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LE PARADIS PERDU
Michel Fustier

La scène se passe dans une entreprise de presse fort mal en point... Le cousin Edmée (60 ans), P.D.G. depuis toujours, lui a très fortement imprimé sa marque tatillonne et centralisatrice. Les choses finissent par aller tellement mal que la gestion d'Edmée est mise en cause et que le cousin Jacques, jusqu'ici le mouton noir de la famille, monte à l'assaut...


Scène l (le bureau d'Edmée)
EDMEE - Tiens, c'est toi? Le cousin Jacques: allons bon! ...D'où sors-tu? Je ne savais pas...
JACQUES - Oui, c'est moi! Ça te contrarie? J'arrive d'Australie. Bonjour!
EDMEE – Bonjour ...D'Australie! Toujours en vadrouille... Et qu'est ce qui me vaut le plaisir...? Assieds-toi donc!
JACQUES - Le plaisir... tu crois? Eh bien c'est à dire que, cette année, justement, nonobstant ma très grande joie, oui, je le dis, ma très grande joie de revenir ici... Tiens, tu as toujours la photo du général de Lattre au-dessus de ton bureau! Mais tu l'as changée?
EDMEE - Quelle mémoire! Celle-ci est bien meilleure: tu ne trouves pas?
JACQUES - Oui... Finalement, tu as été très marqué par la guerre.
EDMEE - Des chefs comme ça... Le souci de l'homme... Par les temps qui courent, c'est ça qui nous manque!
JACQUES - Oui...? Je ne suis pas tout à fait de ton avis.
EDMEE - Ca ne m'étonne pas.
JACQUES - Un foutu paranoïaque en tout cas! A l'armée, ça peut passer, mais... Bon, pour en revenir à ce qui m'amène... Pour la troisième fois, tu n'as pas pu distribuer de dividendes... Tu sais que nous avons exactement le même nombre d'actions.
EDMEE - Bien sûr que je le sais: hélas... Je t'avais bien proposé de racheter les tiennes, ne te plains pas: tu ne serais pas ici à m'emmerder. Des dividendes! Tu viens me demander des comptes?
JACQUES - C'est un bien grand mot... Je ne suis pas en manque: comme tu le sais, j'ai fondé deux ou trois petites affaires, enfin plus si petites maintenant, qui me rapportent pas mal d'argent. Mais je me suis dit que ce serait bien quand même que je manifeste ma présence...
EDMEE - C'est très... gentil, mais... c'est vrai, les affaires sont difficiles et c'est peut-être maintenant que j'aurais besoin qu'on me foute la paix.
JACQUES - Oui, on tombe toujours mal... Je sais. Cela fait pourtant six ou sept ans que nous ne sommes pas rencontrés.
EDMEE - Mais oui: depuis que tu as donné ta démission...
JACQUES - Depuis laquelle je n'ai jamais mis mon nez dans...
EDMEE – Je t'en suis très reconnaissant... Continue! Je suis très occupé.
JACQUES - Oui, on me l'a dit... Et cette année, encore plus que d'habitude, je suppose.
EDMEE - En effet. On dirait qu'à mesure que le temps passe, il faut tout surveiller d'encore plus près. L'avenir me fait peur. La conscience professionnelle fout le camp.
JACQUES - Ah, parce que c'est ça qui bouffe le bénéfice! La conscience ou plutôt la non-conscience professionnelle des employés! Mon pauvre vieux... Et en plus, tu te tues à la tâche!
EDMEE - Non, non: je suis en pleine forme. Ne vas pas t'imaginer... Simplement très occupé. C'est une des raisons pour lesquelles je te demanderais, malgré tout le plaisir que j'ai à bavarder avec toi, d'être bref.
JACQUES - C'est à dire que... Il y a bien des choses...
EDMEE - Si tu te donnais la peine de venir aux conseils d'administration, tu aurais tous les détails voulus.
JACQUES - Mais je compte bien, si tu me le permets, assister à celui de mercredi. A condition que nous puissions, par hasard, y aborder les problèmes de fond.
EDMEE - Evidemment! Ne sois pas désagréable...
JACQUES - Je ne suis pas désagréable, mais quand je t'entendais, autrefois, noyer le poisson... Ecoute, si tu es vraiment très occupé, je ne veux pas prendre sur ton temps de... travail! Dans quel atelier vas-tu attiser aujourd'hui la conscience professionnelle?... Mais je voudrais vraiment que nous trouvions rapidement le loisir de...
EDMEE - Tu m'embêtes...
JACQUES - Je sais.
EDMEE - (se levant) Eh bien, si tu y tiens, viens prendre l'apéritif à la maison... dimanche soir... Je tâcherai d'être aimable.
JACQUES - Merci! Dimanche soir... très bien, j'y serai. (il se lève à son tour). Je ferai des efforts moi aussi. (un temps) Et justement, dimanche à midi, je dois déjeuner chez tante Henriette. J'irai chez toi en sortant.
EDMEE - Qu'est-ce que tu vas fricoter chez tante Henriette?
JACQUES - Je te l'ai dit: déjeuner.
EDMEE - Ne te fous pas de moi.
JACQUES - Je n'ai jamais été plus sérieux... Elle a une très bonne cuisinière. A dimanche. (il sort)

Scène II (au domicile d'Edmée)
EDMEE - Entre... Nous serons tout de même mieux pour bavarder ici. Installe-toi.
JACQUES - Tu es bien aimable.
EDMEE - Je t'avais prévenu. Alors, ce déjeuner chez tante Henriette?
JACQUES - Superbe! Tout de même, quelle sacrée bonne femme!
EDMEE - Vous étiez en petit comité?
JACQUES - Oui, tous les deux, simplement.
EDMEE - Et... vous avez parlé... de choses et d'autres.
JACQUES - Oui. Je lui ai raconté mes voyages.
EDMEE - C'est tout?
JACQUES - Non, bien sûr. Nous avons aussi parlé du Journal, de la situation... si c'est ça qui t'intéresse. Je débarque, je suis complètement. Neuf, vierge pour ainsi dire.
EDMEE - Tu veux dire que tu t'es refait une virginité. Inutile de jouer la comédie des retrouvailles... Qu'est-ce que tu veux?
JACQUES - Oh, si tu souhaites que nous y allions directement... Je te l'ai dit: qu'est ce qui se passe au Journal? Ne prends pas ça mal: qui, mieux que toi, peut me renseigner? Donne-moi donc un Martini.
EDMEE - Pardon. (il le sert) C'est curieux comme vous êtes chatouilleux... Un petit fléchissement dans les affaires et vous êtes tous là à aboyer comme des roquets. Je te l'ai dit l'autre jour: je me crève au boulot.
JACQUES - Personne n'a jamais mis en doute le sérieux de ton travail... Tu te crèves au boulot! Je vais être brutal: nous n'avons peut-être pas le temps - ou la patience - d'attendre que tu sois complètement mort.
EDMEE - Merci... Vraiment merci!
JACQUES - Et pour te dire toute la vérité, nous craignons que le journal ne meure avant toi. Ce qui nous navrerait. Mais tu as toujours gouverné cette maison de façon tellement autocratique que personne ne sait exactement ce qui se passe dedans. Alors, trouble conjoncturel ou crise profonde? Tu comprends que nous nous interrogions.
EDMEE - Qui ça, nous?
JACQUES - Eh bien essentiellement tante Henriette et moi. Lorenzo aussi et André Bélier. Il n'y a que Schmidt...
EDMEE - J'espère bien!
JACQUES - Ton chien couchant!
EDMEE - N'empêche que sans lui... Il surveille les expéditions tous les jours jusqu'à cinq heures du matin... Puis il s'en va, il dort trois heures et à dix heures du matin, tu le retrouves sur le pont. S'ils étaient tous comme ça!
JACQUES - Il doit être complètement abruti.
EDMEE - Bon: est-ce que tu viens me voir pour boire amicalement un verre, ou bien es-tu le représentant de l'opposition.
JACQUES - Nous n'en sommes pas encore là, mais...
EDMEE - Bon dieu, tu ne me feras pas croire que tante Henriette a basculé de ton côté. C'est elle qui...
JACQUES - Ecoute: il y a sept ans, tante Henriette, qui ne pouvait effectivement plus me supporter...
EDMEE - Autant dire que c'est elle qui t'a foutu à la porte!
JACQUES – Elle m' a tout de même très aimablement prêté ce qu' il me fallait pour repartir. Je lui ai fidèlement servi ses intérêts... de gros intérêts! Elle a s'est aperçu que jamais portion de sa fortune n'avait été en de si bonnes mains... Je lui a1 proposé de la rembourser: elle n'a pas voulu... Retournement de situation... Ça marche bien, mes trucs, tu sais!
EDMEE - Donc, tu es rentré en cour et ce n'est pas seulement pour faire honneur à sa cuisine que tu as été déjeuner chez elle?
JACQUES - Soyons francs: non. Mais il faut dire que j'éprouve aussi beaucoup de plaisir à bavarder avec elle.
EDMEE - Bon, alors, dis-moi tout: Tu as reçu des pouvoirs? De qui?
JACQUES - Je ne fais pas une démarche officielle... Je cherche seulement à comprendre. Explique-moi.
EDMEE - Tu y tiens! (un temps) Tu sais que la Presse a toujours été un métier difficile... Et puis nous sommes un vieux journal.
JACQUES - Oui, ça, je sais.
EDMEE - Avec du vieux personnel... Et même les jeunes... Entre nous, il n'y a pas grand-chose à en tirer.
JACQUES - C'est là que ça coince: le personnel, vraiment?
EDMEE - Oui. Je te l'ai dit, la conscience professionnelle. Et je me donne pourtant beaucoup de peine.
JACQUES - Décidément, c'est ton leitmotiv. Ça ne vaut rien, la peine. Je m'en fous de ta peine. Ça ne me fait ni chaud ni froid...
EDMEE - Alors dis-moi ce qu'il faut faire puisque tu es si malin, puisque toi, sans rien branler, tu sais faire des bénéfices... Oui, naturellement, tu as des affaires neuves, avec du personnel que tu as choisi: c'est facile. Mais ici avec la bande de traîne-savates dont nous avons hérité...
JACQUES - Depuis vingt-cinq ans que tu diriges ce journal, tu as eu bien le temps de lui imprimer ta marque. Toutes les embauches, c'est toi qui les a faites...
EDMEE - Tu veux que je te résume mon opinion sur eux?
JACQUES - Vas-y.
EDMEE - Je pense que les hommes - et les femmes évidemment - font tout pour éviter le travail, qu'ils ont en aversion, ainsi que les responsabilités dont ils ont affreusement peur. En conséquence, il faut les contrôler, les contraindre, les diriger, tes surveiller, les sanct1onner... Inutile de répéter que je m'y épuise.
JACQUES - Inutile en effet!
EDMEE - Tu vois, pour bien gérer une entreprise, il faut non seulement la faire tourner au jour le jour, mais il faudrait aussi trouver le .temps de... l'inventer: c'est à d1re changer, progresser, améliorer, saisir les opportunités... rajeunir... Je suis très lucide!
JACQUES - Tu fais même un diagnostic saisissant.
EDMEE - Je ne suis pas un imbécile... Mais je n'ai pas le temps d'être intelligent: j'en suis réduit à faire tous les boulots, il faut que je veille à tout, je ne peux faire confiance à personne...
JACQUES - Et malgré tout tes efforts, tu perds de l'argent.
EDMEE - Parlons-en... Je voudrais seulement que tu essayes de te représenter ce que me coûte le système de surveillance que j'ai dû mettre en place: primes, pointeuses, contrôles, contrema1tres, surve11lants, gard1ens,... etc. etc.
JACQUES - Mais, je suis bien obligé de constater: système de surveillance dont il ne sort rien de bon et malgré lequel tu fais à des coûts de plus en plus élevés un journal de plus en plus dégueulasse.
EDMEE - Mon salaud! Ne crache pas dans la soupe.
JACQUES - Quelle soupe? Depuis trois ans, tintin...
EDMEE - Décidément c'est une obsession.
JACQUES - A chacun ses obsessions. En réalité, ce n'est pas l'argent qui nous intéresse, c'est la survie du Journal. Tu veux que je te raconte une histoire? Elle va dans ton sens.
EDMEE - Ca m'étonnerais. Enfin, pendant que nous y sommes...
JACQUES - J'ai été il y a six mois faire un voyage au Mexique... Pendant les vacances. Je voulais tester aussi certaines formules de voyage organisé. Et sais-tu qui j'ai rencontré? Une de tes... employées! Pour elle c'était un gros coup, ce voyage au Mexique. Elle était gentille, et très documentée d'ailleurs sur l'Amérique latine... Nous avons bavardé.
EDMEE - Je vois.
JACQUES - Non , je n'ai pas couché avec elle: j'étais déjà en compagnie. Mais je me suis montré très intéressé par le fait qu'elle travaillait au Journal et, prétextant ma curiosité pour la Presse, je l'ai beaucoup questionnée...
EDMEE - Par simple curiosité!
JACQUES - Appelle ça comme tu voudras... De toute façon, c'était de la curiosité, en effet. Naturellement, elle ne savait pas qui j'étais. Cette description du Journal par l'intérieur m'a vivement intéressé... elle me rappelait d'ailleurs tellement de souvenirs! Amusant, non?
EDMEE - Je ne trouve pas. Des ragots, sans doute...
JACQUES - Peut-être... Comme lorsque tu t'es fait boucler toute la nuit dans le hangar aux bobines de papier: tu étais en train de vérifier l'inventaire pour coincer Jamet! Ou quand tu pointes toi-même les arrivées du personnel le matin, ou quand tu vas fouiller dans les corbeilles des journalistes... En vieillissant tu ne t'es pas amélioré.
EDMEE - Je suis de plus en plus vache, c'est ça? Comment veux-tu faire autrement?
JACQUES - Je sais que tu as l'excuse d'être aux prises avec le syndicat du livre: il en a rendu fous d'autres que toi...
EDMEE - De toute façon, je voudrais bien savoir quelle est la petite salope...
JACQUES - Ne cherche pas. Je l'ai embauchée dans une de mes sociétés...
EDMEE - Ah! mais alors, c'est Josette?
JACQUES - Peu importe. Ce qu'il y a de certain, c'est que tu as réussi à te rendre odieux à tout le monde... D'après ce que tu viens de me dire, je ne vois pas comment il aurait pu en être autrement.
EDMEE - Je te ferai remarquer que je n'ai jamais foutu personne à la porte! Qu'est-ce que vous avez à vous plaindre?
JACQUES - Justement: tu réussis le tour de force d'être emmerdant et faible. D'autant plus faible que tu es plus emmerdant.
EDMEE - Ménage-moi tout de même un petit peu.
JACQUES - Tu es un... oui c'est ça: un vachard mou, voilà! Il aurait mieux valu que tu en balances quelques-uns plutôt que de maintenir cette espèce de terreur. Avec tes méthodes, tu fais travailler les gens tous freins serrés: ne t'étonnes pas si ça chauffe et si le train arrive en retard.
EDMEE - Ah oui! Bon, alors dis-moi: comment fais-tu, toi, pour gérer... tes entreprises?
JACQUES - Oh, c'est bien simple: je pars du principe que... je vais faire une grande déclaration, moi aussi, à savoir: que le travail est amusant et qu'il faut mettre tous ses employés en mesure de se passionner pour ce qu'ils font.
EDMEE - Tu as bien de la chance!
JACQUES - Non, non: je suis simplement paresseux. Tu vois: je rentre de voyage et je n'ai pas même pris la peine d'aller voir ce qui se passe chez moi. Je suis tranquille... J'ai une théorie du jeu...
EDMEE - Du jeu?
JACQUES - Oui, du jeu. L'enfant joue, c'est bien connu: il joue avec n'importe quoi: une ficelle, une boite de conserve. L'adulte n'est qu'un grand enfant. On dit pompeusement qu'il "travaille": en réalité il joue, il veut jouer en tout cas! Ce qu'il vient chercher dans son boulot, ce sont des Jouets.
EDMEE - Mais... Et "à la sueur de ton front", qu'est-ce que tu en fais?
JACQUES - Pas grand-chose! Si j'avais été le Seigneur, j'aurais dit: dans le paradis terrestre, ô Adam, j'ai constaté que tu t'ennuies. Je te mets désormais dans le grand jard1n de l'univers où tu trouveras, ou plutôt où tu pourras te fabriquer des multitudes de jouets avec lesquels tu t'amuseras... Et surtout sois curieux! Dans tous les siècles des siècles.
EDMEE - Ainsi soit-il. Et le péché originel?
JACQUES - Mais justement, c'est cette idée-là qui fout tout par terre. Qui dit péché, dit expiation: donc, faisons tout pour rendre la vie... expiante! Ca n'est pas enthousiasmant. Ça n'est même pas amusant! Surtout quand on .se rend progressivement compte que chacun s'est mis en tête de faire expier aussi et surtout les autres.
EDMEE - C'est à moi que tu penses?
JACQUES - Evidemment oui.
EDMEE - Tu me fais rire.
JACQUES - Tant mieux! Si seulement ça pouvait t'arriver plus souvent.
EDMEE - Tu plaisantes!
JACQUES - Ah non, là je suis sérieux.
EDMEE - Je n'y comprends plus rien.
JACQUES - En effet.
EDMEE - C'est comme ça?
JACQUES - Je t'assure que lorsque les gens s'amusent, ils les recherchent, les responsabilités... C'est comme... oui, c'est ça, j'y reviens: tu n'as jamais vu un gosse jouer avec son train électrique? Une entreprise, c'est un train électrique. Moi, je les laisse jouer! Ils me fondent des filiales, ils me montent des systèmes informatiques, ils m'inventent des nouveaux produits... Enfin, ça n'est pas si simple que ça, mais... Le train électrique, souviens-toi. Même si ça déraille de temps en temps!
EDMEE - Donc, chez toi, tout le monde "joue"? Merveilleux. Et avec ça, tu gagnes de l'argent!
JACQUES - Mais oui. Beaucoup plus que toi! Ca les passionne tellement... Je leur donne le jeu et ils me donnent les bénéfices! C'est cynique, ce que dis, mais ils aiment bien. Les gens aiment que leur entreprise fasse du pognon! Ils jouent même à un tel point que J'ai dû afficher une note service selon laquelle, au-delà de 22 heures...
EDMEE - Eh bien? Au-delà de 22 heures...
JACQUES - Tu as besoin qu'on te mette les points sur les i: à partir de 22 heures, je ne veux plus voir personne dans les ateliers ni dans les bureaux d'ailleurs. Je suis autoritaire de temps en temps: il ne faut pas qu'ils en deviennent mabouls... Inutile de te dire que je n'ai pas de pendule de pointage. Et pratiquement pas de maîtrise.
EDMEE - Tu n'es qu'un affreux manipulateur.
JACQUES - Peut-être bien. Ça me coûte moins cher... Et puis, sans parler du train électrique, c'est agréable d'être bien manipulé! Va donc leur demander.
EDMEE - Je ne crois pas un mot de tout cela.
JACQUES - J'en étais sûr.
EDMEE - Moi, en tout cas, je ne joue pas.
JACQUES - Mais si, tu joues. Tu joues sadiquement à emmerder les autres: ça te donne le sentiment de ton pouvoir.
EDMEE - Bon, bref... Tu ne t'imagines pas que je vais donner dans...
JACQUES - Non, je me l'imagine très mal, en effet.
EDMEE - Tu n'es qu'un con, Jacques. Je l'ai toujours soupçonné et aujourd'hui j'en suis certain. Tout ce que tu me dis... Tu as beau avoir ta licence de mathématiques... N'oublie donc pas que tu as raté l'examen d'entrée à Polytechnique...
JACQUES - Ecoute, j'ai mis dix ans à le digérer, maintenant c'est fait. Je suis libre, et b1en content. Si tu veux qu'on parle de ça, n'oublie pas que toi, tu n'as raté aucun examen! Et pour cause...
EDMEE - Et malgré tes échecs, tu as toujours affecté un petit air de supériorité... Mais tu n'es qu'un con, Jacques, un stérile, un jaloux... Moi, j'ai tenu cette boite à bout de bras pendant que toi tu allais te balader...
JACQUES - Tu aurais bien pu en faire autant!
EDMEE - J'ai un certain sens de mes obligations. Et je te le dis tout de suite, sadique ou pas, je ne permettrai Jamais qu'on remette en cause la façon dont Je dirige cette société.
JACQUES - Très bien. Je crois que nous n'avons plus grand chose à nous dire... (il se lève) Je résume donc notre conversation: si nous avons perdu sur les ventes, c'est la faute du personnel...
EDMEE - Evidemment.
JACQUES - ... qui malgré tous tes efforts, fait preuve... d'une mauvaise volonté exempla1re...
EDMEE - Exactement.
JACQUES - ... Qui trouve ses racines dans le relâchement de la morale et la pourriture de l'air du temps. Tu persistes et signes?
EDMEE - Naturellement.
JACQUES - Tu es d'un entêtement suicidaire.
EDMEE - Et si vous voulez me virer, faites-le. Prenez vos responsabilités, pour une fois.
JACQUES - Très bien... Ça risque de nous amuser!
EDMEE - Alors si ça vous amuse vous ne pourrez pas y résister.
JACQUES - C'est ce que tu verras.
(Jacques sort, Edmée le suit)

((La pièce peut s'arrêter ici... Mais si l'on se sent débordé par de bons sentiments, on peut aussi terminer par ce qui suit... qui est complètement invraisemblable...))

Scène III (cinq ans après, chez Jacques)
JACQUES - Entre, je t'en prie.
EDMEE - Mon vieux Jacques, c'est complètement irréel: ça me fait plaisir de te voir.
JACQUES - Vraiment? Tu ne m'en veux pas trop?
EDMEE - Mais non! Pas du tout! Je ne m'étais jamais rendu compte à quel point j'avais pu déconner.
JACQUES - C'est toi qui dis ça! Je n'avais jamais imaginé que tu pourrais t'en rendre compte un jour! Chapeau!
EDMEE - Ca m'a pris un bon bout de temps! Un bon bout de temps pour réaliser que j'avais jusque-là mené une existence d'imbécile... Quand j'y repense! Et après, eh bien après, j'ai découvert la vie: et tu me vois aujourd'hui le plus heureux des hommes! Je me suis remarié, tu sais!
JACQUES - Je sais, oui... Mais un pareil rétablissement... tu m'épates! Je ne pensais pas que...
EDMEE. - Tu veux dire que je l'ai échappé belle... Rien de tel qu'une retraite forcée pour vous remettre les idées en place. Il ne faut pas s'accrocher. Quand on n'a plus de jus, on n'a plus de jus!
JACQUES - Tu ne m'en veux vraiment plus?
EDMEE - Mais tu m'as sauvé la vie... Et je crois que par la même occasion tu as sauvé le Journal. Quand on a passé toute sa vie à faire le même métier! Et le pire c'est qu'on ne s'améliore pas en vieillissant... Je veux dire, moi en tout cas! C'est ce que tu m'avais très aimablement dit... On n'intègre plus les choses, on devient obsessionnel, on répète toujours les mêmes erreurs, on s'entête... Sais-tu ce que j'ai d'abord pensé: tout simplement que tu voulais me prendre ma place.
JACQUES - Jamais de la vie! Je n'avais vraiment pas envie de m'atteler à cette grosse machine. D'ailleurs je n'étais pas fait pour ça: le pouvoir, très peu pour moi. Ça sert d'avoir raté Polytechnique! Le temps de te trouver un successeur et je me suis tiré.
EDMEE - Et ton nouveau directeur, il a vraiment fait comme tu le disais, enfin que l'homme aime travailler, qu'il faut lui faire confiance, qu'il invente tout seul, qu'il prend des responsabilités...
JACQUES - Il n'a pas "fait comme je disais", ça faisait partie de sa philosophie... Mais tu penses bien qu'on ne change pas les mentalités en quinze jours. Il en a bavé. Il a du se défaire d'une ribambelle de vieux staliniens qui lui menaient la vie dure... Tu avais fait école, tu sais.
EDMEE - Staliniens... Quand même! Il n'y avait pas de goulag chez nous.
JACQUES - D'accord, mes mots ont dépassé ma pensée. Mais à ta petite échelle... Il a mis trois ou quatre ans, le temps de se constituer son équipe à lui, à son image et ressemblance...
EDMEE - Je dois bien avouer que les bénéfices ont en effet refait ne timide apparition.
JACQUES - Et cette année ce sera probablement encore mieux. Le Journal a quand même changé d'allure. Ils commencent même à être assez fiers, nos types... Mais ne te fais pas d'illusions: il faudra une génération pour out changer... si Dieu nous prête vie... Et tu sais, le déménagement que tu avais préparé s'est avéré très favorable...
EDMEE - Tant mieux! Pourquoi?
JACQUES - C'est comme si nous avions quitté une vieille peau. Ce n'est pas dans les vieux chaudrons qu'on peut fa1re de la bonne confiture! Les locaux de la rue Carnot sentaient tellement le... disons: centralisme autoritaire! Tu vois, les conclusions de cette aventure, c'est que les entreprises ne se réforment pas. On ne peut pas prendre les mêmes ingrédients, faire aux hommes une petite exhortation à se comporter différemment et en voir sortir une nouvelle confiture, pour filer la métaphore. Si on veut vraiment changer, il faut changer la direction, une bonne partie des hommes, les locaux aussi, les procédures, les machines, le produit lui-même... ou tout au moins le plus grand nombre possible de ces composants.
EDMEE - Oui, je comprends. Tu as probablement raison. Et Schmidt, qu'est-ce qu'il est devenu?
JACQUES - Tu n'es pas resté en contact avec lui?
EDMEE - Mais non, j'ai tout coupé, tu le sais bien. J'étais si furieux!
JACQUES - Lui, il est parti tout seul. Écœuré... Ton mauvais ange!
EDMEE - Il ne pouvait pas comprendre. Qu'est-ce qu'il est devenu?
JACQUES - Je crois qu'il est mort. Cancer généralisé. En voilà un autre qui n'a pas vécu sa vie.
EDMEE - Je me sens un peu coupable...
JACQUES - Oui, peut-être. On lui avait racheté ses actions, à bon prix. Une branche morte qui tombe. On n'y peut rien, c'est la vie... (il regarde sa montre) C'est aussi l'heure du dîner... Ta femme a dû arriver!
EDMEE - Le temps qu'elle se polisse le museau: elle est si coquette.
JACQUES - Si jolie, tu veux dire... Il fait si beau qu'on a mis le couvert sur la terrasse: le printemps nous fait de ces cadeaux!
EDMEE - Tout ça, mon vieux Jacques, c'est si merveilleux qu'on s'imaginerait que ça ne peut arriver qu'au théâtre!
JACQUES - On voit que tu n'y va pas souvent: le théâtre n'a jamais été plus morbide. Il n'y a qu'au théâtre qu'on ne peut pas voir ça. Allons-y
EDMEE - Je te suis.
JACQUES - Tante Henriette ne va pas tarder à arriver. Elle est toujours très ponctuelle.

(ils sortent)