MONSIEUR LE DIRECTEUR
S'EN VA-T-EN FORMATION
Michel Fustier
Le directeur d'une importante filiale a décidé de faire pour son
personnel un effort de formation important. Il les fait tous défiler
un par un chez un conseil en formation qui examine avec eux leurs besoins et
leur fixe un programme... Arrive le tour du directeur lui-même: le conseil
en formation, sur sa demande, se livre à un examen sans pitié.
Le directeur est un homme d'une grande culture et d'une grande droiture: ce
qui ne l'a pas empêché de rester jusqu'ici totalement autocentré.
Le conseil en formation, avec un humour bienveillant, parvient à entrouvrir
la coquille de l'huître. Une partie du comique repose sur le fait que
c'est une femme qui vient à bout de ce très masculin problème.-
Scène l
LE DIRECTEUR - (ouvrant la porte et rentrant) Voilà, Madame ... Vous
n'aurez qu'à vous installer dans ce bureau. Il est confortable, il est
discret.
MADAME MAGNIN - Oui, très bien.
LE DIRECTEUR - Vous avez visité la société, vous avez discuté
avec les ouvriers, avec les cadres: vous êtes maintenant au courant des
principaux problèmes qui s'y posent.
MADAME MAGNIN - Oui... Très en gros
LE DIRECTEUR - Cela suffit. Vous avez l'habitude... Je vous enverrai mes gens
les uns après les autres. Vous pourrez les interroger tout à loisir...
Vous souvenez bien des objectifs que je vous ai fixés? Me mijoter un
programme individualisé de formation qui élève... d'un
cran! le potentiel intellectuel de chacun des individus de l'entreprise. La
formation, c'est capital! Vous voyez que je prends le problème à
bras le corps... Et je ne lésine pas sur les moyens. Nous sommes bien
d'accord?
MADAME MAGNIN - Tout à fait.
LE DIRECTEUR - Ce que je veux, c'est vraiment de l'efficace. Un cran! Je sais
bien que "le cran", comme unité de mesure de la formation,
ça n'est pas fameux. Mais vous m'avez expliqué qu'il était
très difficile de prendre la dimension exacte des compétences...
Je suis sûr, d'ailleurs que c'est faute d'un étalon correct que
vous autres formateurs, vous pataugez: il n'est de science que du mesurable,
Je n'ai pas besoin de vous le rappeler.
MADAME MAGNIN - On pourrait peut-être mesurer les moyens... Mais les résultats!
Ils sont tellement dépendants de ce qui se passe là-dedans (elle
montre sa tête). C'est une sorte d'alchimie...
LE DIRECTEUR Naturellement... Le caractère alchimique de la formation:
l'expression est jolie!... Seriez-vous un peu sorcière, par hasard? Mais
bon! Nous n'allons pas parler de ça maintenant... (pris par son idée)
N'empêche qu'il doit bien exister une fonction à variables multiples,
dopée ici et là de pas mal de facteurs randomisés, qui
devrait permettre de définir la relation entre l'input et l'output...
Pas du tout sorcier, ça. Il faudra que j'y pense. (revenant à
lui) Dans quel ordre est-ce que je vous les envoie?
MADAME MAGNIN - Comme vous voudrez.
LE DIRECTEUR - Par services? Non, ça foutrait la pagaille... Par rang
de taille, à l'ancienneté? Ne plaisantons pas! Par ordre alphabétique,
ce sera mieux: ça brasse, au moins.
MADAME MAGNIN - Comme vous voudrez.
LE DIRECTEUR - Je vais donner des instructions. Vous allez les voir arriver.
(Il sort)
Scène 2 (quelques semaines après)
LE DIRECTEUR - (entrant) Voilà Madame, c'est mon tour. L'ordre alphabétique:
P. Pradier, c'est au tour des P. Mon nom est Pradier. Je respecte toujours les
ordres que j'ai donnés. Il faut bien que l'exemple vienne d'en haut.
MADAME MAGNIN - Je vous en prie, monsieur le Directeur, asseyez-vous.
LE DIRECTEUR - Merci. En premier lieu, est-ce que vous êtes contente des
consultations que vous avez données jusqu'ici? Ont-ils parlé librement,
avez-vous pu les ausculter à fond, se sont-ils bien laissé faire?
MADAME MAGNIN - Laissé faire... Pas toujours.
LE DIRECTEUR - Ca ne m'étonne pas. Il y a un certain nombre de têtes
de bois!
MADAME MAGNIN - Mais dans l'ensemble nous avons pu amorcer un bon travail.
LE DIRECTEUR - J'espère bien. Je ne voudrais pas avoir fait appel pour
rien à un cabinet de conseil aussi reconnu -et aussi cher- que le vôtre.
Voilà, je suis à vous?
MADAME MAGNIN - Vous êtes à moi?
LE DIRECTEUR - Mais oui. Aidez-moi à faire le point de mes connaissances
et fixez-moi un programme de formation. Posez-moi vos questions...
MADAME MAGNIN - Vous voulez vraiment que... je procède à un examen...
pour vous!
LE DIRECTEUR - Mais naturellement.
MADAME MAGNIN - Ah bon! Parce que vous aussi, vous voulez monter d'un cran?
LE DIRECTEUR - Oui, si c'est encore possible. De toute façon, je vous
l'ai dit, je montre l'exemple... Et puis ça me permettra de voir un peu
comment vous vous y prenez.
MADAME MAGNIN - Attendez, attendez: est-ce que vous voulez simplement mesurer
mes compétences à moi, ou est-ce qu'il s'agit vraiment de vos
compétences à vous.
LE DIRECTEUR - L'exactitude de la mesure des miennes me donnera une... disons...
indication sur l'étendue des vôtres... en tant que formateur, bien
entendu.
MADAME MAGNIN - Je vois. Il ne faut pas que je vous loupe... Eh bien, la première
étape consiste à faire le point.
LE DIRECTEUR - Méthodologiquement, cela s'impose.
MADAME MAGNIN – Ça n'est pas si facile que ça. Je prends
un imprimé... Donc diplômes obtenus... Ça ne veut pas dire
grand-chose...
LE DIRECTEUR - Comment, ça ne veut pas dire grand-chose?
MADAME MAGNIN - Depuis vos diplômes, beaucoup d'eau a dû couler
sous les ponts! Mais cette formalité constitue une espèce de purge.
LE DIRECTEUR - De purge?
MADAME MAGNIN - Oui. Tant que quelqu'un ne vous a pas dit: je sors de Centrale
ou je n'ai pas réussi à passer mon bachot, il se sent frustré
et il s'agite sur sa chaise... Alors, diplômes?
LE DIRECTEUR.- Eh bien, Polytechnique, l'E.N.A, un doctorat en Droit... Essentiellement.
MADAME MAGNIN -... Et accessoirement? La purge doit être complète.
LE DIRECTEUR - Un M.B.A. à Stanford, un certificat de mécanique
des fluides... Si, j'allais oublier, une licence de psychologie... J'ai toujours
été fasciné par le qualitatif!
MADAME MAGNIN - Vous m'avez bien tout dit? Quoi d'autre?
LE DIRECTEUR - Ce n'est pas moi qui me suis engagé sur cette voie. Ah
oui: un diplôme d'expert-comptable et un premier prix de clarinette.
MADAME MAGNIN - Monsieur le Directeur, votre cas est désespéré...
Manquez-vous d'assurance?
LE DIRECTEUR - Pourquoi me demandez-vous ça? Je ne regarde pas la télévision:
il faut bien occuper ses soirées. Mais rassurez-vous, je dois avouer
que depuis deux ans, je me contente de potasser de gros bouquins... Ça
n'est pas comptabilisable, mais tout de même, ça compte. Ainsi
hier j'ai achevé un livre passionnant sur la construction des pyramides...
Il parait que les Egyptiens... Ça vous intéresse?
MADAME MAGNIN - Tout m'intéresse, mais...
LE DIRECTEUR - Bon, j'ai compris. Je vous raconterai ça un autre jour.
MADAME MAGNIN – Bien! De toute façon je suis obligé de rajouter
quelques lignes à mon formulaire (elle finit d'écrire) Et votre
poste, lui, consiste exactement en quoi? En gros, je le sais, mais faites comme
si je ne le savais pas.
LE DIRECTEUR Eh bien: Direction Générale d'une verrerie de sept
cents personnes.
MADAME MAGNIN - Vous comprenez, ce n'est pas les connaissances en elles-mêmes
qui sont intéressantes...
LE DIRECTEUR - Tout de même!
MADA1Œ MAGNIN - Mais l'ajustement de ces connaissances au poste occupé...
La nature de vos relations avec le siège?
LE DIRECTEUR - Délégation complète... En fin d'année,
mon compte d'exploitation et leur approbation pour mon programme d'investissement.
J'ai une paix royale.
MADAME MAGNIN - Vous avez un président?
LE DIRECTEUR – On ne peut pas se passer d''un président... Oui,
une potiche. C'est un vieux copain d'école. Nous déjeunons ensemble
tous les six mois...
MADAME MAGNIN - Donc, c'est carrément un poste de responsable à
plein tarif. Que vous occupez?
LE DIRECTEUR - Il me semble... modestement.
MADAME MAGNIN - Je tire seulement la fiche de formation correspondante... Ces
fiches sont le résumé et la quintessence de l'expérience
que nous avons acquise dans le domaine de la formation adaptée à
l'exercice d'une fonction...
LE DIRECTEUR - Ah! Très bien. Je peux voir?
MADAME MAGNIN - Non. Pas encore. Sans compter Que dans votre cas, j'ai aussi
toute une série de données de base qui m'ont été
fournies par votre personnel lui-même.
LE DIRECTEUR - Ah bon! Comment ça?
MADAIŒ MAGNIN - J'ai déjà vu les trois quarts de vos ingénieurs,
cadres et techniciens: ils m'ont beaucoup parlé de vous.
LE DIRECTEUR - Ca ne m'étonne pas. Je fascine, en quelque sorte.
MADAME MAGNIN - En effet, vous fascinez. Et ce qu'ils m'ont dit constitue un
matériau très intéressant... sur la relation entre vous-même
et votre poste.
LE DIRECTEUR - Je ne pensais pas que... Quoi donc, par exemple?
MADAME MAGNIN - Attendez un peu. Je m'en servirai au fur et à mesure
pour étayer mon analyse.
LE DIRECTEUR - J'aimerais bien savoir.
MADAME MAGNIN - Vous ne serez pas déçu... Mais je pensais que
vous étiez plutôt du type: fais ce que tu dois, advienne que pourra.
LE DIRECTEUR - C'est vrai, mais j'aimerais quand même bien savoir ce qu'ils
pensent;
MADAME MAGNIN - Rassurez-vous... Dans un cas comme le vôtre, où
théoriquement vous êtes tout à fait à la hauteur...
LE DIRECTEUR – Ça me fait plaisir de l'entendre.
MADAME MAGNIN - ...C'est essentiellement de ça que je vais me servir.
LE DIRECTEUR - Pas très scientifique, dites!
MADA1Œ MAGHIN - Oui, mais tellement plus... plus vrai.
LE DIRECTEUR - D'une vérité toute subjective.
MADAME MAGNIN - Toute vérité est subjective. Même la gravitation
universelle.
LE DIRECTEUR - Je ne discuterai pas de ça maintenant. Allons-y. Vous
allez me faire passer des tests?
MADAME MAGNIN - Mais non: vous auriez 20 sur 20... Mais c'est peut-être
ça que vous veniez chercher?
LE DIRECTEUR - Pas du tout! Qu'est-ce qui vous permet de penser ça?
MADAME MAGNIN - Je ne sais pas... Mon petit doigt...
LE DIRECTEUR - J'avais bien raison de me méfier.
MADAME MAGNIN - Des tests, non. En ce qui vous concerne, c'est plus subtil...
Laissez-moi regarder ça de près. Le cas est tout de même
difficile et vous me prenez au débotté...
LE DIRECTEUR - Regardez, regardez... Je pense bien que le cas est difficile!
MADAME KAGHIN – (Un temps de silence. Elle feuillette ses papiers)...
J'y vais carrément ou je prends des précautions...?
LE DIRECTEUR - Ah bon, parce que... Allez-y carrément: nous n'avons pas
de temps à perdre.
MADAME MAGNIN - Très bien. Nous verrons les détails après,
mais si je veux résumer mon impression d'ensemble, je dirais que vous
êtes caractérisé par une sorte. de sur-compétence
intellectuelle et par des phénomènes de sous-compétence...
disons affective.
LE DIRECTEUR - Affective? Qu'est-ce que c'est que ça?
MADAME MAGNIN - Ou si vous voulez par une sorte d'immaturité...
LE DIRECTEUR - Encore mieux! Qu'est-ce que l'immaturité?
MADAME MAGNIN C'est le prolongement dans la vie de l'adulte des comportements
enfantins. L'enfant se positionne naturellement au centre du monde et cède
spontanément à toutes ses envies, sans trop se mettre en peine
des conséquences. Du moins l'enfant-type...
LE DIRECTEUR - Ecoutez, ce que vous me dites n'est pas tellement agréable,
je ne pense pas que ce soit votre intention, mais ça n'est pas agréable...
Moi, à quarante-cinq ans, des comportements enfantins! Je suis ce qu'on
appelle un homme fait.
MADAME MAGNIN - Fait ou... je me demande: refait, aussi, peut-être?
LE DIRECTEUR - Je pense que vous plaisantez. En tout cas, tout ça n'a
rien à voir avec la formation. Les connaissances, la formation... la
formation, les connaissances: il ne faut pas sortir de là. Alors?
MADAME MAGNIN - Ce n'est pas du tout comme cela que nous considérons
les choses...
LE DIRECTEUR - Ah! Expliquez-moi ça.
MADAME MAGNIN - Il y a les connaissances, bon, d'accord, qui permettent de se
diriger dans le monde des choses... je simplifie. Mais il y a aussi les... comportements
qui permettent... de s'insérer dans la société et de traiter
avec les hommes. L'un est aussi important que l'autre... les comportements sont
peut-être même bien plus importants que les connaissances.
LE DIRECTEUR - Je pensais que vous étiez un cabinet sérieux.
MADAME MAGNIN - Nous sommes un cabinet sérieux.
LE DIRECTEUR - Il va falloir m'en donner la preuve.
MADAME MAGNIN - Je vais être plus concrète. Un trait entre autres...
En ce qui vous concerne - et ça ne m'étonne pas, car je ne vois
pas où vous l'auriez appris, vous ne savez ni vous exprimer: parler,
écrire... ni, ce qui est encore plus grave, écouter. Ce qui, à
vos yeux, n'a pas d'importance, car... vous vous suffisez à vous-même,
mais qui est... très ennuyeux dans votre fonction de direction, qui est
principalement une fonction d'échanges verbaux...
LE DIRECTEUR - Ah bien dites donc! C'est ça l'immaturité?
MADAME MAGNIN - C'est le résultat de l'immaturité: les autres
n'existent pas pour vous. Dès lors à quoi bon communiquer avec
eux?
LE DIRECTEUR - Vous en avez de bonnes. Je voudrais que vous entendiez comment
se passent nos réunions de direction.
MADAME MAGNIN - Justement, c'est à ça que je pensais... Tous les
témoignages, je devrais dire plutôt les plaintes, concordent: vous
êtes le seul à parler et vous n'intéressez personne. C'est
ça que j'appelle ne pas savoir parler... Beaucoup d'ailleurs ne comprennent
même pas ce que vous racontez.
LE DIRECTEUR - Et vous, vous pensez ce que vous dites? J'ai cependant une maîtrise
suffisante de la langue française!
MADAME MAGNIN - Certes, vous avez un vocabulaire étendu et précis.
Et une abondance verbale exceptionnelle. Mais... C'est un autre trait de votre
fonctionnement mental que je ne vous ai pas encore signalé, vous êtes
un analytique: c'est à dire que vous ressemblez à... ce n'est
pas moi qui le dis... "une mouche qui visitera1t Notre-Dame de Paris".
Au lieu de donner une vue d'ensemble, vous tournez en bourdonnant autour des
chapiteaux! (prenant une feuille) "Il rentre tellement dans les détails
qu'on s'y perd complètement..."
LE DIRECTEUR - Qui est-ce qui dit ça?
MADAME MAGNIN - Vous ne pensez pas que je vais vous le montrer... Vous seriez
bien étonné, d'ailleurs. Eh oui, la capacité de synthétiser
est aussi une forme de comportement qui est liée à la conscience
qu'on a des autres, à la volonté de leur faire comprendre ce qu'on
veut leur expliquer...
LE DIRECTEUR - C'est un point de vue intéressant.
MADAME MAGNIN - Et ce qu'il y a de plus grave, c'est que vous êtes apparemment
très satisfait de vous. Ça, c'est revenu très souvent...
"Il s'écoute!" Dans cette monopolisation de la parole, il y
a en effet, semble-t-il, une... pardonnez-moi, certaine complaisance: je suis
le seul à pouvoir dire ici des choses intelligentes, pensez-vous secrètement!
LE DIRECTEUR - Mais c'est malheureusement vrai!... Il me faut beaucoup d'humilité
pour dire cela. D'ailleurs j'ai toujours considéré comme mon devoir
de participer par mes interventions à la formation de mes cadres. Et
si je leur parle abondamment pendant les conseils de direction, c'est...
MADAME MAGNIN - Mais, monsieur Pradier, dans une réunion, l'important
n'est pas que soient dites, par quiconque, des choses intelligentes, mais que
les idées circulent, que les participants se comprennent, que les décisions
se prennent. Quand je pense à l'exposé que j'ai failli avoir tout
à l'heure sur les pyramides... Vous me permettez que je vous dire une
chose?
LE DIRECTEUR - Comme si vous vous étiez gênée jusqu'à
présent!
MADAME HAGNIN - Je crois... enfin nous croyons dans mon cabinet, avec une certaine
unanimité, que le meilleur chef est... enfin serait celui qui ne sait
rien...
LE DIRECTEUR - Et qui saurait qu'il ne sait rien... Platon, Apologie de Socrate.
MADAME MAGHIN - Exactement. Vous voyez: votre culture est... infinie...
LE DIRECTEUR - Tout de même pas...
MADAME MAGNIN - Mais la mer de connaissances dans laquelle vous vous êtes
plongé n'a pas réussi à... vous mouiller. Pardonnez-moi
d'être triviale, le savoir a glissé sur vous comme de l'eau sur
les plumes d'un canard!... Le meilleur chef est celui qui devrait tout recevoir
des autres parce qu'au lieu de les diminuer en les inondant de sa compétence,
il s'appuierait sur leurs compétences à eux et les ferait ainsi
exister à leurs propres yeux... Qu'est-ce que vous avez bien pu étudier
en faisant votre licence de psycho?
LE DIRECTEUR - Mais un peu tout... Plus spécialement les lois de répartition
des caractères en fonction de la nature des sols.
MADAME MAGNIN - De la nature des sols? Quelle idée! En tout cas pas les
phénomènes de motivation, comment ça marche là-dedans,
quel est le ressort de l'action...
LE DIRECTEUR - Mais si! Ça aussi.
MADAME MAGNIN - C'est bien ce que je dis: vous savez les choses, mais, au niveau
des tripes, vous ne les comprenez pas. Vous avez peut-être étudié
la psychologie, mais ça ne vous a pas rendu psychologue.
LE DIRECTEUR - Formule toute faite!
MADAME MAGNIN - Je vous l'accorde.
LE DIRECTEUR - Vous croyez que vous êtes psychologue, vous, à me
dire ce que vous avez à me dire là, tout à trac... ? Si
ce n'était pas moi qui vous paye...! Bon... Résumons-nous. J'ai
des difficultés de communication. J'ai bien compris? C'est ça?
MADAME MAGNIN - En effet. Mais ce n'est pas tout. Si j'examine la fiche du poste
que vous occupez, je vois d'autre part qu'une des grandes dimensions de la réussite,
c'est... disons l'aptitude méthodologique, la méthode.
LE DIRECTEUR - La méthode! Mais depuis Descartes, il ne s'est rien fait
de mieux. Or, Descartes, je connais: Je suis la méthode incarnée...
"Je résolus... de ne jamais recevoir une chose pour vraie que je
ne la connusse évidemment être telle."
MADAME MAGNIN - Non, non... Il ne s'agit pas de la méthode, comme dit
précisément Descartes, "pour bien conduire sa raison"
sur les chemins de la connaissance: mais de la méthode pour bien conduire
son action sur les chemins de la réussite. C'est tout à fait différent.
LE DIRECTEUR - Vraiment? Qu'est-ce que vous me racontez là?
MADAME MAGNIN - Vous-êtes-vous jamais informé des travaux concernant
un certain nombre d'approches telles que la créativité, l'analyse
de la valeur, les méthodes de résolution de problèmes,
le système P.E.R.T, la conduite de réunion....
LE DIRECTEUR - Ce sont d'aimables inventions d'ingénieurs-conseils, une
collection de trucs éphémères pour se faire des sous à
bon marché.
MADAME MAGNIN - Nous autres, dans notre cabinet, pardonnez-moi, nous considérons
que nul chef ne devrait s'embarquer sans en avoir dans ses malles une solide
information et une bonne pratique... oui, j'ose le dire, non pas de ces trucs,
mais de ces "sciences", qui sont précisément les SCIENCES
DE L'ACTION:... Si vous voulez un mot savant que vous comprendrez mieux et qui
vous impressionnera, une praxéologie.
LE DIRECTEUR - Ca ne m'impressionne pas du tout. Praxis et logos... C'est évident:
Sciences de l'action.
MADAME MAGNIN - C'est bien ce que je vous disais...
LE DIRECTEUR - Le mot a été employé pour la première
fois par Kotarbinski.
MADAME MAGNIN - Peut-être...
LE DIRECTEUR - Philosophe et logicien polonais né en 1886...
MADAME MAGNIN - Nouvelle illustration: sachant vous êtes comme ne sachant
pas! Donc la Science de l'action... L'action étant à conduire
à la fois sur le plan technique: trouver le meilleur chemin pour aller
du problème posé jusqu'à son heureuse solution, mais surtout
sur le plan sociologique: engager les hommes dans la réalisation de leur
projet. A vous autres, ingénieurs, on ne vous demande pas de connaître,
mais de faire.
LE DIRECTEUR - Bon, enfin, en un mot, vous me dites deuxièmement que
je ne connais pas mon métier.
MADAME MAGNIN - C'est vous qui l'avez dit! Ne pas connaître votre métier...?
Non, vous pourriez en avoir appris les rudiments sur le tas et vous être
forgé vos méthodes à vous. Mais si j'en crois les témoignages...
LE DIRECTEUR - Encore!
MADAME MAGNIN - Puisque vous ne vous voyez pas vous-même, il faut bien
consentir à vous voir par les yeux des autres.
LE DIRECTEUR - Eh bien allez-y. Si j'avais pu deviner que cette séance
se transformerait en un procès digne de l'Inquisition.
MADAME MAGNIN - Sachant nager, refuse d'apprendre! Monsieur Pradier, voulez-
vous que j'arrête?
LE DIRECTEUR - Mais non, je vous en prie, continuez... Encore une fois je vous
paye pour ça.
MADAME MAGNIN - Si vous voulez vraiment vous hausser vous aussi "d'un cran!"
il faut bien que nous nous en donnions la peine... Donc, si j'en crois les témoignages,
votre méthode de commandement est essentiellement incantatoire: vous
prenez dans une atmosphère dramatique de grandes décisions: désormais,
je veux que, j'exige que... mais vous ne suivez jamais l'exécution de
vos volontés...
LE DIRECTEUR - Naturellement. Je ne vais pas descendre dans les détails.
Je laisse à mes subordonnés...
MADAME MAGNIN - Oui, mais comme l'exécution de vos décisions pose
généralement des problèmes insurmontables, et que vos subordonnés,
comme vous dites, sont rarement du même avis que vous...
LE DIRECTEUR - C'est bien pour ça que je vous ai demandé de les
soigner particulièrement dans vos programmes de formation. Qu'ils apprennent
enfin à obéir.
MADAME MAGNIN - Vous voyez bien que vous vous intéressez aussi aux comportements!
Mais plutôt que d'apprendre à obéir à sept-cents
personnes, personnellement, j'aimerais mieux vous apprendre à commander
à vous... Logique, non, et plus économique? Et puis chacun doit
faire un pas vers l'autre.
LE DIRECTEUR - Chacun doit faire un pas vers l'autre... ? Oui, mais moi... m'apprendre
à commander! Et vous croyez qu'avec votre méthode à vous,
non incantatoire...
MADAME MAGNIN - Oh je ne dis pas que ce sera facile... Ça vous ferait
mal. Vous êtes tellement tordu qu'il faudra que je vous repasse au laminoir.
LE DIRECTEUR - Je suis bien bon de vous écouter.
MADAME MAGNIN - Mais non, vous n'êtes pas bien bon: vous êtes simplement
en train de me faire passer un test sur ma-méthode à moi. Il faut
bien que je me montre efficace. -
LE DIRECTEUR - Eh bien allez-y, soyez efficace: votre laminoir, par où
faut-il que j'y rentre? Je suis totalement ouvert à la remise en cause.
MADAME MAGNIN - Je sais. Mais l'ouverture n'est pas si large, et elle est bien
protégée... Donnez-moi un délai de réflexion. Votre
cas est difficile, je ne voudrais pas taper à côté.
LE DIRECTEUR - Ah, Ah! Le diagnostic, on se fait plaisir: mais la prescription...
Et plus encore les soins!... Prenez jusqu'à lundi prochain... Ça
ira?
MADAME MAGNIN – Ça ira parfaitement.
LE DIRECTEUR - Je m'attends à tout. Au revoir, Madame. A Lundi. (il sort)
Scène 3 (Le Lundi suivant)
LE DIRECTEUR - Je dois vous avertir qu'avant toutes choses, j'ai procédé
à une consultation de l'ensemble de mes cadres... Puisque c'est d'eux
que vous semblez tenir la 'plupart des informations qui me mettent en cause!
Je les ai réunis et je leur al posé quelques questions simples.
1 - Est-ce que je parle trop?
2 - Est-ce que je suis ignorant de l'art de conduire une réunion?
3 - Est-ce que je prends des décisions autoritaires et sans effet? C'est
ce que vous appelez les décisions incantatoires...
MADAME MAGNIN - Mais...
LE DIRECTEUR - Ne m'interrompez pas... Si j'avais employé ce mot, ils
ne m'auraient pas compris! Je me mets à leur portée.
4 - Est-ce que je suis vraiment incapable d'écouter?
5 - Est-ce que je trouve habituellement mon avis meilleur que celui des autres?
Cinq questions représentatives: je ne pouvais pas rentrer dans les détails...
Je les al solennellement conjuré de dire pour une fois ce qu'ils pensaient
et j'ai pris des dispositions pour assurer l'anonymat des réponses...
Et je dois avouer qu'à onze contre dix, -quasi-unanimement donc- ils
ont répondu: Oui... Le onzième, je sais bien qui c'était:
un pauvre type qui ne distingue pas un débit d'un crédit. Je le
virerai... Donc: Oui, nous sommes ainsi d'accord sur le diagnostic. Maintenant
pour le traitement, je vous écoute. Vous ne vous y attendiez pas?
MADAME MAGNIN - Je dois l'avouer, non.
LE DIRECTEUR - Personne n'aurait osé me dire tout ça! J'ai bien
des défauts: mais je suis de bonne volonté. Et quand il s'agit
de moi! Alors, traitement?
MADAME MAGNIN - Très bien. Je ne me donnerai pas le ridicule de vous
proposer une formation de plus.
LE DIRECTEUR - Je n'en espérais pas tant!
MADAME MAGNIN - Mais je vous ai fait un petit pense-bête...
LE DIRECTEUR - Ah, ah... un pense-bête. C'est intéressant. C'est
à cause de mon caractère enfantin?
MADAME MAGNIN - Oui... Excusez-moi. ..
LE DIRECTEUR - Ne vous excusez pas: il faut avoir de la suite dans les idées.
MADAME MAGNIN - Voici donc en trois mots un conseil simple, gue vous mettrez
bien trois ou quatre ans à vraiment mettre en pratique... Ecoute- Problème-
Loisir!
LE DIRECTEUR - C'est une charade.
MADAME MAGNIN - Cela signifie que premièrement vous devez non plus parler,
mais ECOUTER. Que deuxièmement, vous devez gouverner en posant des PROBLEMES...
et non en apportant des solutions. Que troisièmement... Combien de temps
travaillez-vous chaque jour?
LE DIRECTEUR - Une dizaine d'heures.
MADAME MAGNIN - C'est trop... Que troisièmement vous devez vous ménager
des LOISIRS.
LE DIRECTEUR - Bon! Une trinité, en quelque sorte... Voulez-vous que
nous reprenions ça en détail.
MADAME MAGNIN - Mais volontiers.
LE DIRECTEUR - Donc, premièrement Ecouter?
MADAME MAGNIN - Jusqu'à présent vous viviez sous le signe de la
réponse: je suis, de par ma nature de chef, une réponse universelle
et définitive. Il faut désormais que vous exerciez votre métier
non pas en donnant des ordres ou des réponses, mais en posant des questions.
La question est la forme suprême de la communication. Quand assez de questions
ont été posées et assez de réponses fournies à
ces questions, la décision se prend toute seule.
LE DIRECTEUR - Ce serait magique!
MADAME MAGNIN - He vous y trompez pas: ça suppose une révolution
culturelle!
LE DIRECTEUR - Mao ou Socrate?
MADAME MAGNIN - Vous avez le choix des références historiques.
J'aimerais mieux Socrate: tout votre savoir accumulé ne vous conduirait
plus qu'à poser les bonnes questions. Et à écouter -ECOUTER-
les bonnes réponses
LE DIRECTEUR - Qu'est-ce que je suis en train de faire?
MADAME MAGNIN - C'est un petit commencement.
LE DIRECTEUR - Et si je n'obtiens pas une bonne réponse?
MADAME MAGNIN - Il faudra alors reposer une meilleure question.
LE DIRECTEUR - Pensez-vous que ce soit commode?
MADAME MAGNIN - L'art de poser des questions est un art sublime et difficile.
Mais je n'ai jamais dit que j'allais vous engager sur la voie de la facilité.
LE DIRECTEUR - Deuxièmement: les problèmes?
MADAME MAGNIN - Et bien là, c'est simple: quand quelque chose ne va pas,
aux fours ou au conditionnement ou chez les vendeurs, vous prenez un papier
et un crayon, vous inscrivez le nom de celui qui est le plus concerné...
LE DIRECTEUR - Même si c'est le concierge ou le chef comptable?
MADAME MAGNIN - Auriez-vous des préjugés?... et le nom des personnes
qui, à elles toutes, sont en possession de.... disons quatre-vingt-dix
pour cent de 1'lnformatlon nécessaire... Vous les réunissez et
vous les laissez faire...
LE DIRECTEUR - Je ne pourrai pas donner mon avis.
MADAME MAGNIN - Non. Surtout pas. Ils se croiraient obligés de vous obéir.
LE DIRECTEUR - Et les problèmes se résoudront?
MADAME MAGNIN - Mais oui. Toute la difficulté est de bien les poser.
C'est comme pour les questions.
LE DIRECTEUR - Et troisièmement... Pourquoi ne travailler que quelques
heures par jour? Je ne comprends pas. .
MADAKE MAGNIN - C'est simplement pour vérifier que vous appliquez sérieusement
les deux premiers préceptes. C'est la preuve par le loisir? Moins le
chef commande, plus les ordres s'exécutent.
LE DIRECTEUR - Je ne vais tout de même pas me tourner les pouces! Vous
êtes un nouveau Thorstein Veblen...
MADAME MAGNIN - Vous pourriez peut-être vous occuper un peu de votre famille.
LE DIRECTEUR - Est-ce que vous avez aussi enregistré les doléances
de ma femme? Et toutes vos histoires de praxéologie, je ne les vois pas
apparaître.
MADAME MAGNIN - Je suis sûr d'en avoir assez dit pour vous intriguer.
Pourquoi est-ce que je me fatiguerais à vous indiquer des livres et des
stages que vous allez vous-même vous ingénier à découvrir...
LE DIRECTEUR - Il va bien falloir que je m'occupe!
MADAME MAGNIN - Je vous le conseille d'ailleurs: vous y trouverez beaucoup de
conseils utiles dans votre nouveau style de vie. C'est une sorte d'éthique.
Et si vous voulez aller plus loin et éviter tout retour en arrière,
vous pourrez même...
LE DIRECTEUR - Quoi?
MADAME MAGNIN - Vous inscrire aux autoritaires anonymes...
LE DIRECTEUR - Les autoritaires anonymes? Qu'est-ce que c'est que ça?
MADAME MAGNIN - Une association où se retrouvent, pour se soutenir mutuellement,
des directeurs repentis. C'est très efficace.
LE DIRECTEUR - Ah, je vois... Dans le style de...
MADAME MAGNIN - Oui.
LE DIRECTEUR - Vous pouvez me mettre tout ça par écrit?
MADAME MAGNIN - Naturellement.
LE DIRECTEUR - Je vous remercie de votre consultation.
MADAME MAGNIN - Vous en avez eu pour votre argent?
LE DIRECTEUR - Je vous dirai ça dans trois ans.
MADAME MAGNIN - C'est beaucoup plus difficile que Polytechnique!
LE DIRECTEUR - Ou plutôt vous viendrez le demander vous-même à
mes... Comment va-t-il falloir que Je les appelle, maintenant.
MADAME MAGNIN - Qui? Vos collaborateurs?
LE DIRECTEUR - Oui, c'est ça, mes... collaborateurs. Au revoir, Madame.
J'ai été charmé. (Il sort)