FRANÇOIS LAISSE-TOI VIVRE!
Michel Fustier!
(comédie sur le problème de la sécurité)
FRANÇOIS est un ouvrier d'entretien dans une usine de chaudronnerie.
Il est très compétent, il a un tempérament extraverti,
généreux et actif: mais, toujours pressé et une peu brouillon,
il n'aime pas beucoup prendre dans son travail les précautions nécessaires.
Il a donc souvent eu des accidents. D'ailleurs il ne leur prête pas beaucoup
d'attention, il en est presque fier et jusqu'ici, par chance, ils n'ont; pas
revêtu de caractère de gravité. En dehors de 1'usine, il
se comporte de même, ce qui finit par inquiéter beaucoup sa femme,
NATALIE, d'autant plus qu'ils ont un enfant de sept ou huit ans et en attendent
un autre. Il serait temps qu'il prenne un peu de plomb dans la tête!
1 (La salle de séjour familiale. NATALIE est en train de prendre son
petit déjeuner. FRANÇOIS, venant de la chambre à coucher,
entre avec un bras en écharpe et sa casquette sur la tête.)
NATALIE - Qu'est-ce que tu fais, où vas-tu?
FRANÇOIS - J'en ai marre, je vais à l'usine.
NATALIE - Tu es fou!
FRANÇOIS - Mais non. Tu vois, ça va mieux! (il dégage son
bras et le fait bouger un petit peu).
NATALIE - Mais ce n'est pas cicatrisé. Ça ne fait que deux jours.
Tu en as marre! Un peu de patience: tu vas faire sauter tes points de suture.
FRANÇOIS - Penses-tu! Ça tient, ces saletés... J'ai même
pu m'habiller tout seul...! Natalie, range-moi mon col, s'il te plait, je n'y
arrive pas... (elle le range) Maintenant, donne-moi à déjeuner.
NATALIE - Mon petit vieux, si tu es capable d'aller travailler, tu dois pouvoir
te faire ton petit déjeuner tout seul.
FRANÇOIS - Ne sois pas vache. Quand je le fais tout seul j'en ai j'en
ai pour la matinée! Ça me fait quand même mal! (il essaye
d'allumer le gaz)... Rien que pour frotter une allumette.
NATALIE - Tu vois bien. Pas question d'aller à l'usine. Tu as tout ton
temps.
FRANÇOIS - Mais non, il faut que je parte tout de suite. (il met une
casserole sur le fourneau).
NATALIE - Je t'ai dit combien de fois de ne pas laisser traîner le manche
de la casserole à l'extérieur de la cuisinière. Rémy
passerait, il risquerait de se s'envoyer l'eau bouillante sur la figure. Tu
vois, c'est tout toi, ça...!
FRANÇOIS - Tu me fatigues! (il range le manche) Tu as toujours raison!
D'abord Rémy n'est pas ici.
NATALIE - Ecoute, le docteur t'a donné un mois de repos. Prends au moins
huit jours! C'est naturel que tu aies mal.
FRANÇOIS –Ça me fait mal mais je vais très bien.
Je n'ai pas besoin de repos.
NATALIE - Hier soir tu avais encore de la fièvre.
2
FRANÇOIS - De la fièvre, moi! Qu'est-ce que tu en sais.
NATALIE - Mais si, je le sais. Dans la nuit j'ai été obligée
d'enlever deux couvertures. Tu chauffais comme trois bouillottes! Fais voir...
(elle lui prend la main) Tu as encore au moins trente-huit, trente-huit cinq.
FRANÇOIS - Mais pas du tout. Je suis frais comme un gardon. Je n'ai pas
dit que j'allais travailler. Je vais à l'usine, simplement. Ils ont besoin
de moi. Je ne toucherai pas un outil: mais il n'y a que moi qui sache régler
le tour vertical. Au moins que j'explique à Jérôme!
NATALIE - Je ne te donne pas dix minutes avant que tu aies une clé à
la main. Et pas quinze avant que tu aies provoqué une catastrophe...
FRANÇOIS - Tu m'embêtes.
NATALIE - Si tu n'es même pas capable de frotter une allumette! Et comment
est-ce que tu feras pour conduire ta voiture?
FRANÇOIS - Je me débrouille très bien avec une main...
Quand je veux changer de vitesse, je bloque le volant avec les genoux...
NATALIE - Tu es complètement cinglé. Ne compte pas sur moi.
FRANÇOIS - Très bien: je me passerai de déjeuner. (il fait
mine de sortir)
NATALIE - François, je t'avertis, si tu vas travailler, moi je te plante
là. Je vais récupérer Rémy chez madame Doulot et
je me tire. Où, je n'en sais rien, mais je me tire. Tu me rends malade.
Malade d'angoisse. C'est sérieux ce que je te dis. Tu es incapable de
te conduire raisonnablement.
FRANÇOIS - Ecoute, Natalie ...
NATALIE - Tu le sais bien que c'est de ta faute, cet accident. Tu peux me donner
toutes les explications que tu voudras. Si tu avais arrêté la machine
avant de régler la chaîne, ça ne serait jamais arrivé!
La faute à pas de chance, ça n'existe pas, ça. La faute
à ton imprudence, oui... Je te connais.
FRANÇOIS - Mais enfin... J'ai toujours fait comme ça.
NATALIE – Ça n'est pas une raison.
FRANÇOIS – S'il fallait observer toutes les consignes... Je travaille
vite, moi! On n'en sortirait jamais. Il faut que je...
NATALIE - On ne risquerait pas non plus d'en sortir les pieds devant.
FRANÇOIS - Je l'ai fait cent fois!
NATALIE - Je sais, je sais: on l'a fait cent fois, et puis la cent-unième,
on ne sait pas pourquoi, on ne s'explique pas comment, sans qu'il n'y ait aucune
raison pour ça... Et crac! Et maintenant tu veux recommencer à
prendre des risques pour rien! Tu es un irresponsable... Je ne veux pas vivre
comme ça.
FRANÇOIS - Ce que tu peux être devenue casse-pied depuis...
NATALIE - Depuis quoi?
FRANÇOIS - Depuis que ta boite t'a payé un séminaire de
trois jours sur la sécurité... Je ne sais pourquoi ils y envoient
les femmes maintenant.
NATALIE - Formation permanente, mon vieux... Pas seulement depuis ça...
Depuis qu'on a Rémy...
FRANÇOIS - •.. Et pendant ton séminaire, qui est-ce qui
se l'est tapé, Rémy?
NATALIE - C'est bon que les pères s'occupent de temps en temps de leurs
enfants... Sans compter que bientôt il y en aura deux! Mais c'est vrai
que le séminaire, oui, ça m'a rendu attentive.
FRANÇOIS - Ça t'a surtout farci la tête de conneries. Des
idées de bonne femme, tout ça! Si on ne prenait pas de risques
on ne ferait rien.
NATALIE - Il y a des risques qu'on doit prendre, il y en a d'autres qu'on ne
doit pas prendre! Ecoute, François, un jour ou l'autre il aurait fallu
qu'on aborde le problème. Alors pourquoi pas ce matin? Je vais prendre
du temps pour ça... Je te prépare ton petit déjeuner, d'accord...
(elle l'embrasse, puis lui met son couvert et lui verse son café): je
te sers, mais pas pour que tu partes, pour que tu restes... Je vais téléphoner
que je serai en retard... Et on discutera. Pose ta casquette. .-
FRANÇOIS - Ah! Merde, les bonnes femmes ... Toujours discuter! Je suppose
que je n'ai plus qu'à obéir.
NATALIE - Exactement. Tu n'es pas de force aujourd'hui! Je le pensais depuis
longtemps, mais maintenant j'ai des mots pour le dire!. .. On discute pendant
que ça te fait encore mal. Que tu sentes ce que je vais dire. Et si tu
ne veux pas comprendre, je saurai où cogner pour que ça te fasse
encore plus mal.
3
FRANÇOIS - Mais qu'est ce qui te prend?
NATALIE - Je suis très calme, François. Je vais même te
beurrer tes tartines D'accord, c'est difficile quand on n'a qu'une main... (elle
le fait) Je me sens tout à fait en position de supériorité,
tu sais! Je veux bien te beurrer tes tartines pendant dix ou quinze jours...
Mais je ne veux pas avoir à te les beurrer toute ta vie... Suppose qu'un
jour il t'arrive quelque chose de plus grave... Ou même, comme le père
Rouilland, qu'on soit obligés de t'installer ici pour toujours sur une
chaise roulante et que tu aies deux longs filets de salive qui te pendent de
la bouche! Ça n'arrive pas qu'aux autres... Je vais téléphoner.
FRANÇOIS - Pas moyen d'y échapper, je vois.
NATALIE - Non, pas moyen. Je te tiens, mon bonhomme.
FRANÇOIS – Ça va, ça va. Si tu crois que tu vas me
couper l'appetit.
NATALIE - Tu as bien de la chance. Moi, tes histoires, ça me met sens
dessus dessous. C'est tout juste si ce matin j'ai pu avaler un petit café.
FRANÇOIS - Tu fais vraiment des embrouillaminis pour rien.
NATALIE - Ton bras, d'accord, ça n'est pas bien grave. Mais si je remonte
de ton bras à ce qui se passe dans ta tête -qui est censée
commander ton bras- alors je m'inquiète sérieusement.
FRANÇOIS - Tu ne devrais pas... (FRANÇOIS mange, NATALIE téléphone)
NATALIE - C'est toi. Juliette? .... Dis donc, je vais être un peu en retard.
Il faut que je m'occupe de François.... Mais non, ce n'est pas son bras.
Son bras, ça va 'mieux: c'est qu'enfin, il faut qu'on discute sérieusement,
avec ses accidents.... Qu'est-ce qu'il a encore fait? Non, rien. Je veux dire,
c'est dans sa tête que ça ne tourne pas rond. Il est tellement
content de lui! Il voulait repartir au boulot!.... Oui, c'est ça....
J'arriverai en fin de matinée. Non, ne t'inquiète pas! Rémy
est chez madame Doulot: c'est plus près de l'école quand François
ne peut pas l'accompagner. A tout à l'heure.
FRANCOIS - Tu me fais encore une tartine?
NATALIE - Tu peux bien attendre un peu. Si tu as encore faim, ça me donne
plus de chances de te garder là, en face de moi
FRANÇOIS - Alors?... Je sais, ta force, c'est le bla-bla.
NATALIE - Ecoute-moi, François... Faisons le point. Tu as trente-cinq
ans, moi j'en ai vingt-huit. Nous avons un enfant, nous en attendons un autre.
Tu as un bon boulot; moi, de ce côté, je ne me plains pas non plus.
On a une maison... De plus... je t'aime comme une idiote...
FRANÇOIS - Si tu me prends par là... Moi-aussi, je t'aime.
NATALIE –Ça, je n'en suis p.as tellement sûre: si tu m'aimais
vraiment... Tu es trop casse-cou! Je te déteste quelquefois. Tu prends
trop de risques! Heureusement que tu as ratatiné ta moto l'année
dernière ...
FRANÇOIS - Je m'en suis bien tiré!
NATALIE - Quinze jours d'hôpital, si c'est ça que tu veux dire.
4
FRANÇOIS - Oui, mais rien de cassé.
NATALIE - Rien de cassé parce que tu as eu de la chance. Mais la chance,
on ne peut pas toujours compter dessus. Enfin l'essentiel, c'est que ta moto
ait disparu de la circulation!... Quand on était jeunes, ça m'amusait
de te voir comme ça. J'étais même fière de toi. Mais
depuis qu'on a des enfants ...
FRANÇOIS - Tu ne vas pas m'empêcher de vivre parce que ...
NATALIE - Je sais: tu es aussi pompier volontaire, tu te passionnes pour le
parapente, tu fais de la varappe, tu conduis comme un fou. Quant à l'usine,
tu t'y considères comme Tarzan dans la jungle: tu te promènes
sur les toitures, tu te balances d'une charpente à l'autre, tu rampes
sous les machines, tu domptes les moteurs ...
FRANÇOIS - Tu fais de la poésie... Encore une fois c'est ma vie,
tout ça!
NATALIE – Ça pourrait aussi être ta mort! Et moi, alors,
je ne suis pas ta vie? Et tes enfants? D'ailleurs je ne te reproche pas que
ce soit... je suis au moins une partie de ta vie. Mais ce que je te reproche,
c'est l'imprudence avec laquelle tu fais tout ce que tu fais: Tu ne prends pas
de précautions, tu te précipites sur les choses. Dès que
tu as une idée, il faut qu'elle soit réalisée. Tu es comme
un gosse!
FRANÇOIS - Dis donc: un beau gosse, quand même!
NATALIE - Beau, ça te passera. Ça a déjà commencé.
Mais, gosse, ce qui me fait peur c'est l'idée que tu vas peut-être
le rester toute ta vie, que tu vas peut-être passer ta vie à jouer
à des jeux de gosse. Je ne veux pas passer mes jours à trembler...
Si c'était ça, j'aimerais mieux que tu en finisses tout de suite.
Je saurais au moins à quoi m'en tenir.
FRANÇOIS - Merci.
HATALIE – Ça te ferait une belle mort et à mon âge
je trouverais plus facilement à me remarier.
FRANÇOIS - Ah bon! C'est vraiment ça que tu penses!
NATALIE - Il y a des jours où je le pense très fort.
FRANÇOIS - Enceinte comme tu es! Tu as quelqu'un en vue? Un épicier,
peut-être ou un notaire? ... Mais tu vois bien que ce ne sont jamais que
des écorchures.
NATALIE - Tu te rappelles le jour où tu as failli recevoir un copeau
dans l'œil? Naturellement, les lunettes et toi, ça fait deux.
FRANÇOIS - Avec des lunettes, je n'y vois rien. C'est encore plus dangereux.
NATALIE - Tu l'as pris en pleine figure... A quelques millimètres près,
c'était l'œil qui giclait.
FRANÇOIS – Ça, j'ai eu du pot, il faut bien le dire. Mais
j'ai du pot, moi.
NATALIE - Du pot! Il suffit d'une fois... Nais enfin, qu'est-ce que tu as à
prouver, à qui?
FRANÇOIS - Comment ça? Qu'est-ce que j'ai à prouver? Je
ne prouve rien à personne. Je suis un homme!
NATALIE - Tu es un homme! Oui: eh bien, il y a d'autres façons de le
prouver... qui me plairaient plus.
FRANÇOIS - Ah oui? Qu'est-ce que tu veux dire?
NATALIE - Il y a homme et homme. Je me comprends! ...Toi, ta vie, c'est de la
jouer.
FRANÇOIS - Bon, bien, je vois. Tu ne m'aimes plus.
NATALIE - Idiot. Je te déteste quand tu fais l'imbécile, je te
déteste quand tu prends des risques, je te déteste quand je me
laisse hypnotiser par tes défauts... Mais je me dis que tes défauts
ne sont que l'envers de tes qual1tes. Et je t'aime parce que tu es généreux,
parce que tu ne comptes pas, parce que tu es vivant... Et que je voudrais que
tu le restes. (un temps) Une femme ne devrait jamais dire des choses comme ça...
FRANÇOIS - Pourquoi?
NATALIE - Je te dis ça... C'est comme si.je me laissais passer un anneau
dans le nez pour que tu me mènes où tu voudrais.
FRANÇOIS - De nous deux, je ne sais pas vraiment celui qui fait marcher
l'autre.
NATALIE - Oh, moi je ne me pose même pas la question. Je trotte, je cours...
Mais aujourd'hui c'est fini. J'ai dit: je m'arrête. Et puis, il y a une
chose qui me tracasse encore plus: Rémy!
FRANÇOIS - Rémy?
NATALIE - Le mauvais exemple que tu lui donnes. Il ne rêve que plaies
et bosses... Tu penses bien que ces ballades que tu lui faisais faire à
180 à l'heure derrière toi à moto... et vos descentes à
ski. Et tout ce que je ne sais pas, mais que je devine. C'est comme si tu lui
versais un poison, goutte à goutte. Un garçon est toujours tenté
d'imiter son père. Et dans cette histoire, il y a lui. .. Et il y a moi!
Tu comprends, s'il faut que je vive entre deux casse-cou, à trembler
pour l'un et pour l'autre! Et bientôt le troisième! Pourvu que
ce soit une fille ... (on sonne à la porte)
4
NATALIE - Qui est-ce que ça peut bien être. (elle sort)
FRANÇOIS - (finit son café et balaye les miettes de dessus la
table)
NATALIE - (rentrant) Ne mets pas tes miettes par terre; je te l'ai dit cent
fois. C'est le facteur... Comme il y avait une lettre importante, il a sonné.
C'est de ta boite.
FRANÇOIS - Qu'est ce qui leur prend? Une lettre? (il ouvre)
NATALIE - Fais voir.
FRANÇOIS - Dis donc, laisse-moi lire... C'est quand même à
mo... (il regarde la signature) C'est de monsieur Verdier ..."Mon cher
monsieur Delsart, je passerai un de ces jours prendre de vos nouvelles. Le médecin
m'a dit gue vous vous remettriez rapidement et qu'il n'y aurait pas de séquelles.
Tant mieux." (il lit des yeux, long silence) Ah! bien ça, ils ne
sont pas avares de compliments. Tu veux savoir ce qu'ils me disent?
NATALIE - Bien sûr que je veux savoir.
FRANÇOIS - Ecoute ça: "Vous savez que nous vous avons toujours
considéré comme un de nos meilleurs mécaniciens, non seulement
pour vos qualités techniques et votre conscience professionnelle, mais
pour votre rapidité d'intervention, qui est incomparable et dont nous
tirons tous grand profit... Je ne parle pas de votre disponibilité qui
est exemplaire..." Tu vois ce qu'ils me disent! En voilà un qui
sait tourner ses phrases!
NATALIE - Oui. A ta place je me méfierais.
FRANÇOIS - Pourquoi?
NATALIE - Trop poli pour être honnête.
FRANÇOIS - Penses-tu! Peut-être qu'ils vont me nommer contremaître!
"Tout ceci me donne la liberté d'aborder un point délicat,
que votre dernier accident m'interdit de passer sous silence."
NATALIE - Tu vois!
FRANÇOIS - Je vois quoi? "Si nous étions dans un régiment
aux prises avec l'ennemi, nous vous décorerions. Mais dans le cadre d'une
entreprise où notre premier devoir est de veiller sur la sécurité
des travailleurs, nous hésitons à laisser plus longtemps des responsabilités
telles que les vôtres à quelqu'un qui fait preuve de 'tant de légèreté,
ou plutôt de tant d'imprudence..."
NATALIE - Qu'est-ce que je te disais?
FRANÇOIS - La ferme! "... Surtout dans un métier où
les machines sont dangereuses, où l'environnement est dangereux, où
le produit est dangereux - ce n'est pas à vous que je l'apprendrai -
et où nous avons besoin d'un service entretien composé d'intervenants
non seulement compétents mais pondérés et prudents. D'autant
plus pondérés et prudents que, appelés à opérer
sur tous les points de l'usine, ils donnent; pour ainsi dire le ton et sont
naturellement pris pour exemples par tout le reste du personnel."
NATALIE - Tu vois bien!
FRANÇOIS - Tout ça c'est des phrases. Un chef du personnel, il
faut toujours que ça se couvre.
NATALIE - Continue.
FRANÇOIS - Voilà: "J'aimerais que vous réfléchissiez
à tout ceci avant ma visite et même que vous en parliez avec votre
femme, que je sais être de bon conseil. Au besoin..." Il te connait?
NATALIE - Naturellement. Il est venu nous faire une conférence pendant
le séminaire sur ...
FRANÇOIS - Décidément, ce séminaire!
NATALIE - Au besoin...?
FRANÇOIS - "Au besoin, Si vous estimez avec elle que les risques
que votre métier vous fait prendre sont vraiment trop grands pour vous,
je pourrais vous proposer..." Hein! "soit un poste en production:
mais je crains que vous n'en supportiez pas la monotonie, soit..."
NATALIE - Quoi donc?
FRANÇOIS - "soit d'examiner si vous pourriez vous faire à
un travail du bureau..." Le fumier!
NATALIE - Continue.
FRANÇOIS – " Où il Y a tout de même moins de
risques physiques."
NATALIE - Il a bien raison.
FRANÇOIS - Tu vas la fermer, toi. "...A moins que nous puissions
envisager taus les trois un moyen efficace... je ne sais pas, un sérieux
stage de formation ou quelques conversations prolongées avec un médecin,
pour vous aider à bien contrôler vos impulsions. Vous en avez besoin
pour que nous vous gardions votre place. Encore plus si vous aspirez à
un poste de contremaître..."
5
NATALIE – (ironique) Tout ça c'est des raisonnements de bonne femme!
Hein, tu vois bien que...
FRANÇOIS - Vous vous êtes donné le mot.
NATALIE - Je t'assure que non. Ça tombe tellement sous le sens. Et pourtant,
ton chef du personnel ce n'est pas une lopette. Il a été commandant
dans les parachutistes; je crois.
FRANÇOIS - Tu sais ce que j'en fais de sa lettre? Je la ...
NATALIE - Tu ferais mieux de la relire.
FRANÇOIS - Me mettre sur la chaîne de production, moi! Tu me vois?
Et en réalité, avec toutes ces protections qu'il y a maintenant,
on se croit à l'abri, on ne fait plus attention: et les types, ils se
font chopper au moment où ils s'y attendent le moins. Un doigt, une main!
Je les ai encore tous, moi... Quant à un emploi de bureau...
NATALIE - C'est pour te faire réfléchir qu'il dit ça.
FRANÇOIS - J'espère bien. C'est pas sérieux! J'ai un métier,
moi.
NATALIE - Il reste aussi... là, ce qu'il a dit à la fin.
FRANÇOIS - Un stage... Tu rigoles. Et qu'est-ce qu'il veut dire avec...
(il relit) ces "quelques conversations prolongées avec un médecin?"
NATALIE – Ça, il nous l'a expliqué. C'est pour voir ce qui
se passe dans ta tête quand tu oublies ton marteau sur une armoire et
qu'ensuite tu remues l'armoire pour qu'il te tombe sur le crâne.
FRANÇOIS - Je ne décide pas de me faire tomber mon marteau sur
le crâne.
NATALIE - Ce n'est tout de même pas la faute du marteau.
FRANÇOIS - Il a des choses qui vous en veulent. C'est bien connu.
HATALIE - François, sois sérieux. Moi, je ne te l'aurais pas dit
comme ça, mais je me suis toujours demandé s'il n'y avait pas
en toi quelque chose de pour ainsi dire... maladif, malsain, un besoin de...
comment ça? Quelque chose... gui te fait oublier le marteau sur l'armoire.
Je ne sais pas, quand tu étais pet1t peut-être, ça s'est
passé... Si tu pouvais en prendre conscience, peut-être que ça
te couperait l'envie...
FRANÇOIS - Qu'est-ce que tu racontes là. Ça me couperait
l'envie de quoi?
NATALIE - Eh bien de recevoir le marteau sur la figure ... Moi, je ne pourrais
pas en dire beaucoup plus. Et puis tu ne me croirais pas. Mais un docteur, tu
l'écouterais peut-être.
FRANÇOIS - Tu vas me foutre la paix avec ton docteur! Ces cons-là...
tu te souviens, quand je m'étais fait coincer le bras dans l'étau-limeur...
Ce n'était rien: j'en ai eu pour six mois. Ce que j'ai pu déguster...
C'était un remplaçant.
NATALIE - Ce n'est pas exactement un docteur, c'est plutôt quelque chose
comme un psychologue... Si tu préfères un emploi de bureau! Dans
ton cerveau, c'est de la mécanique, pas autre chose. Tu as quelque chose
de... gauchi et de temps en temps, quand tu accélères, ça
fait un balourd: et crac.
FRANÇOIS - Toi, quand tu as dit: et crac! c'est comme si tu avais tout
dit. Mais tout ça, ça n'est pas de la mécanique. Et crac,
ça n'est pas de la mécanique... Tiens, le téléphone!
Vas-y.
6
NATALIE - (décrochant): Oui.... Oui, je suis bien Madame Delsart... L'école?
(à son mari) C'est l'école. (au tél.) L'école, qu'est
ce qui arrive?.... (à son mari) On me passe le directeur...
FRANÇOIS - C'est Rémy?
ANTALIE - Qui veux-tu que ce soit.
FRANÇOIS - Qu'est-ce qu'il aura encore fait?
NATALIE - Ne te fais pas de souci. ..
FRANÇOIS - Ne te fais pas de souci, ne te fais pas de souci! Je ne peux
pas m'en empêcher. Un coup de téléphone comme ça,
à l'improviste!
NATALIE - Attends. (au tel.).... Il a eu un accident. Ah, mon dieu! (à
son mari) tu avais raison. (au tel.).... Rien de grave! Ah bon: mais qu'est-ce
que ça veut dire: rien de grave? .... Des écorchures... A première
vue... Mais qu'est-ce que... ? Mon dieu, mon dieu.... Du troisième étage!
.... (longue écoute" Elle s'assieds, très angoissée,
sans penser à raccrocher le téléphone)
FRANÇOIS - Tu vas me dire ce qui s'est passé.
NATALIE - C'est Rémy qui fait de la voltige sur la façade de l'école.
Avec Olivier, ils s'amusaient à passer d'une fenêtre à l'autre
par l'extérieur. Il y a une petite corniche de rien du tout. Ils avaient
fait un pari. Il a perdu l'équilibre, il est tombé... Pour épater
les copains! Ah, mon dieu!
FRANÇOIS - Allons bon!... Remets-toi, Natalie! Mais il est cinglé,
ce gosse.
NATALIE - Je ne te le fais pas dire. Heureusement, il a atterri sur une haie.
FRANÇOIS - Sur une haie! Sur une haie! Mais il aurait aussi bien pu tomber
sur l'angle de trottoir. Et alors?
NATALIE - Le directeur n'est pas trop inquiet. Mais ils l'ont tout de même
fait mener à l'hôpital. Ils lui font des radios.
FRANÇOIS - A l'hôpital! Donne-moi ce téléphone.
NATALIE - Ils ont dit de ne pas téléphoner tout de suite.
FRANÇOIS – Ça ne fait rien: donne-moi le téléphone.
Fais-moi le numéro... 77 18 31 56... Je le sais par cœur, tu penses.
(elle fait le numéro) Allo, les urgences...? Vous venez ne recevoir un
petit garçon qui.... Oui, c'est ça.... Il est en salle d'opération!
Mais.... C'est ça, passez-moi le service.
NATALIE - Qu'est ce que c'est que cette histoire. On nous dit que c'est rien.
Et puis il est en salle d'opération!.. Ça veut peut-être
simplement dire qu'on s'occupe de lui mettre du mercurochrome? -
FRANÇOIS - Ça veut dire que le directeur, il n'a pas osé
nous dire la vérité. (au tel.) .... Allo?.... Oui.... Oui, je
suis son papa. Qu'est-ce qu'il y a? ....Un bras démis et une fêlure
à la clavicule: c'est grave?.... Ah bon, du repos.... Avec le bras bandé.
Eh bien!... Et à la tête, rien?.... Heureusement!.... Ah, il n'y
a pas besoin de l'hospitaliser.... Nous pouvons venir le chercher dans une demi-heure.
Très bien!... Je peux l'avoir au- téléphone?.... Il est
encore dans les vap... Ah, tant pis. (Il raccroche)
NATALIE - Bon, on va aller le chercher, on s'expliquera après.
FRANÇOIS - Pourquoi est-ce que tu veux qu'on s'explique après?
NATALIE - Parce que c'est de ta faute tout ça, c'est de ta faute!
FRANÇOIS - Voyons, Natalie! Je n'y suis pour rien. C'est un petit crétin
de sale gosse, je suis d'accord. Quand je pense à ce qui aurait pu arriver.
Il l'a échappé belle! Pourquoi est-ce que tu t'en prends à
moi? Je n'y étais pas, là-bas.
NATALIE - Tu n'étais pas là-bas! Mais si, tu y es, dans sa tête.
Toutes ses imprudences, c'est pour faire comme toi! Si tu Savais l'admiration
qu'il a pour Et toi, qu'est-ce que tu lui apprends? Tu ne lui apprends pas à
vivre, tu lui apprends toutes les façons de se casser la figure...
FRANÇOIS - Ecoute c'est mon fils autant que le tien. Je l'aime autant
que toi.
NATALIE - Eh bien, montre-le! Peut-être qu'il s'imagine lui-aussi que
pour être un homme... Et comme il a de l'imagination, je suis tranquille,
il fera encore mieux que toi. Je ne sais pas ce que tu as de détraqué.
Tu vois bien... Mais pour 1u1, soigne-toi, soigne-toi.
FRANÇOIS - Soigne-toi, soigne- toi! Comme si j'avais la syphilis...
NATALIE - Mais c'est bien pire. Tu as... Je ne sais pas, Et ça se transmet
mieux que la syphilis... Tu as besoin d'être admiré, ou tu veux
te venger de ton chef, ou bien tu as honte de ton père, ou tu n'as pas
vraiment envie de vivre, ou peut-être tout simplement que-tu as peur de
ne pas faire les choses assez vite, ou je ne sais pas quoi. ..
FRANÇOIS - Tu te rends compte de ce que tu me dis.
NATALIE - C'est au séminaire qu'ils nous ont expliqué tout ça.
Un type qui était drôlement fort pour vous faire comprendre ce
qui se passe dans nos crânes... Sans qu'on le sache, sans qu'on veuille
le savoir. L'accident n'arrive jamais tout seul.
FRANÇOIS - Et tu y crois, toi?
NATALIE - J'y crois, j'v crois... je n'y croyais pas trop. Hais, maintenant,
en y réfléchissant, j'y crois. Nous, les femmes, on a beaucoup
moins d'accidents parce qu'on n'éprouve pas autant que vous le besoin
de faire le malin... C'est vrai, ça! Nous, pourvu qu'on vive heureuses...
Pas besoin de partir pour la guerre ou d'aller gagner des concours... François,
laisse-toi vivre, laisse-moi vivre! Allez, viens, an va chercher Rémy.
Ça doit quand même lui avoir fait un choc.
FRANÇOIS - Aide-moi à passer mon blouson.
NATALIE - Ah, c'est bien vrai que les accidents, ça commence dans la
tête! Qu'est-ce qu'elle lui avait fait cette corniche? Rien. Et puis tout
à coup, dans sa tête, il s'est vu dessus. Va savoir ce qui s'est
passé. Viens. (elle s'arrête) François...
FRANÇOIS - Quoi?
NATALIE - Promets-moi, on va faire quelque chose.
FRANÇOIS - Quelque chose pour quoi?
NATALIE - Pour que je n'ai plus à trembler... (elle se blottit dans ses
bras)
FRANÇOIS - Tu veux dire, voir un psy et tout ça... Ça ne
m'amuse pas, mais je te promets, si tu crois que.... -
NATALIE - Embrasse-moi.. Je tiens autant à toi qu'à lui, tu sais.
FRANÇOIS - Allons-y vite...
NATALIE - On y va ...
FRANÇOIS – (va sortir, puis revient) Tiens: prends les clés:
tu conduiras... Ça vaut mieux.
(ils sortent)