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les représentations publiques doivent être déclarées
à la S.A.C.D. (Société des auteurs dramatiques)
LE TEXTE ET LE CONTEXTE
par Michel Fustier
Le directeur d'une moyenne entreprise n'aime pas beaucoup mettre ses mains dans
le cambouis et dirige son affaire de loin, sans trop sortir de son bureau du
siège. Survient à l'usine un incident que, par manque d'informations,
il s'apprête à régler en juriste. Mais sa secrétaire,
beaucoup plus avertie, lui explique le contexte et l'oblige à revenir
sur sa première impulsion.
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I
LE DIRECTEUR - Madame Bonnard!
LA SECRETAIRE - Oui... Je partais!
LE DIRECTEUR - Encore une petite chose, s'il vous plaît. Il faut que ce
soit réglé rapidement.
LA SECRETAIRE - Une lettre?
LE DIRECTEUR - Oui... Si ça ne vous dérange pas trop.
LA SECRETAIRE - Vous savez bien que... Mais s'il le faut vraiment…
LE DIRECTEUR - J'ai reçu cette petite note de l'usine: voies de fait...
J'aimerais bien avoir le temps de m'occuper de ces bêtises... Michard!
...Vous le connaissez?
LA SECRETAIRE - Bien sûr que je le connais.
LE DIRECTEUR - A quoi est ce qu'il ressemble?
LA SECRETAIRE - Un grand, maigre, avec des moustaches à la gauloise...
Qu'est-ce qui s'est passé?
LE DIRECTEUR - Une bagarre. Tant pis pour lui. Je vous dicte... En gros, vous
lui dites... Voies de fait, que voulez-vous que j'y fasse? ...Faute grave, évidemment.
Le droit est très strict. Il ne faut pas sortir du droit... Congédiement
pour faute grave... Pas d'indemnité, naturellement... Congédiement
immédiat... Des regrets? Non pas de regrets: il ne faut pas mélanger
le droit et les sentiments... Ou alors si: exprimez nos regrets qu'il se soit
livré à ces violences... Contre qui déjà, ces violences?
...Ah oui, Chapoutier. Chapoutier, c'est bien le gros?
LA SECRETAIRE - Comment, le gros?
LE DIRECTEUR - Oui, je confonds toujours. Il y a deux chefs d'atelier, un gros,
assez répugnant, et un petit.
LA SECRETAIRE - Oui, si c'est ça que vous voulez dire, c'est le gros.
LE DIRECTEUR - C'est ce qu'il me semblait... Il pourrait porter plainte devant
les tribunaux s'il le voulait: treize jours d'incapacité! Je ne sais
pas pourquoi monsieur Loïc a absolument voulu que ce soit moi qui écrive
la lettre. De toute façon, c'est à lui de se débrouiller
avec les détails administratifs... Voilà, je crois que c'est l'essentiel...
Ca va?
LA SECRETAIRE - Je vous relis?
LE DIRECTEUR - S'il vous plaît.
LA SECRETAIRE – "Monsieur, nous avons appris avec beaucoup de regrets
ce qui s'est passé le 5 mars dans l'atelier des presses. Vous conviendrez
avec nous que les violences auxquelles vous vous êtes livré sur
la personne de monsieur Chapoutier, chef d'atelier, sont une faute grave..."
J'ai été aussi fidèle que possible... "Et vous savez
qu'une faute grave justifie un congédiement immédiat sans Indemnité.
Respectueux du droit, nous vous en signifions par cette lettre...."
LE DIRECTEUR - Ajoutez donc: comme toujours. "Comme toujours respectueux
du droit "... etc.
LA SECRETAIRE - En effet (elle note)..."Comme toujours respectueux du droit,
nous vous en signifions par cette lettre la décision de principe. Celle-ci
prendra effet dès que monsieur le Chef du personnel aura terminé
les actes de la procédure en usage."
LE DIRECTEUR - Oui, très bien ... Après "respectueux du droit",
mettez aussi: "et soucieux de maintenir dans cette société
un climat de justice et de rigueur" …etc.
LA SECRETAIRE - Voilà, J'ai noté ...Et la fin, quelle formule?
"Nous vous prions, Monsieur, de recevoir..." Cela fait un peu hypocrite...
LE DIRECTEUR - Il faut respecter les conventions...
LA SECRETAIRE - On ne peut tout de même pas dire "sincèrement
votre" ou "nos meilleurs sentiments" à quelqu'un qu'on
congédie!
LE DIRECTEUR - Toujours les sentiments... Vous savez à quel point j'ai
horreur de montrer mes sentiments! Pourquoi pas: sincère déception?
...Écoutez, débrouillez-vous. Vous me tapez ça en vitesse.
LA SECRETAIRE - Je me débrouillerai, mais... je peux vous dire quelque
chose?
LE DIRECTEUR - Mais bien sûr.
LA SECRETAIRE - Cette lettre... elle me chagrine.
LE DIRECTEUR - Vous voulez apporter quelques précisions? J'ai peut-être
oublié des choses importantes...
LA SECRETAIRE - Ce n'est pas cela. Ce n'est pas sur la forme, c'est sur le fond.
LE DIRECTEUR - Ah! Qu'est-ce que vous trouvez à y redire? Je croyais
que vous étiez pressée...
LA SECRETAIRE - Pour ça, je peux bien prendre mon temps... Vous êtes
là, dans votre bureau insonorisé, à trois kilomètres
de l'usine, entouré de vos livres de droit... Vous recevez une note:
Michard a cassé deux dents à Chapoutier. Vous mettez tout ça
dans votre moulinette à prendre des décisions, vous y ajoutez
une pincée de droit du travail, vous délayez avec l'eau dont vous
vous êtes lavé les mains. Et crac, il en sort un licenciement.
LE DIRECTEUR - Que voulez-vous que je fasse d'autre?
LA SECRETAIPE - Vous pourriez quand même essayer de savoir un peu ce qui
s'est passé. Ce n'est peut-être pas si simple.
LE DIRECTEUR - Je laisse monsieur Loïc se débrouiller. Vous ne voudriez
pas que moi, je rentre dans les détails.
LA SECRETAIRE - Ce ne sont pas des détails: c'est peut-être l'essentiel.
LE DIRECTEUR - L'essentiel pour moi, c'est écrit là-dedans.
LA SECRETAIRE - Moi, je crois que cet essentiel dans cette affaire, c'est l'accessoire.
LE DIRECTEUR - Vous y allez fort! ...Mais vous n'avez pas l'habitude de critiquer
ce que je fais.
LA SECRETAIRE - Ca m'arrive souvent de me retenir. Mais aujourd'hui, là
alors, si, je parle. A côté de ce qui se passe dans l'entreprise,
toutes vos considérations juridiques me donnent une impression de...
futilité!
LE DIRECTEUR - Ah, mais dites donc: ça m'a l'air sérieux!
LA SECRETAIRE - Vous êtes, quand on vous connaît, un homme bon,
et courtois, et délicat...
LE DIRECTEUR - Vous avez vraiment décidé de tout dire!
LA SECRETAIRE - Mais il y a des choses qui vous dérangent et pour ne
pas les voir, ne pas les entendre, vous ne voulez les traiter que de loin, avec
les pincettes du juriste. C'est commode, le droit.
LE DIRECTEUR - Ne soyez pas désagréable... Nous sommes pressés
tous les deux. Le chef et l'idée de chef doivent être défendus:
c'est la base de notre civilisation...
LA SECRETAIRE - Et les dents du chef aussi...
LE DIRECTEUR - Son intégrité physique, oui. Malgré toute
ma courtoisie, Madame Bonnard, tapez-moi cette lettre en vitesse: que nous en
ayons terminé!
LA SECRETAIRE - (vexée) Très bien.
II (le lendemain)
LA SECRETAIRE - Monsieur Lavisse aura une demi-heure de retard... Il vient de
téléphoner.
LE DIRECTEUR - C'est contrariant. Mais je croyais qu'il... (la regardant) Pourquoi
est-ce que vous me faites la tête, Madame Bonnard?
LA SECRETAIRE - Je ne fais pas la tête.
LE DIRECTEUR - Vraiment! ...C'est à cause de cette lettre, hier?
LA SECRETAIRE - Mais pas du tout. Moi, après tout, je tape. Je tape et
je m'en tape...
LE DIRECTEUR - Pour que vous me parliez comme ça...
LA SECRETAIRE - J'espère que ce n'est pas une faute grave.
LE DIRECTEUR - ...Il faut vraiment... Dites-moi: qu'est ce qui vous tracassait
hier soir?
LA SECRETAIRE - Mais rien, rien du tout.
LE DIRECTEUR - Ne me racontez pas d'histoires: il y avait quelque chose. J'ai
horreur des scènes de ménage.
LA SECRETAIRE - Ce n'est pas la peine que je vous le dise: vous ne voulez rien
entendre.
LE DIRECTEUR - Bon: je me débouche les oreilles... D'ailleurs, j'ai très
bien entendu. Vous m'avez dit, si je me souviens bien: "A côté
de ce qui se passe dans l'entreprise..."
LA SECRETAIRE - Ah, ça vous a quand même laissé des traces...
Ce ne sont pas les oreilles que vous avez de bouchées, c'est l'entendement.
LE DIRECTEUR - Vraiment? L'entendement? Vous voyez pourtant que je me souviens
très bien des choses...
LA SECRETAIRE - Oui, mais vous ne les comprenez que si vous le voulez bien.
Vous voulez un exemple? ... L'autre jour vous avez reçu une lettre de
Monsieur Gignas qui vous exprimait son désaccord total sur votre projet
d'organigramme.
LE DIRECTEUR - Oui. Et alors?
LA SECRETAIRE - Vous lui avez répondu que vous étiez heureux de
son approbation et que, fort de son conseil, vous alliez mettre votre dispositif
en application tout de suite.
LE DIRECTEUR - Mais il ne m'exprimait pas du tout son désaccord: tout
au plus quelques points de détail, pour donner de la consistance à
sa lettre ... insignifiante à vrai dire.
LA SECRETAIRE - Vous l'avez lu avec vos bésicles de travers, sa lettre.
Il vous disait qu'il n'y avait que quelques points de détail sur lesquels
il était d'accord... Mais c'était plus de la courtoisie qu'autre
chose...
LE DIRECTEUR - Vous m'étonnez.
LA SECRETAIRE - C'était bien le peine de faire appel à un organisateur.
Si vous l'aviez écouté, nous n'en serions peut-être pas
là aujourd'hui. Alors quand vous me demandez ce que je pense, je me dis:
à quoi est ce que ça servirait, enfermé comme vous êtes
dans vos opinions?
LE DIRECTEUR - Très bien, ne me dites rien.
LA SECRETAIRE - Vous m'écouterez?
LE DIRECTEUR - En attendant Monsieur Lavisse, puisque attente il y a, j'ai une
demi-heure à vous donner. Si vous ne videz pas votre sac, j'en aurai
pour quinze jours à expier mes fautes... Parlez-moi de l'affaire Michard.
III
LA SECRETAIRE - Ca ne va pas vous faire plaisir.
LE DIRECTEUR - Encore une fois il n'est pas question de sentiment. Parlez-moi
de Michard. Vous le connaissez bien?
LA SECRETAIRE - Oh oui, je le connais bien: il habite à deux rues de
chez moi.
LE DIRECTEUR - Et alors? Ca ne suffit pas à transformer un coupable en
innocent.
LA SECRETAIRE - Non: mais ça peut donner du poids à mon témoignage...
Un type très bien... Une sorte d'artisan devenu ouvrier, d'artisan d'autrefois,
amoureux du beau boulot, avec ou coup de patte terrible... Un ancien du Tour
de France des apprentis.
LE DIRECTEUR - Je vois ça. Et avec ses moustaches à la gauloise,
un peu anar.
LA SECRETAIRE - Il n'aime pas qu'on le fasse... enfin vous me comprenez. Comme
tous les gars de service entretien, d'ailleurs. Mais c'est essentiellement un
doux.
LE DIRECTEUR - Donc, il n'a aucune circonstance atténuante. Si encore
il avait été pris de boisson!
LA SECRETAIRE - J'aime mieux avoir été la seule à entendre
ça... En tout cas, lui, Michard, il ne boit pas: il est même un
peu écolo sur les bords... Et il a reçu plus de coups de matraque
qu'il n'en a donnés.
LE DIRECTEUR - Oui, mais ces types-là, le jour où ils sortent
d'eux-mêmes! Où est-ce qu'il a reçu des coups de matraque?
LA SECRETAIRE - Dès qu'il y a une manifestation pour les droits de l'homme...
LE DIRECTEUR - Il en est d'autant moins excusable. Les droits du chef, ça
existe aussi... Jusqu'à présent vous me renforcez plutôt
dans ma décision... Au fait, vous l'avez fait partir, cette lettre?
LA SECRETAIRE - Pas encore.
LE DIRECTEUR - Je m'en doutais, figurez-vous. Il va falloir que vous soyez bien
éloquente...
LA SECRETAIRE - Je ne comprends pas comment vous pouvez prendre des décisions
importantes sans connaître... le contexte, comme dit monsieur Jarosmir.
LE DIRECTEUR - Qui est monsieur Jarosmir?
LA SECRETAIRE - Celui qui nous fait des séminaires de communication.
Vous devriez bien y aller.
LE DIRECTEUR – Vous croyez…! Donc, le contexte. Alors?
LA SECRETAIRE - Ce que je prétends, c'est que - pris de boisson ou pas
-, si vous aviez été à la place de Michard, c'est vous
qui l'auriez donné, le coup de poing. Et vous ne vous seriez pas contenté
de lui casser deux dents...
LE DIRECTEUR - J'aurais bien voulu voir ça!
LA SECRETAIPE - Moi aussi... Et ça m'aurait fait plaisir! parce que,
en réalité, c'était à vous d'intervenir.
LE DIRECTEUR - Vraiment?
LA SECRETAIRE - Mais oui. Vous ne vous en rendez pas compte, mais l'atmosphère
de la maison est devenue presque irrespirable.
LE DIRECTEUR - N'exagérez pas!
LA SECRETALRE - Je n'exagère pas. Nous sommes tous soumis à une
espèce de tension... Vous n'avez qu'à regarder l'absentéisme:
23% chez les ouvrières!
LE DIRECTEUR - Je sais bien. Que voulez-vous que j'y fasse?
LA SECRETAIRE - Presque le quart de l'effectif. Vous ne vous êtes jamais
demandé pourquoi?
LE DIRECTEUR - Avec les bonnes femmes... Pardon, je ne dis pas ça pour
vous. En tout cas, ce n'est pas à moi, c'est à elles qu'il faut
le demander. Peut-être que monsieur Loïc le sait. S'il avait pu faire
quelque chose, il l'aurait fait.
LA SECRETAIRE - Monsieur Loïc est le beau-frère de Chapoutier.
LE DIRECTEUR - Je le sais bien.
LA SECRETAIRE - Et ça ne vous a jamais troublé?
LE DIRECTEUR - Non. Pourquoi? Ca n'a rien d'interdit.
LA SECRETAIRE – Juridiquement?
LE DIRECTEUR - Oui.
LA SECRETAIRE - Mais pratiquement, que le Chef du personnel et le principal
chef d'atelier aient des liens de famille...
LE DIRECTEUR - Oh, monsieur Loïc est un faible, mais pour ce qu'on lui
demande...
LA SECRETAIRE - Chapoutier, au contraire...
LE DIRECTEUR - On m'a dit que c'était un homme à poigne.
LA SECRETAIRE - Ce n'est pas ce que je dirais: un violent plutôt. Vous
qui aimez tant le droit! Chapoutier, lui, il aurait plutôt tendance à
faire sa loi à lui. Et à l'imposer à tout le monde: et
en particulier à son beau-frère.
LE DIRECTEUR - A son beau-frère! Il ne peut rien contre lui. C'est son
chef hiérarchique.
LA SECRETAIRE - Pour qu'un fort en gueule intimide un faible, il n'a pas besoin
d'en faire beaucoup... Mais en plus il y a quelque chose... Vous n'avez jamais
entendu parler de l'affaire du 1% logement?
LE DIRECTEUR - Non.
LA SECRETAIRE - Je ne vais pas rentrer dans les détails, mais quand on
n'est pas un aigle, on se laisse facilement entortiller... Bref, Chapoutier
fait chanter monsieur Loïc... Chanter? Pas vraiment: il le fait marcher,
en tout cas. Et le vrai chef du personnel, c'est en réalité Chapoutier.
LE DIRECTEUR - C'est très ennuyeux, tout ça. Si les pouvoirs ne
sont pas réellement indépendants... Vous auriez dû m'avertir.
LA SECRETAIRE - Juridiquement, ce n'est pas mon rôle...
LE DIRECTEUR - C'est vrai .... Alors?
IV
LA SECRETAIRE - Alors: 23% d'absentéisme.
LE DIRECTEUR - Qu'est ce que cela vient faire?
LA SECRETAIRE - Cela veut simplement dire que... Chapoutier est un médiocre
petit chef, avec un sentiment de lui-même aussi gros que sa bedaine et
que, n'étant contrôlé par personne, il est devenu une sorte
de Pol-Pot au petit pied qui terrorise son atelier. 23% d'absentéisme,
cela ne veut pas du tout dire que les ouvrières n'ont pas de conscience
professionnelle: cela veut simplement dire qu'elles ont la trouille de venir
travailler et que le matin, quand elles en ont trop bavé la veille, elles
restent chez elles.
LE DIRECTEUR - Il faut savoir se dominer. Personne n'a jamais dit que travailler,
c'était une partie de plaisir.
LA SECRETAIRE - Il n'y a pas de raison. Il n'y a pas de raison pour qu'on n'ait
pas envie de venir travailler. Mais avec Chapoutier...
LE DIRECTEUR - Qu'est ce qu'il leur fait?
LA SECRETAIRE - Il crie... Il passe toute sa journée à crier...
Alors prenez une petiote de dix-neuf ans en face de ce gros quartier-maître
qui crie!
LE DIRECTEUR - Ce n'est pas quelques coups de gueule...
LA SECRETAIRE - Vous ne le supporteriez pas. Et puis, ça n'est pas tout.
LE DIRECTEUR - Quoi encore?
LA SECRETAIRE - Décidément, il faut qu'on vous mette les points
sur les I... Moi, je les connais bien les filles qui travaillent là-bas...
Il en a toujours en chantier deux ou trois...
LE DIRECTEUR - Qu'est ce que vous voulez dire?
LA SECRETAIRE - Ca veut dire qu'il les pelote dans les coins... Si elles cèdent,
elles obtiennent des passe-droit. Et si elles résistent... c'est tellement
facile d'écœurer quelqu'un: quand elles ont trop pleuré,
elles s'en vont.
LE DIRECTEUR - Ce que vous me dites est certainement très... amplifié.
LA SECRETAIRE - Moi, je ne dis rien. Je me contente de lire: 23% d'absentéisme.
Allez donc gratter un peu pour voir ce qui se cache derrière!
LE DIRECTEUR - Il y a des choses qu'il faut savoir. D'autres qu'il vaut mieux
ignorer. Tout ça ne nous empêche pas de faire de très bonnes
affaires! ...Mais je reconnais que ce n'était peut-être pas très
indiqué de mettre un chaud lapin dans cet atelier de femmes.
LA SECRETAIRE - Juridiquement, ça existe, le harcèlement sexuel.
LE DIRECTEUR - Bien sûr. Mais c'est d'un maniement délicat.
LA SECRETAIRE - Personnellement, je trouve que ça nous coûte cher,
de vouloir ignorer... Si on avait de la peine à joindre les deux bouts,
vous feriez peut-être attention. Et ce qui se passe dans l'atelier de
Chapoutier, c'est exactement ce qui se passe ailleurs: une fois que l'exemple
est donné, et quand il n'y a personne pour mettre le holà... Je
ne dis pas que les chefs courent tous après les filles. Mais ils gueulent.
C'est la façon dont ils exercent leur autorité. Je répète,
ça coûte très cher.
LE DIRECTEUR - J'aimerais bien savoir si vous êtes en train de me faire
un cours de morale au un cours d'économie?
LA SECRETAIRE - Un cours de bon sens. Ca ne vous suffit pas. 23% D'absentéisme
et 3I% de turn-over... C'est moi qui tape le bilan social: nous perdons chaque
année presque le tiers de notre personnel! Quand on pense à tout
ce qu'on dépense en formation! C'est bien la peine!
LE DIRECTEUR - Ca n'a pas l'air de troubler monsieur Loïc.
LA SECRETAIRE - Ce qui troublerait monsieur Loïc, ce serait que son beau-frère
entre en campagne contre lui... Vous pouvez bien faire chaque année votre
petit discours sur la grande famille de l'arbre de Noël!
LE DIRECTEUR - Et le rapport de tout ça avec Michard?
LA SECRETAIRE - Alors là, ce n'est plus de l'économie, ni de la
morale, ni du bons sens... C'est... Je crois qu'on ne peut pas travailler dans
une société si l'on ne s'y sent pas en sécurité...
C'est de la psychologie, de la psychologie élémentaire... Peut-être
encore quelque chose de plus: si on n'a pas en elle une certaine confiance,
si on n'éprouve pas pour elle un certain respect.
LE DIRECTEUR – L' "affectio societatis"! ...C'est un concept
bien connu des juristes.
LA SECRETAIRE - Tant mieux si c'est bien connu des juristes: vous allez peut-être
me comprendre. On ne peut pas travailler dans l'angoisse! Sans compter que vous,
vous passez là au milieu comme un sphinx, sans jamais rien dire à
personne, en donnant l'impression qu'il n'y a absolument aucun recours... Moi,
je vous connais, ça va. Mais les autres! Nous avons tous envie de vivre
dans une entreprise accueillante, propre. Vous aussi!... Et tout le monde! Michard,
il a essayé de faire un peu de ménage... Tout simplement...
V
LE DIRECTEUR - Drôle de façon de faire le ménage!
LA SECRETAIRE - Puisque vous ne voulez pas le faire vous-même! Vous savez
comment ça s'est passé exactement, ce coup de poing? Là
aussi, c'est instructif. Je me suis renseignée hier soir... Michard,
dans l'usine, c'est pratiquement le seul à résister à Chapoutier.
Vous comprenez, techniquement, il en sait beaucoup plus que Chapoutier. Si Chapoutier
ne pouvait pas s'appuyer sur Michard, il s'effondrerait.
LE DIRECTEUR - Vous ne l'aimez pas beaucoup, ce Chapoutier.
LA SECRETAIRE - Ah, ça non. Il y a des choses que les hommes ne peuvent
pas sentir.
LE DIRECTEUR - Bon, continuez.
LA SECRETAIRE - Je ne dis pas que Michard est un petit saint…
LE DIRECTEUR - C'est pourtant l'impression que vous m'aviez donnée: les
droits de l'homme et tout le reste...
LA SECRETAIRE - Oui, mais quand Michard peut faire marcher Chapoutier, il ne
s'en prive pas... Michard l'écolo et Chapoutier l'adjudant! Et puis il
y a des filles avec qui Michard est bien copain... Alors, l'autre soir... Michard
avait été appelé en urgence pour réparer la grosse
presse... Chapoutier avait pris du retard. Michard s'amusait à le faire
droguer... Tout l'atelier était là autour à les regarder.
Chapoutier tournait comme un hanneton: "Les gars de l'entretien, ils ont
tous un poil dans la main…" Michard n'a pas apprécié:
"Va donc, gros lard!" ...Gros lard, quand un fait profession de séduire
les dames! Chapoutier lui a bondi dessus.
LE DIRECTEUR - Mais vous me parlez d'un vulgaire combat de coqs.
LA SECRETAIRE - Coq ou pas, Chapoutier pèse au moins cent dix kilos...
Il a mis ses mains autour du cou de Michard qui n'a pas eu d'autres ressources
que de lui envoyer son genou dans... enfin là où ça fait
mal, et de lui balancer son poing dans la figure.
LE DIRECTEUR - Ce n'est pas tout à fait ce que raconte la note que j'ai
reçue.
LA SECRETAIPE - Naturellement, c'est monsieur Loïc qui l'a rédigée...
Si Chapoutier était plus malin, on aurait même pu penser à
une provocation... Mais je ne crois pas. Simplement, quand il y a trop d'électricité
dans l'air, ça éclate.
LE DIRECTEUR - Voyons, si tout ce que vous me dites est exact, comment se fait-il
que... tout ça ne se soit pas manifesté plus tôt?
LA SECRETAIRE - A qui voulez-vous qu'on en parle? A monsieur Loïc? Autant
en parler à Chapoutier lui-même... Quant à vous, vous faites
profession de ne pas entendre. Sauf ce matin, je ne dis pas... Mais il a vraiment
fallu que je sorte ma tête des grands jours! Et je ne suis pas encore
sûre que ça soit arrivé jusqu'à...
LE DIRECTEUR - Jusqu'à mon entendement?
LA SECRETAIRE - Oui, c'est ça. A force de vous reposer sur monsieur Loïc,
il finit par n'en faire qu'à sa tête: ce qui veut dire qu'il passe
par les quatre volontés de Chapoutier. Et comme jusqu'à présent
il n'y a pas eu de réaction, les habitudes sont bien prises.
LE DIRECTEUR - Il y a combien de temps que Chapoutier est entré dans
la Société?
LA SECRETAIRE - C'était il y a douze ans. Il venait juste d'être
démobilisé. Oh, je pense que monsieur Loïc ne s'est pas bien
rendu compte de ce qu'il faisait. Il a voulu rendre service à son beau-frère.
Et puis ... (court silence)
IV
LE DIRECTEUR - C'est tout ce que vous aviez à me dire, Madame Bonnard?
LA SECRETAIRE - ...Oui. J'en ai même peut-être dit plus que je ne
voulais.
LE DIRECTEUR - Ca va mieux, maintenant?
LA SECRETAIRE - Oui... Ca dépend....
LE DIRECTEUR - Allez donc me chercher cette lettre.
LA SECRETAIRE - Elle est dans votre classeur.
LE DIRECTEUR - Très bien (il la déchire)... J'ai toujours eu une
totale confiance en ce que vous me dites.
LA SECRETAIRE - Peut-être que je n'ai pas su en profiter assez.
LE DIRECTEUR – Peut-être. Mais je ne voudrais pas que vous en abusiez.
En tout cas, téléphonez à Monsieur Loïc pour lui dire
que je veux le voir. Il me semble qu'il y a assez de forces contradictoires
à l'œuvre dans cette affaire pour que...
LA SECRETAIRE - De forces contradictoires ... ?
LE DIRECTEUR - Oui. Si vous pressez un noyau de cerise entre le pouce et l'index
- le pouce et l'index, ce sont les forces contradictoires -, si vous pressez
assez fort, le noyau gicle.
LA SECRETAIRE - Je vois.
LE DIRECTEUR - Et pour une fois, ce ne sera pas une solution juridique.
LA SECRETAIRE - Pour quand, le rendez-vous?
LE DIRECTEUR - Pour cet après-midi. Il ne faut pas traîner maintenant.
Vous me ressortirez aussi le dossier de Gignas: que je relise cette lettre que,
d'après vous, j'ai si mal lue. Et son rapport aussi.
LA SECRETAIRE - Je m'en occupe tout de suite.
LE DIRECTEUR - Et puis trouvez-moi les dossiers de l'absentéisme et du
turn-over. Il faut que j'aie des arguments. Tout ça fait bien partie
du contexte? ...Le texte et le contexte! Habituellement les secrétaires
ne s'occupent que du texte.
LA SECRETAIRE - Ne vous moquez pas de moi.
LE DIRECTEUR - Et maintenant faites entrer Monsieur Lavisse. Vous ne trouvez
pas que nous l'avons assez fait attendre?
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