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à la S.A.C.D. (Société des auteurs dramatiques)


UN JEUNE LOUP

par Michel Fustier

Robert est une jeune cadre très dynamique et très tenace qui a été embauché dans une entreprise pour le moins somnolente. Sentant les menaces que la concurrence fait peser sur cette entreprise, il multiplie les initiatives, parfois maladroites, pour essayer de la réveiller: ce qui indispose ses collègues, qui montent une sorte de complot pour se débarrasser de cet indiscret empêcheur de ronronner en rond... Le rôle de Robert doit être interprété avec un mélange de froideur et de violence contenue : il faut rendre compte des contradictions d'un tempérament plein d'une passion évidente, mais d'une objectivité et d'un sang-froid parfois exaspérants.

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I
LE DIRECTEUR - Qui est là? C'est vous, Robert...
ROBERT - J'aimerais vous voir.
LE DIRECTEUR - C'est à dire que... Mais non, après tout, entrez. Je finirai ça tout à l'heure. De toute façon je voulais vous parler moi aussi... sans trop tarder.
ROBERT - Ah bon, vous aussi... En ce qui me concerne, je n'en ai pas pour bien longtemps, mais c'est important.
LE DIRECTEUR - Il va bien falloir que nous prenions le temps qui est nécessaire... Asseyez-vous. Allez-y, Robert. Commencez. Qu'est ce qui vous amène?
ROBERT - ...C'est délicat à dire...
LE DIRECTEUR - Essayez tout de même.
ROBERT - J'éprouve un certain nombre de difficultés dans mon travail et je pense que j'ai besoin de votre appui pour réussir.
LE DIRECTEUR - Vraiment... Vous êtes pourtant plein d'initiative et d'énergie.
ROBERT - Je crois que monsieur Drevet ne peut pas objectivement se plaindre de moi, mais...
LE DIRECTEUR - C'est à dire que... Mais non, continuez. Racontez-moi ça en détail. Monsieur Drevet est âgé...

II
ROBERT - C'est bien là le problème!... Mais pour commencer par le commencement: voilà quatre mois que je suis ici en qualité d'adjoint au directeur commercial et je peux dire que je me suis déjà attaqué à un nombre considérable de problèmes.
LE DIRECTEUR - C'est vrai, Robert.
ROBERT - Tout d'abord j'ai repris en main le réseau de représentants, qui en avait bien besoin...
LE DIRECTEUR - Je sais, je sais…
ROBERT – Je suis allé les voir tous les voir les uns après les autres et j'ai consacré à chacun d'entre eux une journée complète. Leur technique de vente laissait dans l'ensemble beaucoup à désirer... Je leur ai expliqué en détail comment il fallait s'y prendre. Chez les clients, je me suis livré à quelques démonstrations et le soir à l'hôtel j'ai resserré les boulons de leur argumentaire... De plus j'ai fait tout mon possible pour leur remonter le moral! Bon boulot, je crois, et le chiffre d'affaires aurait dû rapidement s'en ressentir.
LE DIRECTEUR - Jusqu'à présent on ne peut pas dire...
ROBERT - Mais c'est justement ça qui m'inquiète! …Je crois savoir - enfin quand je dis: je crois savoir, c'est une façon de parler, je "sais" - que monsieur Drevet a déployé une activité inhabituelle pour réduire à néant les effets de ma tournée. Il est allé en voir quelques- uns, il a écrit aux autres...
LE DIRECTEUR - Vous ne vous en êtes pas expliqué avec lui?
ROBERT - Mais non. Il a fait tout ça dans mon dos... Comme si nous n'étions pas attelé au même char! Je suis son adjoint, il m'envoie en mission auprès du réseau: et après, il me désavoue.
LE DIRECTEUR - Il ne vous a vraiment rien dit?
ROBERT - Non... C'est ça qui est curieux! Sans compter que cette affaire a été pour moi l'occasion de faire un très gros travail sur le concept même de nos produits, qui avait sérieusement besoin d'être affiné. Pendant une semaine j'y ai travaillé jour et nuit... Je crois qu'il y a quelques anciens articles dont nous devrions nous débarrasser: ce sont des boulets que nous traînons... Vous avez bien reçu l'exemplaire que je vous avais réservé?
LE DIRECTEUR - Mais oui, je l'ai reçu.
ROBERT - Et alors ?
LE DIRECTEUR - Je vous en parlerai tout à l'heure. Continuez.


III
ROBERT - A mon avis , c'est un document de base qui nous manquait cruellement. Mais monsieur Drevet n'a pas eu l'air d'en faire le moindre cas.
LE DIRECTEUR - Un directeur commercial n'aime pas voir remettre en cause son catalogue de produits...
ROBERT - Ce n'est peut-être pas très agréable, mais quand c'est nécessaire, je ne vois pas pourquoi on ferait du sentiment! Monsieur Drevet n'est tout de même plus un enfant. C'est le moins qu'on puisse dire... Faute de réaction de sa part sur ce point, je me suis attaqué au problème de la facturation: retards, erreurs! Cela valait vraiment la peine de regarder ça de près. Mais là encore…
LE DIRECTEUR - Là encore, quoi...? Vous savez, Robert, dans une société, quand un nouveau venu...
ROBERT - Mais enfin, est-ce que je n'avais pas objectivement raison. Je ne voudrais pas critiquer monsieur Drevet, mais...
LE DIRECTEUR - Attention à ce que vous allez dire, Robert!
ROBERT - Oh, mais je n'ai rien à cacher. Et les choses que je pense, je les dis.
LE DIRECTEUR - Si vous ne pouvez pas vous retenir, allez-y.
ROBERT - Sur le plan commercial, beaucoup de choses clochent. Il y a énormément à faire: aussi bien en ce qui concerne la politique générale que dans les détails d'exécution. Et monsieur Drevet...
LE DIRECTEUR - Bien, Robert... Vous me parliez de la facturation...
ROBERT - Cela fait partie des détails d'exécution... Mais c'est très lourd de conséquences. Les clients se plaignent. Et ce n'est pas étonnant: deux vieilles facturières qui se préoccupent plus de leur tricot que de leur travail! Je leur ai fait des observations. Elles l'ont très mal pris. Je leur ai pourtant montré avec précision comment elles devaient procéder... Ce que personne n'avait jamais fait! Il est vrai qu'avec leurs machines antédiluviennes!

IV
LE DIRECTEUR - Vous vous y connaissez aussi en informatique? Je ne me serais jamais douté, en vous embauchant, que vous aviez des compétences aussi variées.
ROBERT - La formation que j'ai reçue à l'Institut Supérieur du Marketing est une formation théorique très ouverte et très large. Sans compter un grand nombre d'études de cas qui m'ont donné la capacité d'analyser très rapidement les situations difficiles et de percevoir presque instantanément les améliorations qu'on pourrait apporter aux dispositifs en place.
LE DIRECTEUR - Vraiment! Et vous n'avez jamais eu le sentiment qu'un peu plus de discrétion parfois...
ROBERT - Je n'ai pas la vocation d'une violette des bois et je ne vois pas pourquoi j'aurais gardé pour moi mes connaissances. Et puis j'avais à cœur de vous prouver que vous aviez bien fait de m'engager.
LE DIRECTEUR - Mais c'est moi qui n'ai fait en quelque sorte que payer une dette de reconnaissance contractée autrefois à l'égard de votre père...
ROBERT - Je sais bien... Et je ne voulais pas que vous puissiez le regretter. C'est pourquoi j'ai foncé.
LE DIRECTEUR - En effet... Donc, vous avez eu des difficultés aussi avec les facturières?
ROBERT - Naturellement. Et monsieur Drevet les a soutenues.
LE DIRECTEUR - Et encore une fois, vous n'en avez pas parlé ensemble?
ROBERT - Si. Cette fois j'ai eu droit à quelques remarques assez sèches.
LE DIRECTEUR - Vous êtes sûr de ne pas avoir été maladroit? Monsieur Drevet a été très… intime avec l'une d'entre elles…
ROBERT - Je n'ai pas à rentrer dans ces détails. A partir du moment où il est devenu nécessaire de dire les choses - ce qui signifie que personne n'avait osé le faire jusque là! - forcément, on vous reproche être maladroit. Quand on ne dit rien, on n'est pas maladroit. Monsieur Drevet n'est pas maladroit! ...D'ailleurs, d'après ce que vous venez de me laisser entendre, monsieur Drevet est prisonnier de ses faiblesses passées. Ce qui m'explique beaucoup de choses! En tout cas, il laisse tout aller selon la ligne de plus grande pente. Je vois une accumulation de choses qui ne marchent pas. Vous ne comprenez pas que ça me donne envie de foncer dedans. Et je trouve qu'il devrait me remercier au lieu de...

V
LE DIRECTEUR - Quel âge avez-vous exactement, Robert? Vous me direz que je pourrais consulter votre dossier...
ROBERT - Ca n'est pas la peine: vingt-cinq ans.
LE DIRECTEUR - Non seulement vous paraissez très jeune, mais vous l'êtes... Vous n'avez jamais éprouvé le besoin d'être aimé?
ROBERT - D'être aimé! Je ne vois pas ce que ça vient faire là.
LE DIRECTEUR - Quelle force et quelle faiblesse, Robert! On m'a parlé aussi de vos démêlés avec Savaly.
ROBERT - Mais c'est la même chose! Notre politique vis à vis des grossistes est inexistante. Certains d'entre eux jouissent de privilèges invraisemblables... J'ai simplement voulu reprendre en main la situation.
LE DIRECTEUR - Vous savez que Savaly est quasiment un de fondateurs de la société… Un de mes amis en tout cas.
ROBERT - Je ne vois pas en quoi cela peut me concerner.
LE DIRECTEUR - Et là non plus, vous n'en avez pas parlé avec...
ROBERT - Je vous l'ai dit: la plupart du temps, il m'ignore. Alors je ne vais pas rester sans rien faire... Et puis, c'était tellement évident! Avec Savaly, à force d'ajouter les remises les unes aux autres, nous finissions par perdre l'argent. Personne ne vous l'a jamais dit?
LE DIRECTEUR - (inquiet) Non. Vous en êtes sûr?
ROBERT - Nais naturellement. Il m'a suffi d'aller mettre mon nez dans la comptabilité industrielle pour m'en rendre compte immédiatement.
LE DIRECTEUR - Vous avez bien de la chance! ... Mais c'est vrai, ce que vous me dites?
ROBERT - Naturellement. Monsieur Drevet a les yeux fixés sur la ligne bleue du chiffre d'affaires. La rentabilité, il ne sait pas ce que c'est.
LE DIRECTEUR - Là, ce n'est pas moi qui vous contredirais.
ROBERT - Quant à la comptabilité industrielle...
LE DIRECTEUR - Oui je sais: ça ne tourne pas rond.
ROBERT - On vous en a parlé?
LE DIRECTEUR - Bien sûr qu'on m'en a parlé! Je vous suis à la trace, si cela peut vous rassurer. On sait que vous êtes en quelque sorte mon protégé... On n'ose pas vous dire grand chose à vous, mais ici, j'ai régulièrement droit à des allusions discrètes... non, pour tout dire, pas du tout discrètes.
ROBERT - Si seulement les gens avaient le courage de parler en face!
LE DIRECTEUR - Savez-vous que vous leur faites un peu peur?
ROBERT - C'est ridicule!
LE DIRECTEUR - Pas tant que ça. Vous ne manquez pas de répartie et vous avez la dent dure.
ROBERT - Je ne vois pas pourquoi je prendrais des gants. En tout cas, je suis content que vous ayez pu vous rendre compte des difficultés que je rencontre... En ce qui concerne la comptabilité industrielle, c'est complètement anachronique que d'étaler les frais généraux sur les produits comme du beurre sur une tartine. C'est une technique qui date des années cinquante: elle ne fait que dissimuler ce qui devrait apparaître...

VI
LE DIRECTEUR - Monsieur Jamiasse en tout cas n'a pas été très content de vos remarques... Mais laissons cela pour le moment. Non seulement j'ai donc été averti des difficultés que vous rencontrez: mais j'en ai été en quelque sorte assiégé! Vous ne vous êtes rendu compte de rien?
ROBERT - Il m'arrive bien d'avoir les oreilles qui sifflent: mais je considère ça plutôt comme une infirmité. Cependant, puisque tout le monde vous a fait ses confidences, je pense que vous comprendrez encore mieux ce que je veux vous dire maintenant.
LE DIRECTEUR - Ah, parce que vous ne m'avez pas tout dit ?
ROBERT - Pas encore l'essentiel.
LE DIRECTEUR - Eh bien, allez-y.
ROBERT - J'ai beaucoup réfléchi avant de faire cette démarche...
LE DIRECTEUR - C'est très bien, ça, de réfléchir …avant. Alors?
ROBERT - ...mais en fonction de l'ensemble des données que j'ai prises en compte, je me suis finalement décidé: j'ai besoin d'une certaine autorité et...
LE DIRECTEUR - Et quoi, Robert?
ROBERT - ...et je vous demande le poste de Directeur Commercial.
LE DIRECTEUR - Hein! ...Comme vous y allez! Et monsieur Drevet, qu'en faites-vous? Est-ce que vous croyez que...
ROBERT - Monsieur Drevet pourrait très bien se charger des statistiques générales...
LE DIRECTEUR - Vous avez pensé à tout!
ROBERT - Il y a beaucoup à faire pour tenir ces statistiques et c'est une occupation sédentaire qui lui conviendrait beaucoup mieux... Et comme ça, je n'aurais pas à lui parler de quoi que ce soit. Cette maison a vraiment besoin dans son service commercial de quelqu'un qui soit bien au courant des techniques modernes de vente. Tenez: rien qu'en appliquant la règle des quotas, nous pourrions...

VII
LE DIRECTEUR - Robert, il faut que je vous arrête...
ROBERT - ...D'ailleurs, j'ai déjà pratiquement pris possession du poste.
LE DIRECTEUR - Mais vous ne comprenez donc rien! (un temps) Est-ce que vous vous souvenez que je vous ai dit tout à l'heure, que j'avais moi aussi à vous parler ?
ROBERT - Oui, c'est vrai. Eh bien, dites-moi ce que vous avez à me dire, si c'est le moment.
LE DIRECTEUR - Redescendez sur terre et écoutez-moi bien… Moi non plus, ce n'est pas facile... Nous avons décidé hier, au comité de direction, de nous passer de vos services.
ROBERT - Vraiment. C'est une plaisanterie?
LE DIRECTEUR - Oh, bien sûr que non!
ROBERT - Mais enfin, avec tout ce que j'ai fait depuis que je suis dans cette maison! ...Parlons plutôt du comité de direction, ça tombe bien: il serait vraiment temps que je participe aux délibérations. Vous y prenez des décisions que j'ignore et je me sens comme exclu.
LE DIRECTEUR - Mais justement, exclu, vous l'êtes... Mon petit Robert, reprenez vos esprits. Le comité de direction vous a viré. Voilà tout ce que vous saurez jamais du comité de direction. Quant à croire que vous avez fait quelque chose dans cette société! Vous vous êtes agité, c'est tout ce que vous avez fait.
ROBERT - Mais... mais... je me suis engagé tout entier! Ah oui, évidemment, à côté de tous ces gens qui roupillent, je donne l'impression de m'agiter...
LE DIRECTEUR - Et quand je dis que vous vous êtes agité... En réalité vous avez déjà fait pas mal de dégâts. J'ai assez de crédit personnel pour qu'on me le pardonne: mais nous ne pouvons pas continuer comme ça. Je n'ai pas le droit d'imposer à mes collaborateurs une épreuve qu'ils n'ont pas méritée.
ROBERT - C'est moi, l'épreuve?
LE DIRECTEUR - C'est vous. Exact.

VIII
ROBERT - Mais... Je ne comprends pas... Franchement, je ne comprends pas!
LE DIRECTEUR - Vous qui comprenez tout! ...C'est bien ce que vous m'avez dit tout à l'heure? Mais précisément, si vous aviez compris cela, nous n'en serions pas arrivés où nous en sommes. C'est à croire qu'il vous manque une sorte de sixième sens, celui du possible... ou plutôt celui du convenable! C'est navrant d'avoir à se passer des services - comme on dit - d'un jeune garçon aussi plein d'enthousiasme. Mais vraiment, Robert, vous avez été trop loin.
ROBERT – Alors, si je m'étais tenu tranquille dans mon coin à exécuter des ordres que personne ne me donnait: c'est à dire à ne rien faire...
LE DIRECTEUR - Et oui: vous auriez amorcé une longue carrière dans notre société.
ROBERT - Ce n'est vraiment pas ma conception de l'entreprise!
LE DIRECTEUR - Ma conception de l'entreprise... Est-ce qu'on ne vous a pas appris, dans votre Institut de machin-chose, que les autres, ça existe. Et que toutes les théories ne peuvent pas l'emporter sur "les autres". Vous êtes farci de théorie! Mais les théories n'existent pas, les théories sont fausses... Ou alors, si elles étaient vraies, elles seraient beaucoup trop compliquées pour que quiconque, même vous, puisse les comprendre.
ROBERT - Je vous assure que j'ai parfaitement assimilé... beaucoup de choses. Et puis, je ne suis pas entré ici pour faire plaisir aux autres, mais pour réussir!
LE DIRECTEUR - Vous vous seriez simplement donné la peine de parler avec eux! Écoutez, Robert, je vous ai communiqué la décision du conseil de direction... qui est en réalité ma décision... J'ai bien dû finir par la prendre... Maintenant, de deux choses l'une: ou bien vous refusez de chercher à comprendre et vous me laisser travailler en paix. Ou bien, pour une fois, vous vous intéressez à ce qui vous arrive: et là, je suis prêt à essayer de vous l'expliquer. Et c'est une sorte de leçon complémentaire dont vous avez un besoin absolu si vous ne voulez pas que votre future carrière soit une longue dérive...
ROBERT - Je suis toujours avide d'apprendre.

IX
LE DIRECTEUR - Alors asseyez-vous et tenez-vous tranquille.... J'ai pris ma décision pour le bien de l'entreprise: mais je l'ai prise aussi pour le vôtre... Oui, je sais, c'est facile de dire çà. Mais pour une fois ce n'est pas une clause de style... D'ailleurs, la leçon, ce n'est pas moi qui vous la donne, c'est la vie! La vie est la grande maîtresse d'école, l'enseignante suprême… parce qu'elle est la seule qui puisse accompagner ses leçons de ces coups de bâton bien appliqués sans lesquels on ne comprend rien à rien. Ca vous fait mal, Robert, ce qui vous arrive?
ROBERT - Je ne sais pas encore... Quand on a rien à se reprocher!
LE DIRECTEUR - Ne faites pas le mariolle. Vous allez voir comme vous allez sentir votre douleur dans les jours qui viennent.
ROBERT - Je ne suis pas particulièrement sensible, ne vous inquiétez pas pour moi. Et alors, c'est quoi, cette grande leçon?
LE DIRECTEUR - Robert, vous venez de connaître un échec grave parce que... J'aimerais mieux que ce soit vous qui essayiez de le formuler.
ROBERT - Parce que je suis tombé dans une entreprise médiocre et vieillissante...
LE DIRECTEUR - Exact, Robert.
ROBERT - ...qui a refusé catégoriquement d'écouter ce que je pouvais avoir à lui dire, ce que j'étais prêt à lui apporter.
LE DIRECTEUR - Non, Robert: dans laquelle je n'ai pas réussi à gagner la confiance dont j'aurais eu tant besoin pour réussir à me faire entendre.
ROBERT - Mais enfin, c'est tout de même un monde! C'est moi qui arrive avec des connaissances toutes fraîches, avec mon énergie, ma bonne volonté, avec de quoi transformer la boite de fond en comble. Et il faudrait qu'en plus je fasse des bassesses pour...
LE DIRECTEUR - Pas question de bassesses! Mais deux vieilles facturières, ça se caresse dans le sens du poil... Et une équipe de représentants, on ne leur dit pas tout net qu'ils ne connaissent pas leur métier... Surtout quand on ne l'a jamais pratiqué.
ROBERT - Je vous demande pardon: nous avons fait des simulations à l'Institut, et j'ai toujours obtenu d'excellents résultats...
LE DIRECTEUR - Eh bien, vous voyez comme il y a loin de la théorie à la pratique. Quand il s'est agi de vous vendre vous-même... vous avez fait un bide. Marchandise retournée à l'expéditeur! Tenez, regardez ça, c'est le paquet des lettres que monsieur Drevet à reçu après votre passage chez les représentants... Et moi aussi, j'ai eu droit à quelques morceaux d'anthologie. Quant à Savaly...
ROBERT - Ca n'est pas parce que nous avons perdu un grossiste…
LE DIRECTEUR - Que nous ne pouvons pas en perdre deux?
ROBERT - Ce n'est pas ce que je voulais dire.
LE DIRECTEUR - Et puis trois, et puis quatre... Une fois que le processus est amorcé, les mêmes causes produisant les mêmes effets…
ROBERT - C'est une conception très dépassée. Le déterminisme dans les phénomènes sociaux est fortement remis en cause....

X
LE DIRECTEUR - Vous n'avez pas lu Le Petit Prince, Robert?
ROBERT - Si, naturellement
LE DIRECTEUR - Eh bien, souvenez-vous: il faut savoir "apprivoiser" l'autre!
ROBERT - C'est de la littérature.
LE DIRECTEUR - Pour une fois c'est de la bonne littérature.
ROBERT - Mais enfin, c'est vrai que vous avez décidé de me congédier?
LE DIRECTEUR - Oui, c'est vrai... De vous congédier? Je ne suis pas hostile à y mettre des formes. Si vous voulez nous remettre votre démission…
ROBERT - Jamais! Pourquoi y mettre des formes? Ce que vous faites, faites-le.
LE DIRECTEUR - Ne vous excitez pas. J'ai encore une chose à vous dire, que vous ne savez pas. Et que vous devez absolument apprendre: c'est que rien ne peut se faire sans le temps. Le temps! C'est paradoxal: à vingt-cinq ans on a le temps et pourtant c'est un âge ou l'on est incapable d'attendre.
ROBERT - Attendre: en effet, je n'en ai certainement pas l'intention! C'est une mauvaise leçon que vous me donnez là. Une leçon de... de vieux, pardonnez-moi!
LE DIRECTEUR - Vous voyez comme vous êtes! ...Je vous aime bien, Robert.
ROBERT - Et je n'ai pas le moins du monde l'intention de vous caresser dans le sens du poil. Je vous apporte tout ce que je peux vous donner... et vous, au lieu de me soutenir, vous prêtez l'oreille à tous les ragots, vous entrez dans toutes les cabales. Vous ne savez pas ce que c'est qu'un complot...? Vous crèverez avec eux, c'est sûr. Ca, c'est une leçon que la vie se chargera de vous donner, à vous. Mais quand vous l'aurez apprise, vous ne pourrez plus rien en faire, car vous aurez dépassé l'âge de la retraite.
LE DIRECTEUR - J'ai bien peur que le dialogue entre nous soit impossible!
ROBERT - Admettons que je parte: vous vous remettrez tous à ronronner tranquillement en vous demandant pourquoi votre chiffre d'affaires baisse régulièrement... Très bien... Oui, c'est vrai, je suis un empêcheur de ronronner en rond… Il aurait suffi que vous soyez un peu plus ferme!
LE DIRECTEUR - Je vous assure que même moi j'ai du mal à supporter votre brutalité... Un peu plus ferme!
ROBERT - Excusez-moi... Et puis je suis maladroit, et puis je suis catégorique: impardonnable! J'ai aussi le nez tordu et des boutons d'acné, au cas où on ne l'aurait pas remarqué. Je vous fais encore une fois la proposition de prendre la direction commerciale de l'entreprise à la condition que...
LE DIRECTEUR - Robert, vous vivez dans vôtre rêve...
ROBERT - De nous deux qui est le moins réaliste? Il ne suffit pas d'avoir de l'expérience. L'expérience finit par intoxiquer! Oui, j'ai un rêve. Pour faire monter un soufflé, il faut le mettre au four. Pour faire exister la réalité, il faut la soumettre au rêve. Et si vous ne me laissez pas faire, j'irai porter mon rêve ailleurs.
LE DIRECTEUR - Que voulez-vous que nous fassions? Allez, Robert, allez... Si vous ne voulez pas entendre ce que je vous dis...


XI
ROBERT - Et pourquoi ne voulez-vous pas m'écouter, vous? Parce que vous avez l'autorité? Ce serait une grande preuve dé faiblesse.
LE DIRECTEUR - Grande preuve de suffisance de votre part que de me parler ainsi!
ROBERT - Vous devez me trouver coriace... Si vous vous attendiez à ce que je parte la queue entre les jambes!
LE DIRECTEUR - (un temps) Pourquoi tenez-vous tant à partager le sort de ces vieux croûtons dont le soufflé est en train de retomber lamentablement? Vous n'auriez pas de peine à vous recaser ailleurs…
ROBERT - Parce que, ce que je fais, j'ai l'instinct de le faire jusqu'au bout. J'ai une victoire à remporter ici. Je déteste m'avouer battu.
LE DIRECTEUR - Vous croyez que la jeunesse est capable de renverser le cours des choses?
ROBERT - Si je ne le croyais pas, je ne me donnerais pas la peine d'exister.
LE DIRECTEUR – (un temps) Notre conversation est en train de prendre un tour étrange, vous ne trouvez pas?
ROBERT - Peut-être que nous touchons au fond du problème.
LE DIRECTEUR - C'est possible. (un temps) Vous êtes tout de même un drôle de numéro, Robert.
ROBERT - Je n'en ai pas conscience.
LE DIRECTEUR - Savez-vous ce qui m'impressionne en vous? C'est votre ténacité. Votre honnêteté aussi. Si vous pouviez ajouter à vos qualités naturelles une petite dose de savoir-faire, je dirais presque de savoir-vivre! Y a-t-il quelque chose qui soit capable de vous entamer, de percer votre armure....
ROBERT - Quelle armure?
LE DIRECTEUR - Mais cette espèce d'intransigeance...
ROBERT - Je ne suis pas intransigeant. Si vous me prouvez que je me trompe... Je n'ai aucune espèce de susceptibilité: je reviendrais en arrière avec autant de décision que j'ai marché vers l'avant. Je ne suis pas sûr que tout le monde puisse en dire autant.
LE DIRECTEUR - Je ne peux pas vous "prouver" que vous vous trompez. Mais je vous demande de faire comme si je pouvais vous le prouver. Est-ce que vous me faites assez de crédit?
ROBERT - Vous êtes mon chef hiérarchique. Sous bénéfice d'inventaire, je peux consentir à une suspension provisoire...
LE DIRECTEUR - Vous savez ce que vous auriez fait si vous aviez été à ma place? Vous m'auriez balancé une lettre recommandée: fini, bonsoir… Et nous aurions manqué l'occasion d'une excellente, quoique difficile, conversation. Donc, si je vous demandais de tout effacer et de recommencer, de remettre votre compteur à zéro, vous le feriez?
ROBERT - Autant de fois que vous voudrez. Mais si vous me virez, je ne vois pas à quoi ça pourrait servir...
LE DIRECTEUR - Attendez un peu... (un temps) Vous ne voyez pas que moi aussi je suis en train de... réfléchir!
ROBERT - Vraiment? Qu'est ce que vous voulez dire?
LE DIRECTEUR - Tel que je vous vois, je comprends parfaitement les pressions de mon comité de direction. Mais j'ai peut-être cédé un peu vite.
ROBERT - Je suis heureux que vous vous en aperceviez. Le vrai problème ne m'a jamais paru être entre vous et moi.
LE DIRECTEUR - Fondamentalement, non.
ROBERT - Et les autres, comme vous dites, est-ce qu'ils sont capables de remettre leurs compteurs à zéro?
LE DIRECTEUR - Puisque vous avez des solutions pour tous les problèmes... que suggérez-vous?

XII
ROBERT - Eh bien, (hésitation) ...je suppose qu'il faut que je... les... apprivoise. Rien d'autre que ce que vous avez dit! Consacrer un peu de temps à parler... avec eux. Faisons la palabre, comme dans une tribu primitive.
LE DIRECTEUR - Oh, mais ne vous imaginez pas que nous soyons autre chose qu'une tribu primitive, très primitive même: avec ses rites, ses tabous ses hiérarchies, son sacré, ses secrets, ses colères... Et vous, là au milieu, comme une sorte de petit monstre logique!
ROBERT - Si je comprends bien, c'était une vraie danse du scalp qu'ils ont menée autour de moi?
LE DIRECTEUR - C'est à peu près ça... Mais maintenant, je voudrais que nous essayions de fumer le calumet de la paix.
ROBERT - Mais alors cette fois-ci, dans les règles. Qu'on parle avec moi et non pas sans moi, ni contre moi. Et je veux bien ouvrir le dialogue, m'expliquer,..
LE DIRECTEUR - On dirait tout de même, mon petit Robert, que vous avez entendu ce que je vous ai dit... Pourvu que vous l'ayez entendu non seulement avec vos oreilles mais avec... vos tripes
ROBERT - Ne me dites pas que vous ne m'avez pas écouté, vous aussi.
LE DIRECTEUR - C'est vrai, Robert, honni soit qui mal y pense. Je vous ai écouté. Et peut-être que je vous ai compris... D'accord, parlons... Préparez donc une petite note pour bien poser le problème... une base de discussion. Et je vais avertir les membres du comité de direction - le conseil des anciens! - qu'il me serait agréable que... voyons: vendredi prochain, ils nous réservent l'après-midi. Ca vous va, comme ça?
ROBERT - Parfaitement. Je tâcherai de plaider ma cause.
LE DIRECTEUR - Votre cause... non pas exactement: cela ne vaudrait pas le déplacement. Mais celle de l'entreprise. C'est bien cela que vous vouliez me dire.
ROBERT - Tout à fait.. Je ne demande rien pour moi. Ce n'est pas mon problème, c'est le vôtre.
LE DIRECTEUR - Le nôtre, plutôt?
ROBERT - Oui, le nôtre... dans la mesure où vous renoncez vraiment à mon scalp… Et le "temps" que vous me donnez - celui sans lequel rien ne se fait - c'est un après-midi...?
LE DIRECTEUR - C'est un commencement. S'il en faut plus... et vous avez raison, il en faudra plus... nous le trouverons. Faites bien attention à ce que vous direz dans votre note. Il ne faut pas que vous exaspériez vos interlocuteurs. Partez des faits, de ceux dont vous êtes sûr. Ne faites pas de critiques: posez des problèmes, proposez des solutions. Ne les effrayez pas.
ROBERT - J'aimerais que vous la relisiez avant que je l'envoie.
LE DIRECTEUR - Si vous voulez, Robert. Nous commençons à nous comprendre.
ROBERT - Très bien. Je vous l'apporterai demain.,.
LE DIRECTEUR - Je voudrais que vous y intégriez votre étude sur les produits: discuter des produits ne met pas directement les personnes en cause... Quant à la question de la direction commerciale, ayez la pudeur de ne pas l'aborder vous-même... Robert, vous m'avez fait changer d'avis.
ROBERT - Je n'en suis pas encore sûr...
LE DIRECTEUR - Vous savez pourquoi?
ROBERT - Moi qui sais tout ? Non... Si, peut-être.
LE DIRECTEUR - Avec tout votre entêtement et votre enthousiasme, même si vous nous tapez sur les nerfs, vous êtes peut-être capable de nous tirer tous de l'ornière dans laquelle nous sommes en train de nous enfoncer.
ROBERT - C'est un risque que vous accepteriez de prendre?
LE DIRECTEUR - Moi, il me semble... Mais je pense que vous avez compris que je ne le prendrai pas tout seul. Nous le saurons vendredi. A demain, Robert.

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