ?
Blanchard : C'est à cause de cette fuite que je suis venu. Est-ce que je n'ai pas bien fait ?
Le Directeur : (Mais) bien sûr que si. (Na)turellement.!
Blanchard : Si ç'avait été une fuite de solvant, ou une fuite de vapeur, ou même une fuite d'eau, vous vous en seriez tout de suite aperçu et vous auriez réparé depuis longtemps. Mais une fuite d'argent, bien sûr, vous ne pouvez pas la voir.
Le Directeur : Expliquez-vous, Blanchard. (Est-ce que vous) me prenez pour un imbécile ?
Blanchard : Comment pouvez-vous dire ça ! Si c'était vrai, je ne serais même pas venu vous trouver... Monsieur le Directeur, est-ce que vous avez assisté à un des séminaires de monsieur Jarosmir ? Nous y sommes tous allés, en rang par trois. Formation permanente.
Le Directeur : Non, Blanchard. Moi, la communication, je sais ce que c'est. (Il) y a bien longtemps ! Pas de temps à perdre, moi.
Blanchard : Eh bien ! moi, j'y ai peut-être perdu un peu de temps, mais j'y ai découvert des choses... Par exemple, je ne savais pas ce que c'était que la motivation.
Le Directeur : je me demande vraiment si ces séminaires, c'était une bonne idée... De là à foutre la merde !
Blanchard : Mais pas du tout, pas du tout !... La motivation, ce n'était pas clair dans mon esprit. La motivation, c'est pour ainsi dire quand on a tellement envie de faire une chose qu'on serait capable de tuer son père et sa mère... non, ça, ce serait plutôt une pulsion. Mais la motivation... voilà, on oublierait de déjeuner pour finir ce qu'on a à faire. Oui, c'est un bon exemple. Et on ne s'en apercevrait même pas. Moi, quand je suis à la pêche...
Le Directeur : (Je) croyais que vous étiez venu me parler d'une fuite ?
Blanchard : Mais c'est bien ce que je fais. Seulement il fallait que je sache si vous avez les prérequis.
Le Directeur : (Les) pré quoi ?
Blanchard : Les prérequis... Cela veut dire si vous êtes prêt à bien comprendre mon message. Si vous avez toutes les connaissances de base qu'il faut pour...
Le Directeur : D'où sortez-vous ça, Blanchard ?
Blanchard : C'est monsieur Jarosmir qui nous l'a expliqué. Si quelqu'un n'a pas les prérequis, c'est comme si on lui parlait russe.
Le Directeur : Il a dit russe ! Bon Dieu, Blanchard, cette fuite ? Qu'est-ce que vous en savez si je n'ai pas les prérequis ?
Blanchard : Si vous tenez à prendre le risque, voilà : moi, quand on n'est pas motivé, j'appelais ça avoir mal aux cheveux. Vous savez le matin, quand on n'a vraiment pas envie de se lever pour aller travailler... Moi, c'est comme si j'avais une boule, là. Oh ! bien sûr, il y a bien longtemps que ça m'arrive... Seulement autrefois, vous savez ce que c'est, je me forçais un peu, je venais quand même. Et puis ça finissait par repartir. Mais maintenant, depuis deux ou trois ans justement, j'ai plus tellement envie de me forcer, et de temps en temps je me fais porter raide. Oh ! bien sûr, pas aussi souvent que les dames du conditionnement, mais tout de même... peut-être une fois, deux fois par mois, en moyenne. Faut dire que depuis qu'on a été mensualisé, ça encourage pas.
Le Directeur : (C'est) pour me parler de ça que vous êtes venu me voir ? De toute façon, l'absentéisme est intégré dans les prix de revient. Ça me choque, mais (Il) faut vivre avec son temps.
Blanchard : Oui, mais pour moi je ne suis pas sûr que vous sachiez bien ce que ça vous coûte.
Le Directeur : Ne vous surestimez pas, Blanchard. Mais je reconnais que la conscience professionnelle, ça n'a pas de prix.
Blanchard : C'est bien ça... Quand j'ai tiré ma flemme un jour ou deux et que je reviens à l'atelier, je me rends bien compte que ça n'a pas de prix... Ça vous intéresse, monsieur le Directeur ?
Le Directeur : (Mais na)turellement que ça m'intéresse. Votre sincérité a quelque chose de désarmant.
Blanchard : Alors, écoutez-moi.
Le Directeur : Oui, mais soyez bref, Blanchard.
Blanchard : D'abord le matin, quand je ne suis pas là, personne ne s'en aperçoit. Il faut attendre neuf ou dix heures qu'il y ait une rupture à la mise en sachets. « Bon Dieu, qu'est-ce qu'y fout, Blanchard ? » On téléphone à l'atelier. Personne. On téléphone au chef. « Suis Pas au courant » - C'est un chef sur le papier - On téléphone à l'ingénieur de recherche. « Que voulez-vous que j'y fasse ? » Pendant ce temps, il y a trente bonnes femmes qui sont arrêtées. Toute la chaîne, quoi... Trois quarts d'heure, une heure. Finalement, l'ingénieur se décide. Il plante son boulot au laboratoire - son boulot, peut-être que c'est urgent, on ne sait jamais - et il descend à l'atelier. Effectivement, pas de Blanchard. Il appelle la contremaîtresse. « Qu'est-ce qui vous manque ? » - « Du parme. » Remarquez que je ne suis pas un salaud. Le parme, je l'ai préparé la veille. Mais le temps qu'ils le trouvent! Ça y est, la chaîne est repartie. A ça près que sur la chaîne il n'y a plus que vingt-huit dames, parce qu'il y en a deux qu'on a fait descendre à l'atelier des mélanges pour me remplacer. Et même qu'elles ne sont pas contentes, parce que cette saleté de colorants ça fait une poussière, ça leur remonte jusque sous les jupes... Vous ne saviez pas ça, monsieur le Directeur ? Bon, alors avec l'ingénieur elles essaient de préparer les bidons pour les fabrications suivantes... Je ne veux pas vous faire le détail, monsieur le Directeur, mais elles n'y connaissent rien... J'ai fait une petite liste.
Le Directeur : (Une) liste de quoi ?
Blanchard : Une liste des conséquences.
Le Directeur : Conséquences, conséquences... Vous ne croyez pas que vous vous faites un peu mousser ?
Blanchard : C'est ce que j'ai pensé d'abord. Et puis en regardant de près... voilà : quand j'ai tiré ma flemme une journée, premièrement : on me gaspille des pleins bidons de colorant, j'ai plus qu'à les mettre au noir ; mais du noir, y en a pour trois ans d'avance. Deuxièmement : il y a du dégât dans l'atelier... je ne sais pas, moi, un moteur grillé, des courroies cassées... et puis le désordre ! Troisièmement : au conditionnement, avec les ruptures, on perd 15 000 sachets... Si, si, 15 000. Ça compte ! Quatrièmement : les expéditions aux clients chutent de 12 % ... forcément ! Cinquièmement : retours des clients... Quand on leur a mis du jaune à la place du vert : pas étonnant ! Plus d'autres trucs comme ça, les lettres de réclamations, les remboursements : 1 ou 2 % du chiffre de la journée. Sixièmement : tout ce que la concurrence en profite pour nous piquer comme clients. J'ai pas besoin de vous faire un dessin : ça peut aller chercher loin et pour longtemps.
Le Directeur : Dites donc, Blanchard, vous vous prenez pour le centre du monde.
Blanchard : Je vais pas jusque là... mais, centre ou pas centre, j'ai demandé à monsieur Henri de me faire un chiffrage.
Le Directeur : Qui est-ce qui vous a autorisé ?...
Blanchard : Ça ne fait de mal à personne. Moi je n'ai pas de machine à calculer. Et puis je compte bien, mais je calcule mal. Lui, il a tout de suite mis ça sur l'ordinateur.
Le Directeur : Voyez-vous ça !
Blanchard : Eh oui ! ça permet de faire des simulations... Enfin bref, une journée d'absence de Blanchard, ça coûte - bien pondéré, avec des probabilités raisonnables - une fourchette de 147 300 F à 154 200 F, en gros 150 000. Voyez, c'est écrit là. Y compris le fait que septièmement : les deux dames qui descendent me remplacer, elles ne se laissent pas piéger une seconde fois. Le lendemain, c'est leur tour de se faire porter malades. Naturellement, avec ces colorants qui s'infiltrent partout : faut voir les draps après...
Le Directeur : Blanchard, vous êtes gonflé !
Blanchard : C'est pour ça que je ne m'absente jamais plus d'un jour. Faut pas charrier.
Le Directeur : (Heu)reusement, Blanchard. C'est de la pure bonté.
Blanchard : Mais non, monsieur le Directeur, c'est la moindre des choses. Mais ça m'effraie un peu : 150 000 F, ça fait un paquet ! Voilà : c'est ça la fuite. je ne sais pas si c'est vraiment une question d'états d'âme ou non, mais ça coule gros quand même. Quand je pense que moi, je gagne seulement 224 F par jour !
Le Directeur : Analyse lucide et courageuse, Blanchard. Qu'est-ce que vous suggérez... en dehors du fait de vous foutre à la porte, si vous continuez comme ça.
Blanchard : Monsieur le Directeur, c'est pas possible, vous le savez bien.
Le Directeur : Hélas, Blanchard hélas ! La bonne tradition ouvrière se perd. Alors ?
Blanchard : Il ne me vient même à l'esprit de vous demander une augmentation.
Le Directeur : Vous auriez pu vous faire accompagner par le délégué du personnel.
Blanchard : Surtout pas : il ne comprend rien aux intérêts des patrons! Mais j'avais pensé que, peut-être, l'augmentation, vous y penseriez tout seul. (Silence) Ou alors... mais ça risque de vous donner des états d'âme, à vous...
Le Directeur : Ou alors quoi ?
Blanchard : Ou alors vous me donneriez une prime de... comment ça s'appelle ? Enfin une prime, si je suis là tous les jours de la semaine. Une prime qui pourrait aller jusqu'à me doubler mon salaire. Ça me stimulerait, comme dit monsieur Jarosmir.
Le Directeur : (Une) prime d'assiduité ! (Vous) rêvez, Blanchard ! (Je) vous paie déjà pour être à votre boulot tous les jours. Et pour que vous y soyez effectivement, il faudrait que je double la mise. Ça offense la logique !
Blanchard : Vous y gagneriez ! La logique... Faut être réaliste, monsieur le Directeur. Si vous vous absentez un jour, vous, rien ne se passe. Il y en a même qui disent que ça irait plutôt mieux.
Le Directeur : Je ne vous oublierai pas dans mes prières, Blanchard.
Blanchard : Mais si c'est le manœuvre de fabrication qui s'absente, la boîte perd 150 000 balles.
Le Directeur : Vous voulez que je vous donne ma place ?
Blanchard : Surtout pas. Mais faut pas faire de sentiment. Ça vaut le coup de récupérer 150 000 balles par mois. Ils me fendent le cœur, ces 150 000 balles.
Le Directeur : Et... qui me dit que vos chiffres ne sont pas bidon ?
Blanchard : Nous les avons retournés dans tous les sens avec monsieur Henri. Il n'y a pas moyen d'y échapper. Il paraît que ça s'appelle les coûts cachés.
Le Directeur : Vraiment !
Blanchard Les coûts cachés, c'est un peu mystérieux, forcément
Le Directeur : Tiens donc
Blanchard : Oui, mais quand on y réfléchit un peu, ça paraît évident.
Le Directeur : Vous trouvez ? Des évidences comme ça...
Blanchard : Mais si, monsieur le Directeur... Réfléchir, vous êtes toujours après ça ! Je vais vous expliquer. Si vous demandez à monsieur Henri de vous apporter le montant des salaires, il vous le donne tout de suite. Ce n'est pas « caché »... enfin pas pour tout le monde. Si vous lui demandez les frais d'électricité, aucun problème...
Le Directeur : Où voulez-vous en venir ?
Blanchard : Attendez un peu : vous voulez toujours avoir résolu les problèmes avant même de les avoir posés ! Si vous demandez le compte fournisseurs, c'est tenu au petit poil.
Le Directeur : Ça va, j'ai compris, Blanchard. Si je demande la trésorerie, on me la donne.
Blanchard : La trésorerie, c'est moins évident. Mais enfin, passons : on vous la donne.
Le Directeur : Vous me faites perdre mon temps, Blanchard.
Blanchard : Mais si vous demandez par exemple ce que ça coûte quand madame Courtine oublie de mettre de la colle dans la machine à faire les sachets...
Le Directeur : Mais enfin, c'est impossible
Blanchard : Ah oui ! Décidément je ne m'imaginais pas qu'il y avait tant de choses qui vous soient cachées. Non seulement vous ne savez pas ce que ça coûte, mais vous ne savez même pas que ça existe. Monsieur Gendre, qui reçoit la lettres de réclamations des clients, il est parfaitement au courant.
Le Directeur : Ah oui ... Admettons. Je me ferai apporter le dossier.
Blanchard : Eh bien moi, si j'étais à votre place, ça m'intéresserait drôlement de savoir à combien reviennent les vapeurs de madame Courtine : elle en a de plus en plus souvent. Ou encore combien j'ai payé pour le départ de Jeannine.
Le Directeur : Mais, rien du tout.
Blanchard : C'est ce que vous vous imaginez. Et l'accident d'Odette Levasseur ? Là, on a drôlement morflé.
Le Directeur : Mais voyons : qu'est-ce que ça peut me faire ce que ça coûte. Je n'y peux rien.
Blanchard : Et la grève de septembre dernier ?
Le Directeur : Encore moins : ça m'échappe.
Blanchard : Eh bien ! monsieur le Directeur, moi je crois que vous y pouvez beaucoup, à tout ça. C'est peut-être même les seules choses que... enfin où vous puissiez y faire quelque chose. Et ça couvrirait largement nos pertes que ça ne m'étonnerait pas.
Le Directeur : Blanchard, cessez de me faire la leçon. Les machines, je connais. On n'est pas ingénieur pour rien. Mais les humeurs des bonnes femmes : connais pas. J'ai pas envie d'y mettre les doigts. Dites-vous ça une fois pour toutes. Merci pour cet exposé brillant et documenté. Revenons à votre cas.
Blanchard : Justement c'est un bon exemple.
Le Directeur : Et alors, Blanchard ?
Blanchard : Et alors, supposez que je renonce à m'absenter bien régulièrement une fois par mois. Par an, ça fait 150 000 par 12... non, par 11! je ne vais tout de même pas venir pendant mon congé 150 000 par 11, ça fait 1 650 000 F de bénéfice brut. Bien. Moi, si je vous demande, disons 5 000 F de plus par mois - là sur 12 mois, je suis honnête - 5 000 par 12, ça fait 60 000 F par an... C'est bien ça, monsieur le Directeur ?
Le Directeur : (Vous ne) calculez pas si mal, Blanchard.
Blanchard : 1 650 000 F moins 60 000 F, ça fait... alors là je cale.
Le Directeur : Ça fait 1 590 000 F.
Blanchard : Peut-être bien. Alors, ça vous fait 1 590 000 F de bénéfice net par an. Et pas des anciens francs, attention. Et comme vous, monsieur le Directeur, vous êtes intéressé aux bénéfices...
Le Directeur : Comment savez-vous ça, Blanchard ?
Blanchard : Mais tout le monde le sait. Dix pour cent. Donc, ça vous fait à vous 159 000 F de prime. Il faut être lucide. Vous n'avez pas de raison de négliger vos intérêts.
Le Directeur : (E)coutez, Blanchard, vous ne vous imaginez pas que je vais céder à un chantage pareil?
Blanchard : Comme vous voudrez, monsieur le Directeur. Oh ! ça n'a pas d'importance en ce qui me concerne. En un sens, je serais même bien content. Mon gendre vient d'ouvrir un garage à Chazelles et il me propose une bonne place. Je peux toujours accepter.
Le Directeur : C'est ça, Blanchard, acceptez, acceptez. Des raisonneurs dans votre genre, je n'en veux pas. Je ne peux pas vous foutre à la porte, mais si vous voulez partir...
Blanchard : Vous n'y verriez pas d'inconvénients ?
Le Directeur : Mais au contraire, Blanchard, au contraire.
Blanchard : Le cambouis, ça tache, mais c'est quand même moins pénétrant que cette saleté de poussière de colorants. Si vous voyiez mes mouchoirs quand je suis enrhumé : de toutes les couleurs ! Tenez, regardez (Il se mouche)... Tout vert ! Alors c'est vrai, je pourrai partir ?
Le Directeur : Je ne vois pas ce qui pourrait vous en empêcher.
Blanchard : Mais ma conscience, monsieur le Directeur. Ma conscience professionnelle. Je suis de la vieille école.
Le Directeur : (Ne) vous faites pas de scrupules. Je ramasse le premier chômeur venu et ça fait l'affaire.
Blanchard : C'est bien ce que je me disais... Et puis, à bien y réfléchir...
Le Directeur : A bien y réfléchir quoi ?
Blanchard : C'est pas que le métier soit bien difficile... mais il faut connaître...
Le Directeur : Allons, Blanchard avec les formules et les poids, n'importe qui...
Blanchard : Justement, monsieur le Directeur, y a pas de formules. L'ingénieur de recherche, il n'aime pas la paperasse. Alors, quand il y a un nouveau mélange, je monte le voir et sur le dos d'une enveloppe il me griffonne quelques chiffres. Une formule pour 100 kg. « Ça ira comme ça, Blanchard?» Et puis, débrouille-toi. Alors, qu'est-ce que je fais, moi ?
Le Directeur : Qu'est-ce que vous faites, Blanchard ?
Blanchard : Eh bien ! je me suis dit : Tu peux pas laisser perdre tout ça, Blanchard, tu te ferais foutre à la porte. Alors j'ai acheté, avec mon argent à moi, un petit carnet, et le soir après le travail, avec un stylo à moi, je note les formules bien au propre. Comme ça, quand il faut fabriquer de nouveau...
Le Directeur : Eh bien ! C'est très bien, 'Blanchard.
Blanchard : Eh oui ! Mais ce carnet, il est personnel. Si je m'en vais, je l'emporte. C'est des souvenirs... On y tient. Vingt-trois ans que j'ai passés. je veux pouvoir montrer ça à mes petits-enfants. Et justement ma fille - celle qui va acheter un garage - elle est enceinte.
Le Directeur : Compliments, Blanchard. Mais pour ce qui est du carnet, rassurez-vous. L'ingénieur de recherche, il me reconstituera ça en vingt-quatre heures.
Blanchard : Oh ! Là ça m'étonnerait. Parce qu'il ne calcule jamais deux fois la même chose. Eh oui ! on a beau être ingénieur, on peut être poète. Mais surtout, quand il y a des retouches à faire aux coloris, ce n'est pas lui que le marketing vient voir, c'est moi... Et je leur arrange la formule à ma façon. C'est comme ça que ça marche. Ils m'apportent un morceau de tissu de couleur et ils me disent : « Voilà, c'est ça que nous voulons. Alors, une poignée d'ocre, une pincée de vert, un rien de bleu pour faire chanter le vert... je ne me trompe jamais.
Le Directeur : Mais Blanchard, c'est insensé, qu'est-ce que vous me racontez là ?
Blanchard : Mais c'est la vérité, monsieur le Directeur, la vérité.
Le Directeur : Et alors, à quoi sert l'ingénieur de recherche ?
Blanchard : Lui, il cherche, il cherche... Peut-être qu'un jour il trouvera. En attendant, à dix heures du matin, tous les jours il est bourré.
Le Directeur : Où avez-vous été chercher ça ? (décrochant le téléphone) Passez-moi monsieur Picou... Il est parti ?... On l'a ramené chez lui ?... Ah!... Je voudrais la formule du rouge carmin... Vous n'avez pas ça ?... Aucune formule ?... Je n'ai qu'à demander à Blanchard ?... Très bien, merci. (Il raccroche) Vous aviez raison, monsieur Blanchard... Vous permettez que je vous appelle monsieur Blanchard ? Vous vous êtes bien placé. Encore une fois, qu'est-ce que vous proposez ?
Blanchard : Moi, si j'étais vous, monsieur le Directeur - sauf votre respect - je ferais un petit effort.
Le Directeur : Ça ne vous intéresse plus, le garage ?
Blanchard : Si, si, monsieur le Directeur, ça m'intéresse toujours... mais on a quand même ses fidélités.
Le Directeur : Et si en plus du cambouis il faut travailler sous les ordres de son gendre... (N'est-)ce-pas, Blanchard… Pardon, monsieur Blanchard.
Blanchard : Il est très gentil, mon gendre.
Le Directeur : En famille, c'est toujours délicat. On finit par se taper sur la figure.
Blanchard : Est-ce que vous chercheriez à me retenir ?
Le Directeur : (Vous) ne le sentez pas ?
Blanchard : Entre nous, vous avez raison. Savez-vous ce que ça vous coûterait si je partais ? Embaucher un remplaçant, le former - ou plutôt attendre qu'il se forme - courir le risque de le voir démissionner au bout de trois mois parce qu'il n'aime pas se moucher vert, attendre qu'il ait redécouvert tous mes petits tours de main pour faire marcher les machines - à moins qu'il n'en demande des neuves, chacune avec leur ordinateur. Et puis, qu'il soit bon coloriste. Et puis qu'il plaise aux dames du conditionnement. Et qu'il ait retrouvé les 343 formules de teinture. Enfin bref, pour que ça tourne rond, il vous faut un an à un an et demi. J'ai demandé à monsieur Henri de me faire un petit calcul. Il y en aurait - je rougis de le dire - pour quatre millions et demi. Et encore en supposant que vous ayez de la chance... Je suis pas un capitaliste, moi, mais je suis un capital.
Le Directeur : Je viens de vous dire, monsieur Blanchard, qu'il n'était pas question de vous laisser partir. Voyons...
Blanchard : Je suis même un brenne capital.
Le Directeur : Qu'est-ce que vous dites ?
Blanchard : Un capital cervelle, en français.
Le Directeur : En effet, monsieur Blanchard, en effet.
Blanchard : Je ne sais pas ce que vous allez pouvoir faire. Déjà que ma prime d'assiduité vous restait en travers du gosier.
Le Directeur : Écoutez, monsieur Blanchard, il faut que je réfléchisse à tout ça... Si je comprends bien, vous n'êtes pas absolument opposé à continuer à travailler pour nous.
Blanchard : Mais non, monsieur le Directeur. Si seulement on pouvait arrêter toutes ces fuites. Ça me fait faire du souci.
Le Directeur : Laissez-moi jusqu'à vendredi.
Blanchard : Bien entendu.
Le Directeur : Je vous donnerai ma réponse. (Se levant) Monsieur Blanchard, je vous remercie de la franchise avec laquelle vous m'avez parlé. Elle vous honore.
Blanchard : Voilà ce que c'est que de suivre des séminaires de communication. Qu'est-ce que je dis à mon gendre ?
Le Directeur : (Ça ne) peut pas attendre vendredi ?
Blanchard : Peut-être que si. Mais vendredi, sûr alors.
Le Directeur : (Je) viens de vous le dire, monsieur Blanchard. Pour prendre mes décisions, (il) me faut quand même un peu de temps.
Blanchard : Au revoir, monsieur le Directeur. J'ai pas été trop long ? (Regardant sa montre) Vingt-cinq minutes. Soyez tranquille. C'est pas du temps perdu. Allons, à vendredi.

SCÈNE 3
(Le vendredi. De nouveau l'atelier de fabrication avec le bruit de fond.)
Le Directeur : Voilà, monsieur Blanchard. J'ai pensé à vous.
Blanchard : Merci, monsieur le Directeur.
Le Directeur : Votre prime d'assiduité : pas question. je ne veux pas faire de précédent.
Blanchard : Tant pis. Pour le garage, mon gendre est toujours d'accord.
Le Directeur : Attendez un peu. Par contre, je suis disposé à vous nommer contremaître de fabrication aux appointements de 10 000 F par mois.
Blanchard : Qu'est-ce que vous avez dit ?
Le Directeur : Contremaître de fabrication.
Blanchard : Moi ?
Le Directeur : Oui. Appointements 10 000 F. Caisse des Cadres, sixième semaine et tout le tra-la-la.
Blanchard : Vous ne me faites pas un poisson d'avril ?
Le Directeur : Jamais de la vie.
Blanchard : Contremaître de fabrication !
Le Directeur : Oui, monsieur Blanchard. A deux conditions : premièrement, pas d'absentéisme pour les contremaîtres. Vous êtes ici tous les jours.
Blanchard : Naturellement.
Le Directeur : D'ailleurs je pense que vous n'aurez plus d'états d'âme.
Blanchard : Bien sûr que non. Avec ça…
Le Directeur : Deuxièmement, vous m'établissez des fiches officielles pour toutes les formules de fabrication.
Blanchard : Ça ne sera pas fait du jour au lendemain.
Le Directeur : Dans un délai de six mois... Avec un double pour le laboratoire.
Blanchard : Comme ça, ça va.
Le Directeur : Et en plus, je vous ferai faire une petite cabine vitrée dans l'atelier pour mettre votre bureau. Question poussière, poussière et bruit. Et vous assisterez aux réunions des chefs de service.
Blanchard : J'aurais pas osé demander tout ça.
Le Directeur : C'est comme si c'était fait. Nous sommes d'accord ?
Blanchard : Oui, monsieur le Directeur.
Le Directeur : Je vous posterai ce soir votre lettre de nomination.
Blanchard : Cochon qui s'en dédit. (Ils se serrent la main.)
Le Directeur : Juré, craché. On arrosera ça à la prochaine occasion.
Blanchard : N'y a qu'une chose qui m'ennuie. (En baissant le ton) je n'ai pas de gendre, monsieur le Directeur.
Le Directeur : Ni de fille non plus... J'ai regardé votre dossier... personnages virtuels parfaitement nécessaires à la clarté de votre démonstration. Très ingénieux ! Le résultat obtenu, ils disparaissent. Je n'ai peut-être pas suivi les séminaires de communication, mais quand j'ai les prérequis, je pige vite.
Blanchard : Ça vous a tout de même pris trois jours...
Le Directeur : Il faut avoir beaucoup d'indulgence pour le personnel de direction, monsieur Blanchard. Vous en faites partie maintenant. A bientôt.