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à la S.A.C.D. (Société des auteurs dramatiques)


MONSIEUR PATRON
SAISI PAR LA QUALITÉ

Par Michel Fustier

Un patron tenace, autoritaire, brouillon et entreprenant vient d'assister à un séminaire sur le problème de la qualité, c'est-à-dire sur les moyens d'obtenir que toute l'entreprise, saisie par un grand souci de perfection, se mobilise pour livrer à son client un produit exempt de tout défaut. Or donc, notre patron autoritaire a été tellement impressionné par ce qu'il a appris qu'il a décidé sur le champ de mettre les principes de la qualité en application dans sa société : même si la nouvelle doctrine repose essentiellement sur une liberté et une responsabilité de tous les exécutants, ce qui est très étranger à sa culture spontanée... Il réunit ses cadres et leur adresse une exhortation dans laquelle éclatent toutes ses contradictions.
Il a entre cinquante et soixante ans, de la corpulence et du bagout. Il s'adresse aux spectateurs comme s'ils étaient ses cadres et désigne parmi eux ceux avec lesquels il est censé dialoguer. Il est très extraverti et son corps parle autant que sa bouche. De plus il simplifie volontiers la forme de son langage ; par exemple : (il) n'y a qu'à..., (il ne) faudrait pas que, etc.

1
Tout le monde est là ? Doublefosse, Leprêtre... Encore vous ! Prince... Voilà.
Tavernier, Mabichard, Dutourd, Gagneux, Troccon, Laimable...
Bien... Et Lefranc ? Lefranc, pourquoi vous cachez-vous derrière Doublefosse ?
Que je vous voie !... Manque personne... ?

Alors, fermez la porte là-bas : je ne peux pas parler dans les courants d'air.
Bien, je commence... J'ai des choses importantes à vous dire...
Ça ne vous intrigue pas que je vous réunisse comme ça ?

Vous avez peut-être remarqué que j'ai été absent quatre jours...
Bien sûr que vous l'avez remarqué : quand je suis ici je ne passe pas inaperçu... !
Eh bien, contrairement à ce que vous pensez, je ne suis pas parti courir la gueuse,
Mais j'ai été... quoi faire ?... Suivre un séminaire. Je vous dirai de quoi après.
Mais le seul fait que j'aille suivre un séminaire, moi, ça devrait déjà vous titiller...

Au fait, il manque quelqu'un... Il me semblait bien : Dartigues ! Où est Dartigues ?
A Manchester ! Vous n'allez tout de même pas me dire que ça pose un vrai problème
De rentrer de Manchester dans la nuit... Quand je convoque mes cadres...
Ça n'arrive pas si souvent ! J'aime mieux vous avertir que celui qui n'est pas là…
Pourtant s'il y en a un à qui ça aurait fait du bien; c'est justement Dartigues…
Pour une fois : que ce soit la dernière ! Lefranc vous prendrez des notes
Et vous lui expliquerez tout dans le détail. Je vous rends responsable...

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Donc un séminaire... Imaginez de quoi ?... Je ménage mes effets !
Un séminaire sur la qualité. C'est bête, la qualité. Tout le monde sait ce que c'est.
Tout le monde fait des produits de qualité : personne ne vous dira le contraire.
Eh bien si : un séminaire sur la qualité... La Qualité avec un grand Q..
(Un si grand et un si beau cul que ça vous...
Allons bon, je ne vais pas commencer comme ça... J'annule.
Retour en arrière... Un séminaire sur la QUALITÉ : un point c'est tout.)

Puisque nous parlons de séminaire, je ne sais pas si vous êtes comme moi,
Mais moi, à la messe, quand j'y vais, je vous avoue que je m'emmerde...
C'est le train-train, la routine, on sait déjà comment ça finira...
En tout cas, ça ne me touche guère. Je n'ai jamais eu de visions.

Mais alors là, dans le séminaire sur la qualité... Alors là...
Je n'ai pas seulement eu une vision, j'ai eu une apparition !
Vous vous rendez compte. Ça m'est arrivé, à moi. Incroyable !
Et je vais vous dire ce que j'ai vu : j'ai vu Sainte QUALITÉ...
(Vous voyez, il valait vraiment mieux ne pas parler de cul...
Encore que pour ce qui est de faire le trottoir, la QUALITÉ…
Mais surtout, surtout je ne voudrais choquer personne…)
Donc j'ai vu sainte QUALITÉ. Et elle m'a eu.

Soyez tranquilles : vous y passerez tous...

3
Et puisqu'on est quasiment à la messe : une parabole.
Un jour un manœuvre marocain s'adressa à son chef et lui dit :
- Dis, chef, ça fait quatre jours que je creuse des trous...
Un autre et puis encore un autre et puis encore un autre,
Un peu partout sur le chantier. Chaque fois, tu viens me voir,
Tu regardes dedans et tu me dis encore de reboucher le trou !
Dis, chef, à quoi ça nous mène, je ne comprends pas...
Tu m'as puni ou quoi ? Je n'ai pas mérité ça...
- Ne t'inquiète pas : moi, je comprends ; et tu n'es pas puni.
- Tu ne pourrais pas m'expliquer : j'aimerais bien... Si je ne suis pas puni !
- Ça ne te regarde pas, Ahmed, - Si ça ne me regarde pas,
Demain matin je pose ma pelle et je tombe malade pour de bon.
- Si tu veux tout savoir, j'ai perdu le plan de la canalisation de gaz
Qui passe sous le chantier : c'est pour la retrouver que je te fais faire des trous.
- Pourquoi est-ce que tu ne l'as pas dit plus tôt ?
Moi, je sais où elle passe, la canalisation de gaz. C'est moi
Qui ai creusé la tranchée : mais je pensais que tu le savais toi aussi,
Puisque tu ne me faisais jamais faire de trou là ou elle passe.
Je croyais que c'était pour ne pas risquer de l'abîmer.
Elle passe là-bas, sur le bord... Et comme je sais que ça t'arrive
De perdre des plans, regarde : j'ai posé des petits piquets.
Tu vois, chef, si tu m'avais expliqué, tu aurais gagné des SOUS..."

Elle n'est pas belle, ma parabole ?

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Donc le séminaire...
Ils étaient deux : un petit et un grand. Le grand faisait les exposés théoriques...
Je ne vous dis que ça : costauds ! Et le petit était bourré d'exemples...
Deux types extraordinaires. Et drôlement convaincus : quasiment des apôtres…
Vous me connaissez : je ne m'emballe pas comme ça pour des beaux-parleurs,
J'en ai tant rencontré dans ma vie... surtout chez les conseils.
Mais ceux-là ! Et ce qu'ils disent, c'est VRAI. Alors, si c'est vrai, il faudra bien
Que vous finissiez par mettre les pouces... Après ce qu'ils m'ont fait, à moi !

Vous verrez, quand vous y serez

Et vous savez ce que j'aurais ajouté, moi, si j'avais été Ahmed ?
J'aurais dit au chef : "Eh chef, le plan je te l'aurais fait si tu avais voulu,
Et je te l'aurais classé, et je t'aurais mis de l'ordre dans ton bureau,
Et j'aurais pris en main le chantier, et tu aurais pu rentrer chez toi.
Parce que, moi, chef, j'ai été à l'école du soir et j'ai appris des choses,
Et j'en ai tellement appris que c'est possible que j'en sache, plus que toi...
Voilà ce que j'aurais dit si j'avais été Ahmed, moi. Comme ça!

Pourquoi est-ce que vous m'interrompez, Laimable, quoi ?
Qu'est-ce que j'aurais dit, si j'avais été le chef? Vous voulez le savoir... ?
Si j'avais été le chef, j'aurais répondu : "Prends ma place, tu f'as bien méritée."
Vous ne l'attendiez pas, celle-là... C'est nouveau ?

Oui, c'est nouveau.

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Bon, bla-bla, ça suffit : soyons concrets.
Vous savez ce que ça coûte, vos bêtises… les vôtres et celles de vos branlots ?
Tous les trous que vous faites creuser pour retrouver des canalisations perdues !
Hein... Vous ne vous êtes jamais posé la question. Eh bien, moi, si,
Et je vais vous donner les réponses. Ah, j'en ai appris une chouette de comptabilité
Là-bas... Je vous expliquerai, Regner ! Et à partir de maintenant il va bien falloir
Que ça vous intéresse... J'ai calculé ça hier dans le train, en rentrant.
Les bêtises d'aujourd'hui, avec leurs conséquences capitalisées sur cinq ans !
Écoutez-moi ça, Dutourd. Quand Suzanne est grincheuse au téléphone...

En quoi est-ce que ça concerne la-qualité que Suzanne soit grincheuse au téléphone ?
Mais, Dutourd, vous n'avez rien compris : c'est là que tout commence.
La première chose, c'est quand même de ne pas faire fuir le client !
"Allo... allo... Oh, là, là, qu'est-ce que c'est encore, ça n'arrête pas aujourd'hui..."

Donc, quand Suzanne est grincheuse au téléphone...
Une fois : vingt-sept francs ; deux fois, soixante et un francs...
Etc., etc., c'est logarithmique... Dix fois, mille deux cent trois francs.
A cinquante fois, ça représente un demi client de perdu
Et vous Gagneux, je vous le disais bien : quand la clientèle nous rebalance
Dans les gencives - retour de courrier - un appareil neuf qui ne marche pas, ça coûte
Au total : dix sept mille deux cents francs. Tout compris : réparation,
Temps perdu, frais d'expédition, préjudice moral, manque à gagner, etc., etc.
Mais je ne sais pas pourquoi je m'en prends à vous, Gagneux :
Troccon et Tavemier sont largement en cause... Et moi aussi peut-être.
Et puis vous tous... J'en ai assez de tout prendre sur moi.

Vous vous rendez compte! Combien est-ce qu'il y a d'appareils neufs
Qui rentrent chaque jour : trois en moyenne, vous le savez aussi bien que moi.
Deux cents jours par an, pour simplifier : ça fait six cents appareils
Au total... Vous avez déjà fait la multiplication :
Dix millions trois cent vingt mille francs... Nouveaux, bien entendu.
Moi qui pleure chaque fois qu'il faut vous augmenter !

Quand Blanchard tire sa flemme une fois par mois : dix-huit mille francs.
Quand une monteuse se met en caisse : cinq mille deux cents francs,
Quand quinze monteuses se mettent en caisse trois jours par mois,
Ça fait par an deux millions six cent mille francs...
Moi qui suis toujours en train de gratter mes fonds de tiroirs
Pour assurer les échéances... Hein, Regner.

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Et une demi-journée de grève, y compris tout ce qui précède...
Et parfois ça dure des mois, et tout ce qui suit : palabres, mécontentement,
Réunions d'atelier, meeting dans la cour, retards, insolences...
J'en passe : bref, au bas mot, pour ne pas dire plus : un million cinq cent mille...
Et tout ça, soyez tranquilles, calculé avec des formules sûres,
En tenant compte de tout : du nombre de clients, de l'achat moyen,
De la concurrence, de la publicité, avec des abaques et des corrélations,
Établi sur un échantillon de cinq cents entreprises représentatives...
Du solide, quoi ! je vous donnerai tout ça, Regner.

Alors je me dis qu'on ferait peut-être mieux de mettre la clé sous la porte :
Avec tout ce qu'on ne perdrait pas, je m'y retrouverais peut-être !

Et quand Lefranc se prend de bec avec une de ses régleuses,
Et que le lendemain elle lui rend son tablier : le temps
De former une remplaçante, avec tout ce que ça suppose...
Au bas mot, perte sèche : huit cent mille francs. Ça fait réfléchir !
Je vous le dis, la qualité, ça peut rapporter gros.
Me voilà devenu carrément souteneur!

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Et qu'est-ce qu'il faut pour avoir de la qualité ?
N'allez pas chercher plus loin : il faut des HOMMES LIBRES...

Pleins d'expérience et d'initiative, qui s'organisent tout seuls,
Qui réfléchissent à ce qu'ils font, qui prennent leurs responsabilités,
Qui parlent de leurs problèmes avec leurs collègues,
Qui se réunissent pour essayer de les résoudre,
Pas toujours pendus aux basques de la direction,
Qui se passionnent pour ce qu'ils entreprennent,
Qui plongent tout entiers dans leur boulot,
Qui y passent leurs nuits, qui y sacrifient leurs vacances
S'il le faut... Pas des esclaves, des hommes libres !

Il y a des jours, moi, où j'aimerais mieux donner congé à tout le monde,
Les jours où ça va mal, on perd plus d'argent qu'on n'en gagne.
Vaudrait mieux aller à la pêche : on se serait au moins désénervé...
Des hommes libres et responsables qui savent où ils veulent aller...

Ça va... ? Doublefosse, vous me comprenez ? Un peu abstrait peut-être...
Faites un effort... je suis sûr que si vous faites un effort...
Ce sont tout de même des choses qui sont accessibles à tout le monde !

Cette idée-là, je vais tout de suite vous dire comment je suis entré dedans.
L'animateur, le grand, Jabriski, il s'appelle... probablement un polonais…
Mais ça ne fait rien : ces gens-là sont des mystiques... Donc il me dit :
"Est-ce que je peux vous faire tourner en bourrique pendant deux minutes ?"
Au point où j'en étais, il aurait pu le faire sans me le demander.
En bourrique, ça ne me plaît pas beaucoup... Mais quand on dit ça gentiment !
"Je veux bien" je lui dis... Moi, en bourrique!
Ces séminaires, c'est plein de petits exercices plus ou moins bizarres.
Pour vous faire comprendre des choses que vous ne voulez pas comprendre.
"Qu'est-ce que vous allez me faire faire ?" – " Rien de bien méchant."

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"Vous allez exécuter strictement les instructions que je vais vous donner..."
Il aurait dit ordres, je n'aurais peut-être pas marché... Mais : instructions !
"Reculez votre chaise." ... Je recule... "Avancez votre buste vers l'avant,
Mettez vos pieds à l'aplomb de votre buste... Posez vos mains sur la table
Et levez-vous en prenant appui sur vos pieds et sur vos mains..."
A ce moment je me retourne pour retenir ma chaise qui allait tomber...
"Je ne vous ai pas donné d'instructions pour vous occuper de votre chaise."
La moutarde commence à me monter au nez... Vous me connaissez !
Lui, avec son sourire charmeur : "Vous m'avez promis deux minutes de confiance !"
Je suis debout devant la table et ma chaise est par terre.
"Quart de tour à droite... Trois pas en avant... Quart de tour à droite...
Cinq pas en avant..." Je me crois revenu au régiment.
Je me demande à quoi ça rime. Il me fait faire le tour de la salle...
"Halte... Demi-tour à gauche... Levez le bras à la hauteur de votre troisième bouton...
Avancez la main... Mettez-la sur la poignée de la fenêtre...
Tournez d'un quart de tour dans le sens inverse des aiguilles d'une montre..."
Pendant ce temps il m'engueulait chaque fois que je faisais un geste
Qu'il n'avait pas commandé... "Tirez à vous les deux battants"
J'ai eu peur à un moment qu'il me fasse sauter par la fenêtre... Ça vous aurait plu !
Mais non : après que j'ai tiré la fenêtre, il m'a dit : "Fin de programme."
Même pas merci, hein... Fin de programme. Sec comme un coup de trique.
Et aux autres : "Vous ne trouvez pas qu'il commençait à faire un peu chaud ? "

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Puis il s'est retourné vers moi : "Alors qu'en pensez-vous ?"
- "C'est stupide." – "Je ne vous l'ai pas fait dire..."
- "Si vous aviez trop chaud, il suffisait de le demander
J'aurais été tout seul ouvrir la fenêtre et plus vite que ça."
- "Je me suis donc comporté comme un chef idiot...
Ou à l'extrême limite comme un chef qui aurait affaire à un idiot ?"
- "Exactement : qui donne des ordres pour aller quelque part
Sans se donner la peine de dire où on va... Moi je n'aime pas ça"
"Pouvez-vous me jurer que vous n'en avez jamais fait autant ?"

Eh bien, je ne peux pas le jurer... Moi, je ne m'en rends pas compte,
Mais ça m'étonnerait que vous n'ayez pas des exemples à me donner,
Des exemples de cas où je me serais comporté comme un chef idiot...
Un ordinateur, pour le faire aller quelque part, on lui dit fais ci, fais ça.
Un bon ouvrier, on peut lui dire à quel endroit on veut le voir arriver,
Et il se débrouille pour y aller ; pas besoin de lui dire comment.
Il met sa petite machine en marche, ça tourne tout seul là dedans : et il y va !

Et vous, ça ne vous est jamais arrivé de donner des ordres idiots... ?
Mais moi, au moins, je suis capable de me remettre en cause.
Il suffit d'indiquer le but à atteindre, pas besoin de s'occuper des moyens.
Parce que dans chaque exécutant, il y a des trésors de connaissance,
De patience, de débrouillardise, de passion, d'imagination...
"Tu vois cette montagne là-haut ?"... Deux jours après il a planté son drapeau !
Comment il a fait ?... Mais je m'en contrefous : il y est, ça me suffit.
Indiquez les buts... et les moyens se débrouilleront entre eux.

Sérusclat, il fait trop chaud ! Vous ne trouvez vraiment pas qu'il fait trop chaud ?
Vous ne me comprenez pas ? Sérusclat, il fait trop chaud... J'attends.
Ne faites pas cette tête d'abruti...Bon Dieu, levez vous de votre chaise
Et allez m'ouvrir cette putain de fenêtre... Dépêchez-vous donc un peu.
Ah, la, la! Avant que vous vous décidiez à comprendre, vous...
Je serai obligé de vous botter le cul… Faudra bien que vous y passiez

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Si je dis en me pinçant le nez : A... I... T..., ça vous dit quelque chose ?
Ecoutez bien : A... I... T... Ca ne vous rappelle rien ?
Allons réfléchissez :... Charité, mais oui... A... I... T... Charité !
A moins que ce soit Qualité... A... I... T... Qualité, peut-être bien.. Va savoir !
Mais justement on ne peut pas savoir : c'est la même chose.
La qualité, ça veut dire : moi, je vous aime, je vous aime...
Et je fais tout ce que je peux pour que vous soyez heureux.
Ça vous souffle... Et ça, on le dit au client d'abord : client, je vous aime !
Et alors on lui fournit un produit bien propre, un produit qui marche.
Pas de pannes, pas d'entretien... On l'a bien en main, il n'est pas dangereux :
Comme si on se faisait un cadeau à soi, comme si on faisait un cadeau à un ROI
Pour lequel on a fait travailler les meilleurs artisans du pays.
Juste ce qu'il voulait, comme si on le lui avait demandé. Et justement
On le lui a demandé : et puis on a pensé le produit, on l'a fabriqué
Tout droit, tout juste, sans rebuts, sans bavures : comme le petit cordonnier.
"Il le faisait si juste qu'il n'y avait rien de plus juste !"
Beau à regarder, facile à utiliser, qui dure longtemps... GÉNÉREUX!
Il y a du pognon à se faire avec la générosité...
Et tant pis pour le concurrent... Le concurrent il faudrait plutôt ne pas l'aimer.

Quelquefois j'arrive ici avec des visiteurs importants...
Je voudrais qu'en entrant ils me disent : "Oh, dites donc, ça sent bon ici !
Et je leur répondrais : "Ce que vous sentez, c'est l'amour du client..."
Il y a des jours où c'est comme l'odeur des garrigues sous le soleil...
Une entreprise qui sentirait bon l'amour du client !

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Mais voilà : le client, ça ne suffit pas. Aimer le client, c'est le B.A. BA
De tout bon service commercial. Ce qu'il y a de nouveau, c'est que
Dans une entreprise, tout le monde vend et tout le monde achète :
Et par conséquent il faut que tout le monde aime tout le monde : Qualité, Charité.

Soyons concrets : vous savez ce que ça serait une société idéale ?
Ce serait celle où non seulement les représentants aimeraient les clients,
Mais où le service commercial aimerait les représentants,
Où le service livraisons aimerait le service commercial,
Où le montage aimerait les livraisons, où la production aimerait le montage,
Où les ébauches aimeraient la production, où les stocks aimeraient les ébauches,
Où les achats aimeraient les stocks, où les fournisseurs aimeraient les achats...
Bref, on ferait tomber les vieux murs, on abattrait les forteresses :
Décloisonner, c'est le maître mot...

Voyons voir un peu... Tavernier... qui c'est; votre client ?
Vous allez me dire que vous, service Achat, vous n'avez que des fournisseurs.
Eh bien moi, je vous vois au moins deux clients à portée de la main :
Gagneux, à qui vous devez livrer de bonnes pièces dans de bons délais
Et Dutourd à qui vous devez apporter toutes les bonnes idées des fournisseurs.
Deux clients de cette importance... Ça en fait de l'amour à prodiguer !

Et qu'est-ce que ça veut dire aimer ? Oh bien sûr, pas embrasser sur la bouche,
Mais livrer à l'autre un travail impeccable : pour qu'à son tour, vite fait, bien fait,
De proche en proche on arrive à remonter jusqu'au client...
Encore une fois je vous le dis : la générosité !
Et à la fin de l'année, je vous garantis qu'on aura fait des sous !
La générosité c'est peut-être du rêve : mais les sous c'est du concret.

Et moi, qui c'est mon client ? Réponse : c'est vous tous,
Pour que je vous fabrique du bon management, costaud, fiable, dynamique !
Heureusement que je suis là !

Ça va, vous me suivez ?... Agnelli... ? Troccon... ? Pas de problèmes jusque-là ?
Dutourd, Prince... De temps en temps il faut s'assurer qu'on a été bien compris.
C'est ça la communication... Un jour je vous expliquerai en détail.

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La même chose, d'une autre façon...

Vous savez pourquoi les Américains ont aboli l'esclavage... ?
Oh, pas par humanité, ni à cause de la Déclaration des droits de l'homme.
Tout simplement parce qu'un esclave, ça coûte plus cher qu'un ouvrier.
Un esclave, ça ne prend pas soin de soi, ça tombe malade,
Ça hésite à se reproduire, ça donne dans la mélancolie...
Un ouvrier auquel on verse son salaire, au contraire : il est libre,
Il est content, il peut faire jouer la concurrence entre patrons,
Il lutte pour SA vie, il se maintient en bonne santé, il fait des enfants...
Eh bien il faut faire un pas de plus : il faut que les ouvriers deviennent...
Comment les appeler ?... des travailleurs indépendants, des fournisseurs... ?
Le mot exact, on ne l'a pas encore trouvé... des libriers peut-être !
Lib... comme dans lib-re et brier comme dans ou-vriers..
Brier, vrier, c'est la même chose : LIBRIER... !
Pourquoi est-ce que je ne me mettrais pas à inventer des mots, moi aussi ?
Des ouvriers ordinaires, ça obéit... Remarquez : c'est déjà pas mal,
Mais quand on obéit trop bien, on fait des tas de conneries.
Forcément, le chef ne peut pas tout savoir. Il faut le comprendre.
Chaque fois qu'on donne un ordre, on risque de se faire piéger..
Bref, de trop bien se faire obéir, ça finit par coûter la peau des fesses...

Donc il faut que chacun, attention, je ne dis pas désobéisse, oh, la, la !
Mais prenne ses responsabilités un bon coup... des responsabilités
Qu'il est le seul à pouvoir prendre, parce qu'il est près du terrain
Et qu'il connaît mieux que personne le problème à résoudre.
Vous n'avez jamais entendu parler du proverbe chinois :
"Moins le chef commande, plus les ordres s'exécutent !"
Hein, ça vous la coupe. C'est moi qui vous dis ça !
Ou encore : "Le bon chef s'assied face au Levant dans la position
Du lotus et il attend que les choses se fassent..."
Il faudra bien que j'arrive à m'y faire à cette putain de position !

Qu'est-ce que vous dites, Leprêtre ?...
C'est très bien de vouloir poser des questions
Mais vous avez perdu une belle occasion de vous faire oublier.
Je suis sûr que vous aviez des quantités de bonnes raisons,
Mais j'aurais préféré que vous attendiez mon autorisation
Pour repeindre en jaune le toit du garage à vélos...
Mais nous réglerons ça plus tard. Pour le moment
Vous me faites perdre mon temps... je reprends mon topo.

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Donc, des hommes libres !
Comme ce serait bien, Mabichard, si dans votre atelier,
Vous alliez trouver un compagnon et que vous lui disiez :
Tiens, voilà le plan de la pièce à usiner. Elle doit servir
A bloquer le cliquet pendant que le compteur se remet à zéro...
Si tu ne comprends pas, va te faire... Va te faire quoi... ?
Enculer chez les turcs... ? Non : expliquer ça par le bureau d'études.

C'est une tout autre philosophie... Et ensuite débrouille-toi.
Si ça ne va pas, tu réunis les copains, ou tu vas trouver Doublefosse,
Ou tu téléphones à Gérard, ou tu viens me chercher...
Ou même tu vas demander conseil au patron : tu sais que ça lui fait plaisir...
Mais tu t'arranges pour que ça coûte un minimum... D'accord ? Et alors,
Tout ce qu'il a là-dedans (il montre sa tête) ça se met tout à coup en marche !
Encore une fois, c'est ça que j'appelle un LIBRIER. Vu ?

Ah ! Si tout ce qu'il y a dans vos têtes pouvait aussi se déclencher !
Et que vous vous mettiez tous à prendre des initiatives...
Et moi, là, toujours dans la position du lotus :
Même si je devais en avoir des crampes pendant toute ma vie

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J'espère que cette fois vous avez bien tout compris... ?
Si vous voulez, je pourrai donner quelques cours particuliers.
C'est quand même facile de changer une bonne fois de mentalité !
Tout ça, ça s'appelle : instaurer dans l'entreprise une subculture créative.
Moi, vous voyez, ça m'a pris quatre jours... Qui dit mieux ?
Quatre jours pour rajeunir un vieux singe !

Maintenant passons à l'acte : formation, formation, formation...
En dehors de ça tout est vanité. Donc séminaires de QUALITÉ...
Prince, Troccon et Gagneux : du 10 au 14 juin inclus.
Lefranc, Tavernier, Dutourd, Regner : du 3 au 8 juillet... Quoi ?
Ah, si vous vous imaginez que c'est le moment de prendre des vacances!
Ne discutez pas... En rang par trois et gardez l'alignement...
Dartigues, Mabichard et Doublefosse : du 11 au 16.
Et Laimable en serre-file…

Comme ça tout le monde sera d'attaque pour la rentrée.
Et vous Leprêtre, qu'est-ce que vous dites ?... Non, vous pas question :
Je n'ai tout de même pas d'argent à jeter par les fenêtres. Compris ?
Je vous en foutrai, moi, des toits jaunes sur les garages à vélos !
Pour tous les autres, je m'empresse d'ajouter, de peur de l'oublier,
Que je ferai personnellement un contrôle des connaissances au retour...
Vous voyez, Leprêtre, ça vous fera un souci de plus en moins.

Et pendant ce temps-là, MOI, je réfléchirai à une nouvelle organisation :
Diagnostic, pas besoin : je l'ai déjà fait... Il y a longtemps.
S'il y a quelqu'un qui la connaît, cette société, c'est bien moi.
Et puis je ne tiens pas à voir des conseils traîner dans la maison.
Ceux-là, quand on n'est pas de leur avis, ils vous foutent le bordel.

Donc, je revois tout : l'implantation des locaux, les définitions de fonctions,
L'organigramme, la rémunération, le travail en groupe... etc., etc. !
Ah ! Les indicateurs surtout : oui, il en faut des indicateurs.
Et peut-être aussi que j'embaucherai un polytechnicien... pour les statistiques.
Et puis ça vous pose une maison, d'avoir son polytechnicien.
Vous allez voir : je vais tant en faire que...
Je finirai bien par vous le faire aimer votre boulot.
Et ne me reprochez pas encore de vous tyranniser
Je ne dis pas seulement : "Vous êtes libres."
Mais j'ajoute : "Vous avez l'obligation d'êtres libres."

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(A partir de là, de nombreuses fausses sorties...)
Vous ne savez pas ce qu'elle m'a dit, la petite sainte Qualité,
Quand elle m'est apparue ? Elle m'a dit : "Ne dis plus jamais :
Je vous ordonne de, mais : Ce serait bien si..." Vous sentez la nuance ?
Comme ça on leur fait faire ce qu'on veut sans même qu'ils s'en aperçoivent.
Et moi, en toute obéissance, j'applique tout de suite :
Ce serait bien si on allait vite fait se remettre au boulot.
Qu'est-ce que vous en pensez ?... Alors : exécution.
Ah si, encore une chose : Laimable, Prince et Doublefosse
Je vous attends à onze heures dans mon bureau...
Vous saurez toujours assez tôt pourquoi...
Ça va comme ça ?... On est d'accord... ? De toute façon,
C'est à prendre ou à laisser. Des questions... ? Non, pas de questions... ? Parfait.
Vous ne direz pas que je ne vous ai pas demandé votre avis.

Allez, maintenant au boulot... Ah si, j'allais oublier :
Leprêtre et Dutourd, vous me remettrez la salle en ordre.
Vous rangerez les chaises dans le coin, au fond à gauche...
Mais ne les empilez pas, ça les abîme… ou alors deux par deux, mais pas plus